Peut-on vraiment réindustrialiser la France ? Une proposition qui est loin d'être évidente. Depuis 1980, la part de l'industrie dans le PIB tricolore a en effet baissé de 10 points, s'établissant à 13,4% de la valeur ajoutée en 2018, selon l'INSEE. L'Allemagne a, elle, conservé 25,5% de cette valeur. Pire, la part de l'emploi industriel tricolore est passée de 25% de l'emploi total en 1974... à seulement 10% en 2018. Face à ce recul, le Cercle des économistes, qui se réclame en rupture avec le néolibéralisme, a publié en février un rapport destiné à tirer la sonnette d'alarme. A contre-courant de l'impulsion du gouvernement - qui y consacre 1 milliard d'euro dans son plan de relance -, ces économistes mettent en garde contre le piège de la relocalisation et des solutions de court terme.
Le Cercle va aussi à l'encontre de la doxa, quand, 84% des Français pensent qu'il faut « relocaliser en Europe le maximum de filières de production » pour retrouver une souveraineté industrielle, d'après un sondage en avril 2020 Viavoce/Libération. A l'inverse, les experts appellent à fixer des objectifs plus ambitieux pour moderniser le tissu industriel français. Concrètement, ils prônent des investissements massifs dans les secteurs d'avenir comme la transition écologique ou le numérique.
Une fausse bonne idée
Premier argument à rebours du projet du gouvernement, pour Élie Cohen, économiste et directeur de recherche au CNRS, la réalité est sans appel :
« relocaliser les usines parties à l'étranger n'est pas une solution car il y avait des bonnes raisons à ce mouvement ».
En outre, une grande partie des emplois correspondant aux activités déplacées n'existent plus sur le territoire, rappelle le Cercle dans son rapport. Par conséquent, ce phénomène reste mineur en France : en quatre ans, il n'y aura eu que 98 cas de relocalisations entre mai 2014 et septembre 2018, selon la direction générale des entreprises (DGE) citée dans un rapport de l'Assemblée Nationale.
Face à ce désintérêt de l'Hexagone pour ce type d'emplois, « la France n'a pas d'autre choix que de reconstruire une industrie sur les activités du futur », souligne Arnaud Montebourg, ancien ministre de l'Économie, et invité au débat du Cercle. Selon l'ancien élu socialiste, la politique de réindustrialisation doit donc être une politique de localisation, plus que de relocalisation.
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Retrouver l'envie de produire en France
Localiser ces nouveaux emplois, oui, mais comment ? Tout d'abord, il faut « retrouver le désir de produire », selon l'expression de Jean-Hervé Lorenzi, professeur à l'université Paris-Dauphine et président du Cercle.
Reste que, avec un niveau d'impôts de production s'élevant à 4,6% du PIB en 2018, contre 2,2% en moyenne dans la zone euro, la France présente une des fiscalités les moins avantageuses d'Europe, rappelle France Stratégie dans un rapport. Alors même que, depuis dix ans, les différents gouvernements multiplient les mesures pour rétablir la compétitivité des entreprises tricolores : baisse des cotisations sociales des employeurs, CICE, baisse de 20 milliards des impôts de production.
Ce qu'il faut, c'est aller encore plus loin, « c'est se réaliser (...) redonner à soi même et à notre pays une vraie perspective » écrit Jean-Hervé Lorenzi dans le cahier du Cercle. Mais « cet indispensable préalable » ne suffira pas si on ne s'attaque pas au problème de la formation, prévient-il.
Former les travailleurs nationaux à de nouvelles compétences
« Nous pensons qu'au cœur des difficultés des entreprises industrielles en France, il y a l'insuffisance des compétences alimentée par les déficiences du système éducatif », affirme ainsi Patrick Artus, directeur de la Recherche et des Études de Natixis, qui appelle à ne pas se tromper de problème. Or, les offres d'emploi dans l'industrie ne manquent pas. Il y avait même 94.838 emplois à pourvoir en France au deuxième trimestre 2016, et l'industrie manufacturière figurait dans les secteurs les plus en demande, d'après une étude réalisée par la Direction de l'animation et de la recherche, des études et des statistiques (DARES). En fait, ces chiffres montrent le déficit de connaissances du côté des travailleurs.
De la même façon, « le fait par exemple qu'il n'y a que 18 robots pour 1000 salariés de l'industrie en France, contre (...) 35 en Allemagne est très fortement corrélé avec la faiblesse des compétences », ajoute Patrick Artus.
Pour répondre à cette carence, Jean-Hervé Lorenzi, Alain Villememeur et Léa Konini appellent, dans une tradition française, à promouvoir les formations scientifiques. En particulier, ils espèrent une revalorisation des classes préparatoires qui accueillaient à la rentrée 2019 0,2% d'étudiants de moins que l'année précédente, selon une étude du MESRI-SIES. Pour le reste du système éducatif français, Patrick Artus recommande de concentrer les efforts sur « la formation des enseignants, la poursuite du développement de l'apprentissage, la concentration de l'enseignement dans les matières fondamentales », dont les mathématiques. En 2020, la France était avant-dernière du classement PISA dans cette catégorie.
Bien sûr, ces réformes n'auront pas d'effet immédiat et les économistes du Cercle appellent la France à s'armer de patience.
« Baisser les impôts des entreprises peut se faire en un instant, redresser les compétences est un programme sur dix ans » poursuit Patrick Artus. « A court terme, il faut donc craindre, que (...) ce qui va dominer est un nouveau flux de délocalisations (...) mais cela ne doit pas décourager de mener le travail de redressement des compétences », prévient-il.
Investir dans les secteurs stratégiques
Si les initiatives pour rétablir la compétitivité tricolore se multiplient, il faut désormais concentrer les efforts sur les secteurs d'avenir, note l'association. Pour les identifier, la France peut commencer par cibler la demande des consommateurs. Par exemple, Olivier Lluansi, ancien Conseiller à l'Industrie et l'Énergie, suggère de profiter de l'engouement des consommateurs pour le Made in France pour localiser l'activité des entreprises. En 2020, un Français sur quatre a ainsi consommé davantage auprès des producteurs locaux, d'après une étude Ipsos publiée en février.
Surtout, la France doit « réfléchir à l'industrie dans le monde nouveau » a renchéri Pierre-André Chalendar, PDG de Saint-Gobain, lors du débat organisé en février à ce sujet. Dans une étude menée au premier semestre 2020, PwC répertorie ainsi 58 catégories de produits et de services « qui soulèvent des enjeux d'avenir et d'innovation et donc propices à une localisation de leur production », écrit Olivier Lluansi dans le cahier du Cercle.
La transition écologique et le numérique
En plus des cette liste, les experts attirent l'attention sur deux grands secteurs stratégiques : la transition énergétique et le numérique. À ce titre, les économistes et leurs invités se sont réjouis lors du débat du 4 février des 30 milliards d'euros consacrés à la transition écologique dans le plan de relance. En particulier, 1,2 milliard d'euros sont dédiés au volet « Transition agricole, alimentation et forêt ». Or, comme le rappelle Sylvie Jéhanno, PDG de Dalkia, les infrastructures qui permettent de réaliser des économies d'énergie requièrent « des techniciens locaux et non délocalisables ». L'objectif de décarbonation de l'économie est donc une aubaine pour l'industrie tricolore.
Dès lors, ces investissements permettront de créer des filières françaises. Par exemple, Elie Cohen appelle à localiser « la nouvelle filière automobile électrique », « des usines de composants pour la 5G », ou « la filière Hydrogène » sur le sol national.
Rétablir l'attractivité du territoire
Avant de conclure le propos, note d'espoir dans le Cercle des économistes : si l'ensemble de ces transformations sont faites, elles permettront de rétablir le niveau d'attractivité qui s'essouffle en France et en Europe depuis plusieurs années. De fait, entre 2017 et 2018, le nombre d'investissements directs étrangers (IDE) en Europe a diminué de 4%, d'après le rapport annuel d'EY sur l'attractivité internationale.
Face au Vieux Continent, l'Asie reste encore la première terre d'accueil des IDE. La preuve : l'étude annuelle publiée en décembre par Trendeo a recensé 18.183 investissements industriels en Asie sur la période 2016-2020, soit 53% des investissements industriels dans le monde, contre 13% en Europe.
Mais la France avance dans la bonne direction, estiment les économistes. Et de citer les mesures adoptées depuis plusieurs années pour les coûts de production et les compétences des actifs qui ont permis de rehausser le niveau des investissements industriels. Pour eux, l'optimisme peut clore les débats, avec, depuis 2016, le nombre de projets industriels financés par des IDE qui a doublé, passant de 200 à 400 projets par an, selon France Stratégie.
(avec AFP)
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