Prix alimentaires : quelles sont ces centrales d’achat européennes accusées de torpiller les lois Egalim des agriculteurs

Ces structures, dans lesquelles les distributeurs se regroupent pour obtenir un meilleur rapport de force face à leurs fournisseurs, sont accusées d'éluder le droit français, et notamment les lois qui visent à assurer un meilleur revenu aux agriculteurs. Le débat sur leur cadre légal est loin d'être clos.
Giulietta Gamberini
Fin décembre, six organisations agricoles et agroalimentaires françaises ont écrit au commissaire européen au marché intérieur, Thierry Breton, en lui demandant de se pencher sur les « pratiques déloyales » de ces centrales.
Fin décembre, six organisations agricoles et agroalimentaires françaises ont écrit au commissaire européen au marché intérieur, Thierry Breton, en lui demandant de se pencher sur les « pratiques déloyales » de ces centrales. (Crédits : Reuters)

Même Emmanuel Macron a fini par s'en soucier publiquement. Il faut s'assurer qu'il n'y ait pas, « au niveau de l'Europe, un contournement » des règles « par les grandes centrales d'achat européennes », a lancé le président de la République le 1er février depuis Bruxelles, où il réclamait à l'UE diverses mesures en faveur des agriculteurs en colère.

Ces centrales d'achat se retrouvent en effet sous le feu des projecteurs depuis le début du mouvement agricole. Les agro-industriels les accusent d'être l'une des raisons de la mauvaise application des trois « lois Egalim » (de 2018, 2021 et 2023), visant à mieux rémunérer les producteurs. Ces structures, qui servent à obtenir un meilleur rapport de forces pour les distributeurs face à leurs fournisseurs, ne respecteraient ni la « sanctuarisation » de la matière première agricole ni la présence obligatoire de règles de révision des tarifs dans les contrats, déplorent notamment les industriels. Leur massification des achats impliquerait un nivellement des prix vers le bas, malgré les différences des coûts de production selon les pays, dénoncent-ils encore.

Lire: Prix alimentaires : l'impossible application des lois Egalim pour les agriculteurs

Ces centrales d'achat européennes éluderaient aussi, selon les industriels, d'autres règles particulières du droit français, telles que le caractère annuel des négociations avec les grandes marques ou l'interdiction de rupture brutale d'un contrat, de désavantages sans contreparties ou de déséquilibres significatifs, en aboutissant ainsi à des formes de distorsions de la concurrence sur le même marché. Fin décembre, six organisations agricoles et agroalimentaires françaises (dont le principal syndicat agricole, la FNSEA) ont justement écrit au commissaire européen au marché intérieur, Thierry Breton, en lui demandant de se pencher sur ces « pratiques déloyales ».

Fin janvier, le ministre de l'Economie, Bruno Le Maire, a quant à lui précisé que les contrôles renforcés sur l'application des lois en vigueur promis aux agriculteurs concerneront aussi les centrales d'achat domiciliées à l'étranger. Ils doivent être effectués par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF).

Eurelec, Everest et Eureca

Regroupant chacune plusieurs distributeurs européens, ces centrales d'achat n'ont rien de nouveau. Elles existent, en effet, depuis plusieurs années. En France, le premier acteur de la grande distribution à y avoir recours a été E.Leclerc, qui en 2016 a créé Eurelec Trading avec l'allemand Rewe, afin d'y effectuer en commun les achats de grandes marques internationales. Elle est basée à Bruxelles.

Mais depuis quelque temps, le phénomène se développe. En 2022, Système U a annoncé son adhésion à Everest, mis en place aux Pays-Bas par l'allemand Edeka et le néerlandais Picnic. Et en 2023, le Groupe Carrefour a ouvert à Madrid un bureau d'achats pour six pays européens, Eureca. Aujourd'hui, tous biens de consommation confondus, plus de deux tiers des 55 milliards de chiffre d'affaires des 110 membres de l'Institut de liaisons des entreprises de consommation (l'Ilec, qui à son tour représente deux tiers de ce qui est vendu sous marque dans les grandes surfaces) « se négocient à Bruxelles, trois quarts à Amsterdam, 20-25% à Madrid », a calculé son président, Richard Panquiault, lors d'une conférence organisée au Sénat le 29 janvier.

Quant à ceux qui n'adhèrent encore à aucune centrale, comme le groupement Les Mousquetaires (Intermarché), ils y réfléchissent.

« Notre groupe n'en a pas, et ce n'est pas à l'ordre du jour pour 2024 », a indiqué le 1er février, lors d'une interview au Parisien, son président Thierry Cotillard. « Mais il faut reconnaître que face à Coca-Cola, L'Oréal, Unilever, ces centrales d'achats sont une arme de lutte contre l'inflation, au service du consommateur », a-t-il ajouté.

Une délocalisation plus ou moins justifiée

Les objectifs et les pratiques de ces centrales sont différents selon les distributeurs qui y adhèrent, analyse Daniel Diot, ancien secrétaire général de l'Ilec et aujourd'hui avocat spécialisé en relations commerciales. « Dans le cas de Carrefour, des négociations harmonisées au niveau européen peuvent se justifier par la vraie dimension internationale du groupe », estime-t-il.

Quant à Everest, Système U y respecte le droit français dans chaque contrat, assure son PDG, Dominique Schelcher, précisant qu'il propose de négocier à ce niveau seulement à ses 44 plus gros fournisseurs.

En revanche, bien que selon le coprésident du groupement E.Leclerc, Philippe Michaud, interrogé en septembre à l'Assemblée nationale, Eurelec vise « non pas à détourner une loi, mais à avoir le poids suffisant » face aux multinationales de l'agroalimentaire, cette centrale est néanmoins accusée de ne pas respecter le droit français depuis des années.

« E.Leclerc y recourt alors même que la quasi-totalité de son chiffre d'affaires est réalisée en France », note Daniel Diot. « Et Eurelec a toujours considéré ne pas être tenu par la date butoir des négociations commerciales fixée en France par la loi », ajoute-t-il.

En 2019, au bout d'une enquête de deux ans, la DGCCRF l'avait d'ailleurs assignée devant un tribunal de l'Hexagone, en raison de son refus de respecter le code de commerce français. Mais, en 2022, la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE) avait finalement jugé que la base légale utilisée par le ministère de l'Economie n'était pas la bonne. La DGCCRF lui avait néanmoins infligé en 2020 une amende administrative : amende confirmée par le tribunal administratif de Paris en juin 2022, même si le contentieux est toujours en cours.

Une Egalim européenne ?

Le débat sur l'application du droit français est en effet loin d'être clos.  Le ministère de l'Economie ne compte pas céder sur ce point:

« Tout produit vendu en France doit respecter la loi française », a encore répété Bruno Le Maire le 5 février.

En 2023, la loi Descrozailles a d'ailleurs formalisé ce principe, jusqu'alors jurisprudentiel, fondé sur l'idée que le code de commerce constitue une loi de police visant à maintenir l'ordre économique, explique Daniel Diot. Mais en décembre, EuroCommerce, le lobby des distributeurs à Bruxelles, a déposé un « recours formel » auprès de la Commission européenne contre la loi Descrozaille, où elle conteste entre autres cette disposition, en invoquant le marché unique et « la législation européenne sur le choix de la loi ».

À côté de celle d'un renforcement des lois Egalim françaises, l'idée d'une « loi Egalim européenne » voit donc le jour.  Le 1er février, le président de la République a lui-même annoncé vouloir étendre la loi française visant à protéger les revenus des agriculteurs à l'ensemble de l'UE. Le 5 février, sur BFMTV, le commissaire au marché intérieur, Thierry Breton, a dit y souscrire « totalement », afin d'éviter les distorsions de concurrence. Un chantier très vaste qui, selon Daniel Diot, pourrait être amorcé via un renforcement de la directive sur les pratiques commerciales déloyales. Elle doit être révisée en 2025.

Giulietta Gamberini

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Commentaires 4
à écrit le 10/02/2024 à 9:16
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E. Leclerc tient un discours d'une hypocritie écoeurante , sous couvert de la défense des consommateurs ! C'est l'une des causes des mouvements paysans dans toute l'Europe ......

à écrit le 09/02/2024 à 9:13
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Faudrait savoir ce que l'on veut : de la nourriture pas chère pour la population qui ne cesse d'être paupérisée ou soutenir des petits exploitants agricoles ? bah le choix des ménages est vite fait, il faut manger...Il n'y a qu'à mieux distribuer la ...

à écrit le 09/02/2024 à 9:13
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Faudrait savoir ce que l'on veut : de la nourriture pas chère pour la population qui ne cesse d'être paupérisée ou soutenir des petits exploitants agricoles ? bah le choix des ménages est vite fait, il faut manger...Il n'y a qu'à mieux distribuer la ...

à écrit le 09/02/2024 à 7:51
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Non c'est pas ça, c'est juste qu'il ne faut pas parler de l'obscurantisme agro-industriel qui a arrosé plus de la moitié des dirigeants français. Une corruption systémique obscurantiste qui leur ferait énormément de mal si elle était démontrée. Donc ...

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