Le mouvement des agriculteurs risque-t-il de bouleverser les négociations commerciales en cours entre les distributeurs et leurs fournisseurs de marques nationales ? Les enseignes de la grande distribution commencent à s'en inquiéter. Elles craignent notamment une « pirouette politique » lors du comité de suivi des négociations commerciales qui doit se tenir vendredi 26 janvier, et pour lequel la présence physique des patrons eux-mêmes est exigée, confie à La Tribune une source proche d'un grand groupe du secteur.
Les manifestations agricoles se multiplient en effet à un moment crucial puisqu'elles montent en puissance une semaine avant la fin de ces négociations annuelles toujours très sensibles depuis deux ans en raison de l'inflation. Normalement fixée par la loi au 1er mars, la date butoir a été anticipée cette année sous l'impulsion du gouvernement. Un premier round, avec les industriels de l'agroalimentaire dont le chiffre d'affaires est inférieur ou égal à 350 millions d'euros, s'est terminé le 15 janvier. Le reste des entreprises, les plus grosses donc, devront signer avant le 31 janvier.
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La position de Bercy pointée du doigt
Jusqu'à il y a quelques semaines, le gouvernement s'était surtout montré inquiet des effets de ces négociations sur le pouvoir d'achat. L'avancement de leur date limite visait d'ailleurs à répercuter plus vite dans les rayons la baisse des cours de certaines matières premières. Tout en affirmant ne pas vouloir opposer inflation et protection des agriculteurs, l'exécutif soutenait ainsi indirectement les demandes des distributeurs d'une baisse des tarifs de leurs fournisseurs industriels, accusés de profiter de l'inflation pour gonfler leurs marges.
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Mais, depuis le début du mouvement des agriculteurs, la question du prix payé pour leurs produits est au centre de leur colère et de leurs revendications. Des actions visent d'ailleurs la grande distribution, comme le blocage d'une plateforme logistique de Leclerc dans l'Aude. Et la position longtemps tenue par le ministère de l'Economie est pointée du doigt :
« (...) le discours que nous avons depuis plusieurs mois de la part de Bercy, c'est un discours qui vise à autoriser la grande distribution à faire une pression maximale sur les fournisseurs et donc à autoriser les fournisseurs à faire une pression maximale sur les producteurs » a dénoncé mardi 23 janvier le président de la Fédération nationale bovine (FNB), Patrick Bénézit, qui est aussi deuxième vice-président de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (Fnsea).
Bercy menace les distributeurs de sanctions
La « pirouette politique » redoutée par les distributeurs s'annonce donc déjà depuis quelque temps. Déjà le week-end dernier, Bercy s'est empressé de rassurer les agriculteurs.
« Dès la semaine prochaine, la direction générale de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) multipliera les contrôles sur les négociations commerciales en cours pour s'assurer de la préservation du revenu des producteurs agricoles », a assuré samedi 20 janvier Bruno Le Maire lors d'un déplacement dans la Marne.
« Nous serons intraitables avec les distributeurs qui ne respecteront pas les dispositions de la loi Egalim (qui impose justement que les prix payés aux agriculteurs tiennent compte de leurs coûts de production), ndlr », a-t-il promis. « Je ne veux pas que ces négociations se traduisent par un affaiblissement du revenu des producteurs ».
Certes, interrogé à l'Assemblée nationale le 23 janvier, le ministre de l'Economie a aussi pointé la responsabilité des industriels, et leur devoir de respecter leurs propres contrats avec les distributeurs, en promettant de doubler les contrôles sur ce point. Mais les distributeurs sentent toutefois que le vent tourne, d'autant plus que le comité de suivi des négociations commerciales, qui jusqu'à l'année dernière s'était tenu à Bercy, est désormais réuni au ministère de l'Agriculture et de l'Alimentation. Un changement qui peut traduire la volonté du gouvernement de se soucier davantage des agriculteurs que des considérations budgétaires de Bercy.
Des demandes de baisses « à justifier encore plus »
Les distributeurs, qui lors du premier round des négociations commerciales ont réussi à contrer les demandes des industriels, en obtenant la stabilité voire la baisse de leurs tarifs, commencent ainsi à se résigner à la perspective de devoir désormais leur faire plus de concessions que prévu.
« Là où on souhaitait obtenir des baisses, il va falloir les justifier encore plus », explique une source dans la grande distribution.
Alors qu'en Mayenne des éleveurs laitiers manifestent contre Lactalis pour dénoncer le prix du lait fixé par le groupe industriel laitier, jugé trop bas et contraire à la loi, les négociations autour des produits laitiers s'annoncent particulièrement difficiles pour les distributeurs, qui se retrouvent ainsi « pris en étau ». Avant ce mouvement, en raison de l'évolution des coûts de la production agricole, « on pouvait s'attendre à une baisse des prix. Mais dans ce contexte, cela va être difficile », nous confie un autre acteur de la grande distribution.
Les revendications des agriculteurs semblent d'ailleurs aussi attiédir la compétition féroce entre distributeurs, dont la priorité absolue, notamment en période d'inflation, est de vendre à un prix plus bas que leurs concurrents. Si tout le monde subit la même pression à baisser les prix, la crainte qu'un concurrent négocie mieux s'apaise et « le jeu est nul », relève une source.
Plusieurs milliers d'injonctions en trois ans
Quant aux contrôles promis par Bruno Le Maire, les distributeurs et les industriels, qui se renvoient la responsabilité du non-respect des lois Egalim, affirment en revanche ne pas s'en alarmer, voire au contraire les appeler de leurs vœux. Bien que jugés insuffisants par les agriculteurs, ces contrôles sont en réalité effectués depuis plusieurs années, pendant et après les négociations. Depuis trois ans, plusieurs milliers d'injonctions ont ainsi été prononcées, dont environ la moitié ont été suivies de sanctions, précise à La Tribune le cabinet de Bruno Le Maire, qui affirme avoir constaté leurs effets aussi sur les négociations suivantes. En ce moment, quelque 110 agents de la DGCCRF sont mobilisés et plusieurs centaines de contrats sont étudiés, dans toutes les filières, ajoute Bercy.
Le ministère de l'Economie attend en outre pour début février les conclusions d'une mission confiée à l'Inspection générale des finances, et promise par Bruno Le Maire aux agriculteurs début octobre. Selon les premiers éléments, le cadre des lois Egalim a été respecté: entre 2021 et le début de l'année 2023, l'inflation n'a pas impliqué une réduction des marges des agriculteurs, selon l'entourage du ministre de l'Economie.
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