C'est un paradoxe troublant : alors que, sur le Vieux continent, de nombreux pays affichent leur volonté d'accélérer massivement dans l'éolien en mer, la filière européenne se trouve en grande difficulté. « On commence réellement à craindre la concurrence asiatique, à cause de règles du jeu inéquitables », glisse à La Tribune un cadre dirigeant d'une entreprise de fabrication d'éoliennes, ayant requis l'anonymat. « Aujourd'hui, les constructeurs ont du mal à capitaliser sur l'offshore. On peine à comprendre comment c'est possible », ajoute-t-on au sein d'une grande société d'ingénierie.
Les signaux, pourtant, semblent au vert : en avril dernier, neuf Etats de la mer du Nord se sont engagés à augmenter considérablement leurs capacités en la matière, en multipliant par 10 les volumes d'ici à 2050. En France, ces géantes à pales se taillent d'ailleurs déjà une place de choix dans la politique énergétique d'Emmanuel Macron, lequel entend déployer ces infrastructures dans la Manche, dans l'Océan Atlantique mais aussi en Méditerranée.
Pression à la baisse sur les prix
Mais selon plusieurs observateurs, les conditions de développement de ces projets s'avèrent « difficilement tenables » pour les turbiniers européens. Et pour cause, ceux-ci subissent une forte pression de leurs clients, les développeurs, qui sont à la recherche du prix le plus bas possible. En mai dernier, l'énergéticien EDF avait d'ailleurs défrayé la chronique en décrochant son cinquième parc d'éoliennes en mer, sur huit en développement dans l'Hexagone, grâce à un tarif extrêmement agressif de 44,90€ le mégawattheure (MWh) ! De quoi « mettre la pression sur l'ensemble de la supply chain », estime un connaisseur du secteur, alors que « les sous-traitants ne vont pas pouvoir baisser suffisamment leurs coûts, rendant l'équation impossible ».
A l'origine de ce phénomène : les appels d'offres lancés par l'Etat pour sélectionner les opérateurs des différents projets. En effet, afin de pouvoir développer un parc éolien en mer, il faut remporter la mise. Et pour ce faire, mieux vaut proposer un prix extrêmement bas...car dans la sélection du lauréat par l'administration, le critère prix pèse aujourd'hui pour 70% ! Le but : obtenir les coûts de production de l'énergie les moins élevés possibles.
D'autres paramètres entrent cependant en compte, comme les aspects environnementaux, mais de manière très marginale. « Ces derniers sont très faciles à remplir, donc la bataille se joue vraiment sur le prix », nous précisait déjà un énergéticien il y a quelques mois. Résultat :
« Avec des prix aussi bas, dans le meilleur des cas, si le projet est faisable, c'est en étranglant la supply chain qui rencontre déjà d'énormes difficultés. Les trois grands turbiniers présents en Europe [Siemens Gamesa, le danois Vestas, et l'américain General Electric, ndlr] perdent beaucoup d'argent et c'est la même chose pour les installateurs en mer », ajoutait-il alors.
Concurrence asiatique
Certes, tout ceci favorise la tendance à la baisse des coûts de l'éolien observée depuis quelques années. Mais à quel prix ? « L'effet pervers, c'est que ça met de côté tout l'aspect contenu local, et la proximité de la fabrication dans les choix des lauréats », regrette Mattias Vandenbulcke, responsable de la stratégie chez France Energie Eolienne (FEE).
« La priorité donnée au tarif, c'est très ancré dans la culture européenne, notamment dans un moment où la tension sur les prix pour le consommateur est élevée. Mais est-ce qu'on veut que l'éolien en mer, notamment en France, reste le fruit d'une industrie européenne ? », s'interroge-t-il.
D'autant qu'en Asie, les outils industriels sont déjà développés, et le coût de la main d'œuvre moins élevé. La Chine, notamment, voit de précieuses opportunités sur le marché européen, et nombre de ses entreprises prévoient d'y investir, de Goldwind à Envision Group, en passant par Ming Yang. Cette dernière fournit notamment les éoliennes du premier parc offshore en Méditerranée, au large des côtes italiennes, financé par une branche de la banque d'investissement française Natixis. Quant à Goldwind, la société a gagné des marchés en Grèce et au Kazakhstan, en mettant en avant des « offres globales à bas prix ».
« Si l'on fabrique en Chine et qu'on transporte le tout, cela reste moins cher que de fabriquer la même chose localement ! Dans ces conditions, il y a un vrai risque que les entreprises de ce pays prennent une position dominante », précise-t-on dans la société d'ingénierie.
De quoi inquiéter les constructeurs du Vieux continent. « Aujourd'hui, contrairement à ce qu'il s'est passé pour les panneaux solaires, la chaîne de valeur reste encore majoritairement européenne. Mais les concurrents asiatiques se renforcent », avertit l'un d'eux. Et de plaider pour la mise en place de critères de « préférence européenne » dans les appels d'offres, afin de « protéger l'industrie » des Vingt-Sept.
Une course à la technologie la plus performante
A cela s'ajoute le fait que les fabricants font toujours face à des tensions inflationnistes, même si le marché semble peu à peu se détendre. Pour rappel, après la crise du Covid-19, ceux-ci ont été frappés de plein fouet par la hausse des coûts des transports, des matériaux, mais aussi des métaux nécessaires à la construction des turbines...et par ricochet, de celle des taux d'emprunt. « Ces éléments économiques exogènes vont continuer à se manifester, et peuvent avoir un impact réel sur le montant de financement des projets », assure Mattias Vandenbulcke.
« Quand un constructeur vend une turbine, celle-ci n'est pas encore construite. Il y a un délai de livraison de 10 à 18 mois en moyenne, et si les prix des matières premières augmentent pendant ce laps de temps, ils devront le payer en partie de leur poche. Sortir un projet à 50 euros le MWh avec les conditions qu'on connaissait il y a plus d'un an, c'était tout à fait soutenable. Aujourd'hui, il faut sans doute viser 15 à 20 euros de plus ! », ajoute le responsable développement et acquisitions d'une entreprise allemande qui déploie, construit et exploite des parcs éoliens et solaires.
Crédits d'impôt
Afin d'enrayer ce cercle vicieux, les constructeurs européens devront investir. Mais comment, alors que la plupart essuient d'importantes pertes financières, et n'ont pas les moyens d'amortir les modèles précédents ? Pour y répondre, le gouvernement français a d'ores et déjà proposé un mécanisme de subventions, à travers son projet de loi sur l'industrie verte. Concrètement, l'idée serait de mettre en place un crédit d'impôt représentant entre 20% et 45% du montant d'investissement des usines. Ce qui permettrait de réduire le coût de revient, et ainsi de répercuter cette baisse sur le prix final, soulageant à la fois les fabricants et les consommateurs.
Ailleurs en Europe, l'idée suit d'ailleurs son chemin, alors que les Etats-Unis, la Chine ou encore l'Inde n'hésitent plus à soutenir massivement leur propre tissu industriel. « Même des pays habituellement opposés aux subventions à l'investissement, comme le Danemark et l'Allemagne, commencent à y réfléchir, afin d'éviter que la filière ne se délocalise », relève le responsable développement et acquisitions du porteur de projet allemand. « Une chose est sûre : il faut agir, alors que la réindustrialisation et la transition énergétique ne sont que les deux faces d'une même pièce », conclut Mattias Vandenbulcke.
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