C'est l'une des principales revendications des agriculteurs en colère et de leur principal syndicat, la Fnsea, désormais repris aussi par l'industrie agroalimentaire et des politiques de tous bords : les « lois Egalim 1 et 2 »ainsi que la « loi Descrozailles », dite « Egalim 3 », doivent être mieux appliquées. Adoptées respectivement en 2018, 2021 et 2023, ces lois sont en effet censées rééquilibrer la répartition de la valeur entre les agriculteurs, les transformateurs et les distributeurs, notamment dans le cadre des négociations annuelles sur les marques nationales qui doivent s'achever ce mercredi soir. En imposant une construction des prix alimentaires partant de celui des matières premières agricoles, elles visent à garantir une meilleure rémunération des producteurs.
Mais selon ces derniers, elles n'ont toujours pas atteint leurs objectifs. La pression des distributeurs sur leurs fournisseurs pour obtenir des prix plus bas que leurs concurrents affecte la valeur répercutée en amont, dénoncent les agriculteurs. Et ce malgré l'adoption par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), depuis trois ans, de plusieurs milliers d'injonctions au titre des lois Egalim comme d'autres « contrôles de loyauté » -incluant la correcte information des consommateurs, notamment sur les ingrédients, les origines, les signes de qualité. Environ la moitié ont même été suivies de sanctions, confie-t-on à Bercy.
Le gouvernement promet plus de contrôles
Le gouvernement vient donc d'annoncer un renforcement de ces contrôles, sur lesquels, depuis les décrets d'attribution des ministres du nouveau gouvernement parus le 25 janvier, le ministre de l'Agriculture et de la Souveraineté alimentaire a aussi la main. Marc Fesneau dispose en effet désormais de la capacité de donner des instructions à la DGCCRF, qui dépend normalement du ministère de l'Economie, pour tous les contrôles sur les produits alimentaires. Dès le 26 janvier, à l'issue d'un comité de suivi des négociations commerciales organisé au ministère de l'Agriculture avec les représentants de tous les maillons de la chaîne, il s'est d'ailleurs affiché aux côtés de Bruno Le Maire qui annonçait un « doublement des contrôles » ainsi que des sanctions à hauteur de 2% du chiffre d'affaires des entreprises commettant des fraudes aux dépens agriculteurs français.
Et dès le 29 janvier, à la préfecture du Val-de-Marne, Marc Fesneau a organisé une réunion « sur l'orientation des contrôles Egalim », mais aussi « sur les contrôles de loyauté des produits agricoles et alimentaires », en présence des services de l'Etat responsables -la direction départementale de la protection des populations (DDPP) et la direction régionale de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités (Dreets). Au ministère de l'Agriculture, on dit attendre 250 contrôles sur l'application au sens strict des lois Egalim en 2024, contre 170 en 2023. Au moins 120 se concentreront sur les relations entre les distributeurs et leurs fournisseurs. Une centaine d'inspecteurs supplémentaires de la DGCCRF sera mobilisée a confirmé le Premier ministre Gabriel Attal lors de son discours de politique générale: le double qu'avant.
La matière première agricole « sanctuarisée » par la loi
Les distributeurs, qui accusent les industriels de manque de transparence et de marges excessives, affirment ne pas craindre ces vérifications, voire les souhaiter. Mais la stricte application de ces lois permettra-t-elle d'atteindre leurs objectifs ? Les contrôles de l'Etat ne peuvent en effet porter que sur le respect de dispositions législatives ou réglementaires, les prix restant dans tous les cas exclusivement fixés par le marché, reconnaît l'entourage du ministre de l'Economie.
Les lois Egalim, qui dans leur ensemble « sanctuarisent » la matière première agricole, en rendant son prix non négociable, offrent en ce sens à la DGCCRF plusieurs opportunités. Egalim 1 et 2 prévoient en effet que le coût moyen de production, fixé par les inter-professions, soit ensuite accepté à la fois par les transformateurs et les distributeurs. L'administration peut donc vérifier que ce coût est effectivement pris en compte tant dans les contrats entre producteurs et agro-industriels que dans ceux entre agro-industriels et distributeurs. L'interdiction de vente à perte pour les agro-industriels complète le dispositif.
Dans les contrats entre la grande distribution et ses fournisseurs, l'Etat peut aussi vérifier l'existence et le caractère opérationnel des clauses de révision imposées par la loi Egalim 2 pour prendre en compte les variations des prix de la matière première agricole, explique le ministère de l'Agriculture. Elle a encore un droit de regard sur le respect de l'encadrement des promotions, en valeur et en volumes, fixé par la même loi.
De nombreux détournements possibles
Chaque disposition présente toutefois des failles, sources de détournements possibles. Ainsi, concernant la fixation des coûts de production, et leur poids dans la formule déterminant finalement le prix payé aux agriculteurs (qui, pour les agro-industriels exportateurs, tient aussi compte des cours internationaux de la matière première agricole), les inter-professions subissent souvent la pression des industriels, dénonce la député Aurélie Trouvé, rapporteure d'une mission de suivi de l'application de la loi Descrozailles à l'Assemblée nationale. Dans les secteurs où des contrats écrits entre producteurs et industriels sont signés depuis longtemps, comme dans la filière laitière, le taux d'anomalies détectées par la DGCCRF est d'ailleurs plus important, selon Bercy, et les revenus des producteurs mieux protégés, selon le ministère de l'Agriculture.
Les contrôles de la DGCCRF sont en outre compliqués par le fait que les industriels, qui peuvent respecter leur obligation d'afficher les prix de la matière première agricole de différentes manières, recourent en majorité à la voie autorisée la moins transparente. Afin de ne pas appliquer la loi française, les distributeurs négocient en outre de plus en plus souvent via des centrales d'achat basées à l'étranger, dénoncent leurs fournisseurs. Une pratique qui, selon le ministère de l'Agriculture, a fait l'objet d'une cinquantaine de contrôles en 2023, et dont la légitimité juridique est très débattue.
Pour « compenser » l'acceptation des hausses imposées par les lois Egalim, les distributeurs réduisent enfin souvent les plans d'affaires (moins de références, de promotions etc.) de leurs fournisseurs, regrette Pascal Le Brun, président de La Coopération laitière, qui réunit 240 coopératives du secteur. Une pratique dénoncée aussi par l'Association des entreprises de produits alimentaires élaborés (Adepale).
Une « asymétrie complète »
Ces difficultés sont toutes la conséquence du déséquilibre des lois Egalim : celui entre les divers maillons de la chaîne alimentaire, estime Aurélie Trouvé. Une « asymétrie complète » particulièrement exacerbée en France, analyse pour sa part Jean-Philippe André, président de l'Association nationale des industries alimentaires (Ania).
« Six clients concentrent 87% de tout ce qui est vendu dans les supermarchés et hypermarchés français, contre quelque 18.000 entreprises alimentaires et 400.000 exploitations agricoles », a-t-il expliqué lors d'une conférence au Sénat le 29 janvier.
« Les trois plus grands distributeurs (Leclerc, Intermarché et Système U selon le dernier classement publié début décembre par le magazine LSA, ndlr) réalisent plus de 110 milliards de chiffre d'affaires, alors que les trois plus grands agro-industriels (Lactalis, Nestlé et Danone) atteignent ensemble sept milliards », poursuit Jean-Philippe André.
Et ce alors que les distributeurs doivent faire face à une concurrence exacerbée et à des changements soudains des consommateurs, alors que l'agriculture et l'industrie agroalimentaire -déstabilisées aussi par la volatilité des cours des matières premières- ont besoin de prévoir et d'investir sur des temps bien plus longs, remarque Olivier Salomon, expert du cabinet AlixPartners.
Mais même si la loi Descrozailles a renforcé leurs prérogatives lorsqu'aucun accord n'est conclu avant la date butoir prévue par la loi, les fournisseurs, notamment les plus petits, ne peuvent pas se permettre une rupture des relations commerciales, souligne Léonard Prunier, président de la Fédération des entreprises et entrepreneurs de France (Feef).
Une « Egalim 4 » en vue ?
Les distorsions des rapports de force engendrés par cette pyramide inversée font émerger la nécessité d'une « loi Egalim 4 », estime Aurélie Trouvé, qui porte une proposition de La France Insoumise de mettre en place des prix planchers des produits agricoles. Elle prévoit que si les filières ne parviennent pas à les définir, l'Etat le fera.
Une discussion autour de l'opportunité d'une « loi Egalim 4 » pourrait d'ailleurs aussi pointer son nez à l'occasion de la mission gouvernementale de réflexion sur le cadre législatif des négociations commerciales promise depuis l'automne par le ministère de l'Economie. Selon nos informations, lors du comité de suivi des relations commerciales de vendredi dernier, Bruno Le Maire a confirmé sa volonté de la mettre en place. Un projet de lettre de mission a d'ailleurs déjà été rédigé, bien que non encore validé et transmis.
Une telle réflexion sera probablement nourrie par les conclusions d'une mission déjà confiée par Bercy à l'Inspection générale des finances, attendues pour début février. Selon l'entourage du ministre de l'Économie, il en ressort que, au moins au début (avant que les distributeurs reprennent de plus belle leur guerre des prix), le cadre des lois Egalim a été respecté : entre 2021 et le début de l'année 2023, l'inflation n'a pas impliqué une réduction des marges des agriculteurs.
Beaucoup d'acteurs doutent toutefois de la capacité de nouvelles dispositions à rompre les déséquilibres que plusieurs lois n'ont pas pu corriger. « Plus on fait des lois, plus on essaie de les contourner », tranche Pascal Le Brun. Et, pour le moment, la colère des agriculteurs, excédés notamment par l'excès de normes, retient la plupart des représentants politiques de proposer de nouveaux changements.
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