Émoticônes, et mots icônes

HOMO NUMERICUS. Les émoticônes (aussi appelés "smileys" ou "émojis") font partie du langage numérique. Ces petites images pourraient-elles progressivement se substituer aux mots du fait de leur puissance représentative ? Par Philippe Boyer, directeur relations institutionnelles et innovation à Covivio.
Philippe Boyer
Sur un échantillon de près de 50.000 tweets, les trois premiers emojis les plus souvent associés au Covid-19 furent le symbole « microbe » suivi par celui du « visage portant le masque », presque à égalité avec le « visage malade ».
Sur un échantillon de près de 50.000 tweets, les trois premiers emojis les plus souvent associés au Covid-19 furent le symbole « microbe » suivi par celui du « visage portant le masque », presque à égalité avec le « visage malade ». (Crédits : DR)

Comme si les mots avaient soudainement perdu leur pouvoir suggestif, des images ont pris le relais pour représenter l'ensemble des sentiments éprouvés pendant cette crise sanitaire. Comment traduire les notions de solidarité, de reconnaissance, de peur, de protection de soi et des autres, sans oublier de représenter le virus lui-même ? Apparemment plus forts et plus directs que les mots eux-mêmes, au cours de ces deux derniers mois, les émoticônes (aussi connus sous les termes de « smileys » ou « d'émojis ») se sont substitués à nos mots pour représenter nos maux en envahissant les réseaux sociaux.

Langue pauvre

Dès le début de la pandémie, le site de référence Emojipedia[1] s'est intéressé aux émoticônes les plus populaires. Sans surprise, et sur un échantillon de près de cinquante mille tweets, les cinq premiers emojis les plus souvent associés au Covid-19 furent le symbole « microbe » suivi par celui du « visage portant le masque » presque à égalité avec le « visage malade ». À ce trio de tête, il faut ajouter les symboles de « l'éternuement » et du «  savon », sans oublier tous les autres (cœurs, pouce levé, baisers...) pour témoigner d'un élan de solidarité avec les malades et les professions « au front ». Bref, et de façon presque aussi fiable qu'un sondage « sortie des urnes », les émoticônes ont permis de dévoiler, sans filtre, l'émoi, la stupeur et l'humeur des utilisateurs des réseaux sociaux.

Avec cette forme directe de « langage », l'efficacité du message y gagne, mais la multiplicité de sens possibles s'appauvrit[2]. Ici, point de théorie du langage faisant la part belle au « signifiant » et au « signifié », privilège des mots et de leurs multiples nuances. Avec les émoticônes, le message ne s'embarrasse pas d'oripeaux : le signe est la réalité qu'il représente. Ni plus ni moins. Ainsi, comment évoquer les concepts abstraits d'« Homme » ou de « Nature » sauf à exactement choisir le pictogramme qui correspond à ce que l'on veut dire ? : souhaite-t-on plutôt représenter un homme ou bien une femme ? Ensuite, faudra-t-il spécifier sa couleur de peau ou encore le/la parer de signes distinctifs (chapeau, voile, costume, robe...) pour faire coller notre pensée, nos émotions du moment au pictogramme que l'on retiendra finalement ?

Web affectif

Dans un passionnant petit essai - Le Web affectif, L'économie numérique des émotions[3] - deux enseignants-chercheurs en socioéconomie décryptent comment nos émotions se transforment en données, celles-ci venant bien sûr alimenter les stratégies publicitaires des grandes plateformes numériques. Si l'on sait désormais que le fait de « liker », cliquer ou commenter une publication permet ensuite d'alimenter les algorithmes des machines derrière les réseaux sociaux, les émoticônes que nous utilisons contribuent, eux aussi, à créer de la donnée tout en exposant ouvertement les humeurs de leurs utilisateurs sur le Web. Ces petits dessins enfantins, aussi faciles à insérer qu'à en percevoir immédiatement le sens, deviennent ainsi un langage à part entière, capable de décrire l'état émotionnel de ceux (et j'en suis, je le confesse...) qui en font usage sur Twitter, Facebook et autres Instagram... Logiquement, plus le choix d'émoticônes sera large, plus les utilisateurs auront de la matière pour exprimer leurs émotions. Ces dernières alimentant ainsi les métriques de ce « Web affectif » gérés par les plateformes. CQFD !

Autorité régulatrice

D'ailleurs, le catalogue de ces symboles ne tombe pas du ciel. Il revient en effet au consortium Unicode[4], composé d'acteurs de l'Internet (Netflix, Facebook, Google, Huawei, Apple, Microsoft, Amazon, SAP, Oracle...) de décider des émoticônes qui « ont le droit », ou pas, de figurer dans les bibliothèques de symboles qui se retrouvent sur nos smartphones. Il faut, à en croire ceux qui ont essayé de proposer à ce consortium leurs images, une patience à toute épreuve (deux années, au bas mot)[5] avant d'éventuellement voir apparaître leurs propositions de symboles dès lors que ces derniers satisfont aux critères de sélection[6], un brin ubuesques, comme par exemple le fait d'apporter les « preuves substantielles qu'un grand nombre de personnes utiliseront ce nouvel emoji ». C'est à ce prix que cette bibliothèque universelle s'enrichit progressivement de nouveaux émoticônes dont, et au titre  de la promotion de janvier 2020, une dizaine de nouveaux personnages « neutres », le drapeau symbole de la communauté transgenre...

Susciter l'émotion

Avec plusieurs milliards d'émoticônes qui transitent tous les jours sur les réseaux sociaux, nous vivons dans un monde d'affects numériques extériorisés. Nos émotions sont constamment sollicitées et les émoticônes permettent de les exprimer de la façon la plus spontanée et la plus intime à la fois. Pour les géants du Net, ces émotions-là constituent un gisement de valeur potentielle à exploiter. Mais, ils ne sont pas les seuls. Au début de cette année, l'écrivain Frédéric Beigbeder, flairant sans doute le bon coup médiatique, décida de ne point nommer son dernier livre. Sur la jaquette de son roman, un énorme pictogramme représentant le symbole bien connu du personnage riant aux larmes. Fallait-il en conclure que le titre de ce roman était « Rire », « Mort de rire » ou bien encore « L'homme qui rit », clin d'oeil au roman de Victor Hugo ? Les critiques ne s'embarrassèrent pas de ce genre de questionnement car pour pouvoir parler de ce livre et donc en faire sa promotion, encore fallait-il pouvoir le nommer. Ce fut chose faite avec ce titre  générique résumant le pictogramme utilisé : « L'homme qui pleure de rire[7] »,

 «Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde." Cette phrase que l'on attribue souvent à Albert Camus pourrait sembler en faveur de l'usage des émoticônes et de leur caractère mille fois plus direct. Mais faisons le pari inverse, et investissons plus que jamais sur les mots, certes plus difficiles à manier mais ô combien plus profonds et plus riches. Au fond, et dans ce monde numérique, les seuls capables de susciter une émotion vraie et durable. 😊

___

NOTES

[1] https://emojipedia.org/search/?q=covid19

[2] https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/les-emojis-ou-laplatissement-de-la-pensee-1164992

[3] https://presse.ina.fr/le-web-affectif-une-economie-numerique-des-emotions-de-camille-alloing-et-julien-pierre-ina-editions-2017/

[4] https://home.unicode.org/membership/members/

[5] https://www.howtogeek.com/449858/how-new-emoji-are-born-and-how-to-propose-your-own/

[6]   https://unicode.org/emoji/proposals.html#other_proposals

[7] https://livre.fnac.com/a13886134/Frederic-Beigbeder-L-homme-qui-pleure-de-rire#int=:NonApplicable|NonApplicable|NonApplicable|13886134|NonApplicable|L1

Philippe Boyer

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 1
à écrit le 26/05/2020 à 15:28
Signaler
C'est pas leur valeur affective qui peut leur donner plus d'importance au sein du langage écrit mais à la dévaluation totale du langage qui a été acheté par la classe dirigeante nous abreuvant de mots dont ils se servent à tort et à travers seulement...

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.