MODÈLE CONTRE MODÈLE. Dans la grande distribution, l'un des secteurs où la concurrence est le plus féroce, l'inflation accentue la domination des groupements indépendants. La hausse des prix mensuelle moyenne s'est élevée à 6,1 % l'an dernier, soit le plus haut niveau depuis 2008 concernant les produits de grande consommation et les produits frais. Ce boom des étiquettes a joué en faveur des indépendants - E. Leclerc, Intermarché, Système U -, au détriment des groupes intégrés, Carrefour et Auchan.
Les premiers, qui rassemblent des propriétaires de magasins au sein d'un groupement, se battent sur les prix depuis plusieurs décennies. Alors que les seconds, dont les magasins sont dirigés par des managers salariés et qui dépendent d'actionnaires, ont une stratégie de « stop and go » perçue comme plus erratique, tant par les clients que par les experts. La sanction s'est traduite dans le dernier classement publié par le magazine spécialisé LSA, le 4 octobre. Pour la première fois en dix ans, le trio de tête a changé en 2022 : Système U dépasse Carrefour, pour se classer en troisième position, derrière E. Leclerc et Intermarché. Auchan, autre groupe intégré, même si non coté en Bourse à l'inverse de Carrefour, ferme la marche.
« Un seul sujet prime dans la tête des consommateurs, explique Clément Genelot, analyste financier chez Bryan, Garnier & Co. C'est le prix. Le prix proposé tous les jours, pas uniquement lors des promotions. Sur ce terrain, les indépendants ont la démarche la plus constante. » Atout supplémentaire, ces derniers détiennent également une taille critique qui leur permet d'acheter moins cher. Mais le facteur décisif, celui qui leur permet de damer le pion à leurs concurrents, reste leur capacité à planifier sur le long terme, puisqu'ils échappent au carcan imposé par la publication des résultats financiers trimestriels et les décisions de leurs actionnaires, publics ou familiaux.
Depuis 2007, selon l'institut Kantar, E. Leclerc, Intermarché et Système U ont gagné 10 points de parts de marché. « Un point correspond à 1,4 milliard d'euros, souligne Olivier Dauvers, l'un des experts de la grande consommation. Ils ont donc progressé de 14 milliards d'euros en seize ans. C'est colossal. » Face à des entreprises dont les actionnaires exigent des performances à court terme, un groupement indépendant bénéficie de l'horizon plus lointain de ses adhérents. Là où un directeur de magasin dans un groupe intégré change de poste tous les trois ans environ, un patron de point de vente, lui, réfléchit à la valorisation maximale qu'il peut espérer de son fonds de commerce au moment de la retraite et de sa revente. « Leur logique est patrimoniale, ajoute Olivier Dauvers. Assez comparable à celle du propriétaire d'un bien immobilier par rapport à celle d'un locataire. »
Un Leclerc ou un Intermarché peut donc opter pour une politique commerciale plus agressive, avec des prix plus bas, puisque le critère de la hausse du chiffre d'affaires l'emporte sur les autres. Et la taille critique des groupements indépendants leur permet d'investir à plus long terme, sans s'inquiéter outre mesure d'un rendement rapide. La qualité des actifs s'en ressent : « Je visite tous les jours des magasins en France, raconte Olivier Dauvers, et la différence des points de vente des deux modèles est frappante. »
Le consommateur arbitre
Entre le coût des carburants et le prix de l'alimentaire, le consommateur arbitre immédiatement. « Carrefour a perdu un peu de parts de marché depuis le mois de juillet pour cette raison », estime Clément Genelot, pour qui ce signal est inquiétant. Héraut du prix bas depuis sa création, E. Leclerc récolte les fruits de ce positionnement et continue, lui, de progresser : un quart des achats des produits de grande consommation s'effectue dans des magasins de l'enseigne.
Les indépendants résistent aussi à la concurrence des pros du discount, comme Aldi ou Lidl, qui pâtissent davantage de la hausse des coûts des matières premières. « Leurs gammes sont beaucoup plus courtes, avec moins de produits par magasin. Or les clients souhaitent économiser l'essence et pouvoir choisir entre deux niveaux de produits », relève Clément Genelot. Pour ces deux experts, une éventuelle baisse de prix en fin d'année prochaine ne devrait pas fondamentalement changer la donne. « Le changement en faveur des groupements est structurel, dit Olivier Dauvers. La seule question qui se pose, c'est de savoir quelle enseigne, parmi Leclerc, Intermarché et U, aura la meilleure performance. » ■
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