
Qui pollue lorsqu'un particulier brûle de l'essence dans sa voiture individuelle ? L'énergéticien qui a extrait, transporté, raffiné puis vendu le pétrole, le constructeur automobile, ou bien le consommateur final, qui a choisi de se rendre à la pompe ? Tout sauf la première réponse, estime TotalEnergies : une nouvelle fois, la multinationale renvoie à ses clients la responsabilité des émissions liées à l'utilisation de ses propres produits. Et refuse, sur ce volet, de s'imposer l'ambition d'une trajectoire d'ici à 2030 compatible avec une augmentation des températures bien en-dessous de 2°C par rapport à l'ère pré-industrielle.
En effet, alors que l'Assemblée générale du groupe approche (le 26 mai), son Conseil d'administration a appelé vendredi à voter contre une résolution d'investisseurs représentant moins de 1,4% du capital, demandant à l'entreprise de se doter d'objectifs d'émissions indirectes dites de « Scope 3 » qui soient « alignés avec l'Accord de Paris sur le climat ». Concrètement, il s'agit du CO2 rejeté lors de l'extraction et la transformation des matières premières, jusqu'à la fabrication, la logistique, la distribution, l'utilisation et la fin de vie des produits - par exemple, le carburant utilisé par les automobilistes ou le gaz brûlé en cuisine. TotalEnergies préfère ainsi se concentrer sur le Scope 1, c'est-à-dire ses émissions directes, comme les fuites de méthane sur ses champs gaziers, et le Scope 2, lié à la consommation d'électricité, de chaleur et de vapeur.
« La Compagnie ne peut pas être tenue pour responsable de la réduction des émissions liées à l'usage des produits utilisés par ses clients. [...] La résolution proposée n'apporte pas de réponse crédible aux enjeux du changement climatique et serait contraire aux intérêts de la Société, de ses actionnaires et de ses clients », peut-on lire dans un communiqué envoyé par l'entreprise vendredi.
Aucun objectif de réduction des émissions indirectes globales d'ici à 2030
Pourtant, au global, plus de 80% de ses rejets de CO2 proviennent en réalité de ce fameux Scope 3. L'entreprise les calcule d'ailleurs : en 2022, selon les chiffres qu'elle a présenté il y a quelques semaines à des analystes, la société a rejeté 40 millions de tonnes d'équivalent CO2 en prenant en compte les Scopes 1 et 2... contre 420 millions de tonnes en incluant le Scope 3 dans l'équation ! Il n'est d'ailleurs pas prévu de diminuer cette empreinte significative mais indirecte : alors que les Scope 1 et 2 devront atteindre 40% de gaz à effet de serre en moins d'ici à 2030 par rapport à 2015, la cible pour le Scope 3 est simplement de rester « en-dessous de 400 millions de tonnes de CO2 » par an d'ici à 2030, contre 389 millions de tonnes en 2022. « La demande mondiale est en augmentation et on produira plus d'énergie », défend-on en interne.
« Certes, l'offre pilote la demande, mais la façon dont les avions, le trains, les camions ou les bateaux utilisent l'énergie, ce n'est pas nous qui le décidons mais les constructeurs », avait d'ailleurs fait valoir le président du groupe, Patrick Pouyanné, lors de l'AG de 2022 chahutée par des activistes pour le climat.
Surtout, pour justifier sa volonté d'exclure la prise en compte des émissions indirectes, la multinationale pointe le risque de double, voire de triple comptage de celles-ci. « Les émissions associées au kérosène vendu par [TotalEnergies] entrent d'abord dans le Scope 1 de la compagnie aérienne qui utilise ce carburant, mais sont aussi comptabilisées dans le Scope 3 des émissions indirectes du constructeur du moteur d'avion, du constructeur de l'avion, de l'aéroport et de TotalEnergies. Les Scope 3 ne sont pas additifs mais ils se superposent », illustre le groupe dans son communiqué. Si bien qu' « un objectif de réduction en valeur absolue [de son] Scope 3 » n'est « pas pertinent pour faire baisser les émissions mondiales », peut-on lire.
Défis méthodologiques
Il n'empêche, TotalEnergies se réclame du Greenhouse Gas Protocol (GHG), la méthode de compatibilité des émissions de CO2 la plus répandue dans le monde. Or, dans une note publiée en juin 2022, cet organisme international incite amplement les entreprises à « se fixer des objectifs de réductions des émissions liées au Scope 3 ».
« La déclaration des émissions de Scope 3 est de plus en plus courante, comme le montrent des milliers d'entreprises adhérant à des plateformes de déclaration telles que le Carbon Disclosure Projet (CDP) et participant à l'initiative Science-Based Targets (SBTi). À titre d'exemple, plus de 1.100 entreprises ont approuvé des objectifs scientifiques dans le cadre du SBTi et toutes ces entreprises ont réalisé et soumis un inventaire complet de Scope 3 pour leur validation », pointe ainsi le rapport.
Engie, par exemple, est certifié par le fameux organisme SBTi, et comptabilise donc l'ensemble des émissions de CO2 liées à son Scope 3 dans l'évaluation sa trajectoire climatique - qui n'est d'ailleurs pas compatible avec un scénario d'augmentation des températures limité à +1,5 degré. Cette initiative, créée entre autres par le Pacte mondial des Nations-Unies, avertit d'ailleurs régulièrement sur le risque d' « utiliser comme excuse pour l'inaction » le fait que « les chaînes de valeurs de nombreuses entreprises se chevauchent ». SBTi a ainsi récemment lancé un processus pour mettre à jour les critères de définition des objectifs du Scope 3. Pour l'heure néanmoins, TotalEnergies n'y adhère pas. « Nous ne pouvons malheureusement pas nous inscrire dans cette initiative car ils n'ont pas encore développé de méthodologie correspondant à notre secteur oil and gas. Nous savons que c'est en cours d'élaboration [...] et c'est quelque chose que nous regarderons de près quand ça existera », explique une porte-parole.
La question de la demande
Par ailleurs, la stratégie de TotalEnergies n'est pas dictée par l'offre, mais « par la demande » de ses clients, a répété fin mars Patrick Pouyanné. Or, « céder ses activités de commercialisation de produits pétroliers et de gaz à d'autres opérateurs », afin qu'ils produisent à sa place l'énergie demandée par les consommateurs n'aurait « aucun effet bénéfique pour le climat », souligne le groupe dans son communiqué. Comme Engie, celui-ci met d'ailleurs en avant la nécessité d' « assurer la sécurité d'approvisionnement énergétique », alors que le monde a toujours soif de combustibles fossiles.
Plutôt que d'aligner l'ensemble de ses émissions avec l'Accord de Paris, l'entreprise préfère donc « contribuer à la transformation de la demande en énergie » et « accompagner [ses] clients dans la décarbonation de [leur] Scope 1 », assure-t-on en interne. « En 2050, le groupe produirait environ 1 million de baril par jour d'hydrocarbures », soit « près de quatre fois moins qu'en 2030, en cohérence avec la décroissance envisagée par le scénario Net Zéro de l'Agence internationale de l'énergie (AIE) », défend une porte-parole.
Un discours inaudible pour Lucie Pinson, directrice de l'ONG Reclaim Finance. « TotalEnergies se positionne sur de nouveaux marchés de production d'hydrocarbure. On ne peut pas dire qu'il est engagé dans une transformation permettant de voir baisser demain la demande de ces hydrocarbures ! », glisse l'activiste à La Tribune.
Pour rappel, en mai 2021, l'AIE avait appelé le monde à renoncer immédiatement à tout nouveau projet d'extraction de combustibles fossiles, sous peine de voir s'éloigner définitivement la cible de maintien des températures bien en-dessous de +2°C d'ici à la fin du siècle.
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