Mercredi 21 avril, les eurodéputés adoptaient un nouvel objectif climatique ambitieux : la réduction de 55% des émissions de gaz à effet de serre d'ici à 2030 par rapport au niveau de 1990. Dès le lendemain, les prix du carbone bondissaient, atteignant un niveau inédit de 47 euros la tonne. De quoi redonner confiance en l'efficacité du système des échanges de quotas d'émissions européen, un marché créé en 2005 pour inciter les producteurs à se détourner des énergies fossiles, en rendant leur utilisation plus chère. Concrètement, en dessous d'un plafond d'émissions totales - à ne pas dépasser sous peine de sanctions -, les industriels disposent d'un nombre défini de droits à émettre, qu'ils peuvent échanger entre eux selon un certain prix.
Mais en l'état, ce mécanisme ne pourra pas à permettre à l'UE d'atteindre la nouvelle cible qu'elle s'est fixée. Pour cause, en 2020, l'offre de quotas d'émissions était une nouvelle fois supérieure à la demande - un mal chronique depuis sa mise en place. « Des changements sont nécessaires [...] afin de le rendre adapté à l'objectif », avait ainsi déclaré Domien Vangenechten, contributeur du rapport 2021 sur l'état du marché carbone européen, lors de la présentation de celui-ci le 15 avril dernier. Pour ce faire, le Parlement avait approuvé sa réforme en 2018. Mais ses contours sont encore en discussion.
Des débuts laborieux
Aujourd'hui, ce système permet déjà de baisser les émissions totales : depuis 2012, il impose un plafond d'émission dégressif, de -1,74% par an, aux 12.000 sites industriels concernés sur le continent - parmi lesquels EDF, Total ou encore ArcelorMittal. Et depuis sa création, il a bien permis de réduire les émissions, de 42,2% en tout. Mais son histoire a été marquée par de nombreuses déconvenues : depuis 2008, les quotas se sont accumulés, rendant le plafond annuel obsolète : beaucoup de droits à émettre ont été inutilisés, et sont « restés en circulation » les années suivantes, explique Emilie Alberola, directrice recherche et innovation chez EcoAct, qui a participé à l'élaboration du rapport 2021. « Nous sommes rapidement arrivés à une situation de surplus, avec plus de 2 milliards de quotas disponibles. Cela déséquilibrait totalement l'offre et la demande, entraînant une baisse du prix carbone », souligne-t-elle.
Jusqu'à passer sous la barre critique des 5 euros la tonne en 2013. Dans ce contexte, il était devenu plus avantageux financièrement pour les entreprises d'acheter des quotas supplémentaires, en sur offre sur le marché, plutôt que d'engager des actions pour réduire leurs émissions.
Alors, dès 2019, l'UE a mis en place un mécanisme pour réduire cet excédent : la réserve de marché financière. « Chaque année, elle ponctionne le volume de quotas qui devrait être mis aux enchères, si celui-ci est supérieur à 800 millions par an, afin d'absorber le surplus », précise Emilie Alberola. Près de 387 millions de quotas carbone ont ainsi été retirés de la circulation, soit 24% du total de l'époque.
Baisse plus forte du plafond d'émissions
Mais face à l'urgence, cela ne suffira pas. « Nous devons réviser les ambitions, de manière à réintroduire de la rareté. Cela permettra d'avoir un signal prix carbone incitatif pour l'industrie et les secteurs électrique et énergétique », fait valoir Emilie Alberola. Ainsi, la baisse linéaire de 1,74% chaque année sera accélérée, avec une réduction du plafond d'émissions de 2,2%. « Il est possible que ça aille plus loin. On attend les propositions de la Commission, en juin prochain, pour savoir jusqu'où on va pousser. Plusieurs scénarios sont étudiés, dont l'un qui va jusqu'à un facteur de réduction de plus de 6% par an ! », note la directrice recherche et innovation d'EcoAct.
Pour optimiser le mécanisme, une réforme de la réserve de stabilité de marché est également prévue. Le taux auquel elle pourra absorber les excédents de quotas disponibles sur le marché devrait ainsi doubler. Et la baisse des volumes pourrait aller de paire avec la diminution de quotas gratuitement distribués aux entreprises, qui représentent encore aujourd'hui plus de 40% des quotas disponibles. En effet, certaines installations en bénéficient pour ne pas fragiliser leur compétitivité, et éviter la fuite de carbone - c'est-à-dire la délocalisation d'activités polluantes vers des pays à la réglementation climatique plus souple.
L'allocation de quotas gratuits devrait ainsi être progressivement supprimée pour les secteurs « les moins concernés » après 2026, passant d'un maximum de 30 % à zéro à la fin de 2030. Pour l'heure, la mesure est toujours en cours de discussion à Bruxelles, de même que celle sur le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF), qui, en s'attaquant aux fuites carbone, devrait permettre de revoir le système de gratuité des droits d'émissions.
Éviter le chevauchement des outils
Autant de changements qui devraient permettre au marché carbone de s'attaquer enfin à l'industrie, sur laquelle il a jusqu'ici eu très peu d'incidence du fait d'un prix encore trop faible. Selon la Haute commission sur le prix du carbone, ce dernier devrait atteindre au moins 50 à 100 dollars la tonne d'ici à 2030 pour réduire de manière rentable les émissions conformément aux objectifs de température des Accord de Paris adoptés en 2015.
« Quand le prix du carbone se situe entre 20 et 40 euros, il permet une bonne incitation économique pour passer du charbon au gaz, donc pour décarboner l'électricité. Mais si l'on veut cibler l'industrie, il faut un prix carbone bien plus élevé, bien au-delà de 40 euros la tonne. On se rend compte que le prix carbone ne va pas transformer le besoin de sillon incitatif, et qu'il demandera des outils complémentaires, malgré la réforme », explique Emilie Alberola.
Ainsi en est-il des subventions aux énergies renouvelables, qui devraient fortement augmenter d'ici à 2030. Mais les objectifs ambitieux en la matière pourraient bien se heurter au mécanisme de marché carbone, alertent des consultants de l'ICIS, après avoir modélisé plusieurs scénarios de mix énergétique futur. « Une plus grande part d'énergies renouvelables ferait baisser le prix du carbone, car des acteurs s'en détourneraient. Ce qui entraînerait un rôle plus important du charbon et du lignite, au détriment du passage au gaz », explique Matthew Jones, analyste de marché à l'ICIS. « Nous avons observé ce phénomène dès 2008, abonde Emilie Alberola. Pour l'éviter, la Commission a travaillé à une meilleure transparence, afin de connaître les politiques prévues par chaque Etat en matière d'énergies renouvelables. Cela va dans le bon sens », assure-t-elle. Reste à savoir les conséquences sur le signal prix du marché du carbone, et l'influence des futurs ajustements sur cet outil souvent décrié.
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