La santé à l'heure du sursaut (2/5) : le parcours du combattant de l'innovation médicale

Épisode 2 : Manque de fond pour se développer, double peine de la bureaucratie hôpital et santé et difficile modèle économique au pays de la maîtrise des dépenses de santé, un médicament innovant a bien du mal à arriver sur le marché en France. Principe de précaution suite aux affaires qui ont fait du mal, comme le Mediator ? Pas seulement : c'est aussi une culture du risque qui a disparu au pays de Pasteur.

Si les crédits de la recherche fondamentale ont fondu, le développement d'un traitement à partir d'une découverte n'est pas non plus favorisé en France. Depuis quinze ans, le parcours cumule quatre embûches. Primo, les financements. Si les fonds d'amorçage sont souvent apportés par la BPI, le développement d'une molécule nécessite de gros budgets pour passer en essais cliniques, budgets que les fonds publics ne sont pas prêts à assumer.

Secundo, le modèle économique. Celui-ci est toujours difficile à élaborer : qui va payer quand tout ce qui concerne la santé doit être partiellement ou totalement pris en charge par l'Assurance maladie ?

Tertio, la valorisation. Comment valoriser son invention dans un pays où la Santé finit par être considérée comme un gouffre financier qu'il faut maîtriser ? Quarto, la bureaucratie. Le paysage économique du secteur n'a toujours pas réussi à se simplifier : la médecine de ville accuse les Autorités de Santé de privilégier l'hôpital, ce dernier a fini par être dirigé par des bureaucrates, les instances sanitaires s'ajoutent allègrement les unes aux autres sans harmoniser leurs pratiques...

Bref, le parcours du médicament ressemble à un labyrinthe. Tous ces handicaps ont fait de la France un marché peu attractif sur lequel les grands labos n'ont plus très envie d'investir. Résultat : 95% des nouveaux traitements issus des biotechnologies viennent de Suisse, d'Allemagne, d'Angleterre, des États-Unis ou d'Asie, mais certainement pas de notre pays.

Seuls 11% du capital de nos biotechs viennent de fonds nationaux


Déjà, les projets biotech peinent à lever des fonds. Or leurs besoins sont grands, créer des médicaments biologiques coûterait trois fois plus cher que les formules chimiques même très complexes : plus de 2 milliards de dollars par traitement contre environ 800 millions. En 2019, sept biotechs françaises sur dix avaient du mal à convaincre des investisseurs français pas toujours à l'aise avec les concepts de thérapie cellulaire et de génomique. Sans compter que l'investissement public n'est pas généreux dans l'Hexagone. Selon l'économiste Frédéric Bizard, seulement 11% du capital de nos biotechs viennent des fonds nationaux, contre 82 % aux États-Unis. Sur la levée de fonds privés, le capital-risque français commence à mesurer la meilleure façon de transformer une pépite biotech en licorne.

Médecin-chercheur et ancienne de Sofinova, Rafaèle Tordjman a créé le fonds Jeito Capital spécialisé dans les start-up biotech et bipharma. Un fond de 250 millions d'euros qui espère atteindre rapidement 500 millions. « Une biotech nécessite des millions d'euros pour devenir une licorne comme Gilead et Jeito apporte des financements importants en continuité et dans la durée. Elle a aussi besoin d'un écosystème doté de différents talents, de la science à la production sans oublier l'accès au marché. Toutes ces questions doivent être développées en même temps et pas les unes après les autres. Il faut gagner du temps dans une compétition internationale où tout va de plus en plus vite. ».

La santé comme coût et pas comme capital


Autre handicap du mammouth français, les gouvernements successifs ont fini par considérer le secteur Santé comme un coût à réduire. Quelques abus de médecine de ville et hospitalière plus quelques gros scandales de labos pharma ont pourri le marché pour longtemps. Le saupoudrage clientéliste a aussi fait des siennes. En laissant exploser les dépenses sans orienter les fonds sous prétexte d'égalité et sans évaluer les bénéfices de réduction des pathologies, les gouvernements successifs ont laissé assimiler le budget Santé au tonneau des Danaïdes. Et ils ont choisi d'en confier la gestion non plus à l'avenue de Ségur, mais aux champions des économies de Bercy.

Sous leur pression tutélaire, les Autorités de Santé ont entrepris de faire baisser chaque année les prix des médicaments à coup de chantages au remboursement. À l'arrivée, entre les génériques et les traitements au rabais (avec des tarifs plus bas de 9% en moyenne par rapport à l'Allemagne), le marché français a largement perdu de son attractivité.

Or, comme toutes les entreprises privées, les grands labos privilégient les pays où leurs innovations peuvent devenir rentables. Et sans eux, les jeunes biotechs ont bien du mal à développer leurs candidats médicaments innovants faute de moyens, de soutien et d'organisation pour mener les essais cliniques nécessaires et les démarches de la sacro-sainte Autorisation de mise sur le marché (AMM). De là à continuer l'aventure à l'étranger...

Si la France n'a clairement plus misé sur la Santé depuis vingt ans, d'autres pays ont considéré ce secteur comme stratégique. Ils récoltent aujourd'hui des années de développement réussi. Nathalie Coutinet est enseignante-chercheuse à la Sorbonne Paris-Nord :

« Les États-Unis ont longtemps pensé que la prochaine grande catastrophe serait une guerre bactériologique. Pour protéger le peuple américain, l'État dépense énormément d'argent dans la recherche de médicaments et de vaccins. On l'a vu pendant la crise sanitaire alors que son autorité de recherche biomédicale avancée pour gérer les risques sanitaires - BARDA - mobilisait dix milliards de dollars pour soutenir la mise au point d'un vaccin, contre 18 millions pour la France. Outre-Atlantique, ce financement massif dynamise le développement d'innovations pharma tout comme le capital-risque très développé. Mais ce dernier est à double tranchant car il concentre la recherche sur les maladies rentables et fait flamber les prix pour favoriser le retour sur investissement. »

Le labyrinthe de l'innovation médicale

En présentant fin juin sa nouvelle stratégie Innovation Santé, Emmanuel Macron a relayé les faiblesses de notre terreau économique analysé par le Conseil stratégique des industries de Santé (CSIS) : « Trop de divisions, trop de lenteurs et de corporatismes. »

De fait, avec un secteur multi-cloisonné et archi-encadré, chaque initiative est vite découragée. Les rapports avec les Autorités sanitaires étant déjà compliqués, ceux qui auraient tout intérêt à devenir partenaire finissent par se considérer comme des concurrents et ne collaborent qu'à contre-coeur. Un écosystème peu propice au médicament.

Pour l'innovation pharma, un terreau fertile implique plusieurs acteurs qui se partagent le travail sans s'affronter : exploration et pré développement par les biotechs et les académies, exploitation et production par les Big Pharmas, principe de partage des bénéfices fixé par des juristes spécialisés dans la propriété intellectuelle et aval des Autorités de santé sans craindre le dépassement des objectifs de dépenses de santé (le fameux Ondam).

Comme le souligne Frédéric Collet, président du Leem, l'organisation professionnelle des entreprises du médicament :

« Le médicament  nécessite de  chercher et développer de nouvelles molécules puis de les tester en essais cliniques afin d'en faire des traitements. Mais il faut aussi organiser leur fabrication et orchestrer leur mise à disposition pour tous les patients. Ces activités sont totalement imbriquées dans la chaîne du médicament. Sa cohérence et sa fluidité sont essentielles à assurer l'attractivité. »

Avec ses silos et ses strates, l'univers sanitaire de la France est bien loin du guichet unique qui permet d'aboutir sans mille détours chronophages. Si cette particularité bureaucratique a semblé une fatalité nécessaire à l'égalité des chances dans l'Hexagone, son impact sur le recul de la souveraineté sanitaire en temps de crise la remet sérieusement en question.

Le constat du Directeur R&D de Sanofi France, Jacques Volckmann, est sans appel :

« La France a distribué les axes de recherche pour des raisons d'accompagnement du territoire et parfois sans aucune logique d'excellence ou de taille critique. Or un labo privé a besoin d'un environnement avec des acteurs académiques, économiques et financiers accessibles. Entre la complexité de nos institutions et le saupoudrage des moyens, nous n'avons pas structuré notre marché pharma. Nous n'avons pas su faire émerger des clusters de taille internationale comme les États-Unis, la Suisse, l'Allemagne, le Royaume Uni ou la Belgique. Un certain nombre de labos internationaux ne mènent plus de recherches cliniques sur notre territoire pour ces questions de silos : mauvais environnement économique et manque de fluidité entre les acteurs. »

Selon les travaux de France Stratégie, les failles du développement de nouveaux médicaments viennent aussi d'un problème culturel français. L'innovation y est bridée par un cadre réglementaire qui « méconnaît les besoins des entreprises », tout en érigeant des « obstacles entre le monde de la recherche et celui de l'industrie ». Avec tous les acteurs de la chaîne du médicament, l'innovation Santé possède une dimension collective qui exige un dialogue construit et des formules de partage des risques comme des bénéfices assumés. Le meilleur cluster pharma de la planète est Boston qui réunit 20 des plus grands labos pharmas, de prestigieuses universités, des hôpitaux réputés, des fonds de capital-risque spécialisés et des pépites biotech. La proximité géographique et la culture de l'échange y favorisent les découvertes comme leur développement.

Créer une Agence d'innovation Santé

En France, le plan présenté fin juin prévoit de créer une Agence d'innovation Santé dont on espère qu'elle ne sera pas juste une nouvelle couche, mais qu'elle saura devenir le guichet unique tant attendu. Il envisage aussi 600 millions d'euros pour le développement de ces "clusters" conjuguant recherche, soins, acteurs privés et valorisation industrielle au même endroit. Un des premiers pourrait être celui de Saclay autour de l'oncologie avec l'institut hospitalier Gustave Roussy, l'école Polytechnique, l'Inserm et Sanofi. Le groupe Servier va y regrouper la majorité de ses activités de R&D pour travailler avec les acteurs locaux. Lyon tient la corde sur le vaccin et peut-être aussi l'ARN, alors que Sanofi va créer un Centre d'excellence dédié aux vaccins à ARNm dans la métropole lyonnaise, à Marcy-L'Étoile.

La France saura-t-elle faire tomber les barrières et se donner les moyens de structurer enfin de vrais clusters d'excellence ? Tous les crédits du Plan annoncé seront-ils bien fléchés et rapidement versés ? À l'heure de l'urgence sanitaire, espérons que ces annonces iront plus loin que d'autres dont on attend toujours les effets.

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La santé à l'heure du sursaut

(1/5) : la recherche médicale française aux urgences

(2/5) : le parcours du combattant de l'innovation médicale

(3/5) : pourquoi nos biotechs misent sur l'étranger pour se développer

(4/5) : comment garder en France les champions de demain

 (5/5) : la France peut-elle redevenir une nation leader de la pharmacie ?

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Commentaires 6
à écrit le 26/07/2021 à 12:54
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La bureaucratie en France tient a proteger ses avantages, ses petits et grands.

à écrit le 26/07/2021 à 12:52
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Ca me fait penser à un laboratoire du sud de la France spécialisé en isotopes à durée rapide pour soigner les cancers, puis fermé pour cause de manque d'argent et des vies peut être sauvées avec moins de séquelles.

à écrit le 26/07/2021 à 11:27
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article Usine Nouvelle du 16 mars 2021 : "Portée par la santé et les transports, l’innovation française a bien résisté en 2020".

à écrit le 26/07/2021 à 11:07
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à l’évidence, cette série d’articles est orientée. du lobbying. on voit ce que cela donne la culture du risque : désastre environnemental et désastre économique/financier mondial. pas terrible, l’avenir de nos jeunes. cela doit être grâce à la ...

à écrit le 26/07/2021 à 9:30
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Oui la sécu a fait énormément de mal à la médecine conventionnelle mais la médecine conventionnelle a fait énormément de mal à la santé des humains également, un juste retour des choses. L'idée de Fillon de ne plus rembourser les petits bobobs était ...

à écrit le 26/07/2021 à 9:01
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Ben voyons, c'est la faute de l'assurance maladie et ses tarifs réglementés. C'est bien pratique comme excuse. Apparemment, Servier n'a pas eu trop de problèmes pour refiler sa sal... et s'est fait une belle marge malgré les tarifs réglementés. Da...

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