Je scrolle, tu swipes

HOMO NUMERICUS. L'action de « faire glisser » (to « swipe » en anglais) s'est désormais imposée dans presque toutes les applications grand public. Cette interface gestuelle, qui permet de balayer un écran d'un revers de doigt pour effectuer un choix, sera peut-être remplacée dans un futur proche par d'autres technologies encore plus efficaces. Par Philippe Boyer, directeur relations institutionnelles et innovation à Covivio.
Philippe Boyer
(Crédits : Reuters)

La révolution numérique a pour effet inattendu de faire grossir nos dictionnaires. Depuis plusieurs années, au rythme des évolutions technologiques, les nouveaux millésimes des éditions du Larousse et du Petit Robert intègrent la façon dont notre langue quotidienne évolue. Ainsi en est-il de « Blockchain », « NFT » ( « Non Fongible Token » ou « JNF », « Jeton Non Fongible » en français), « crypto art » ou encore « wokisme ». Ces trois derniers mots font d'ailleurs leur entrée officielle dans l'édition 2023 du Larousse.

P'tit coup de pouce

Si le verbe intransitif « scroller » figure déjà dans Le Petit Robert (anglicisme / Faire défiler un contenu sur un écran informatique), toujours rien pour l'autre anglicisme, « swiper » (« faire glisser »), c'est-à-dire l'action d'utiliser ses doigts, souvent son pouce, pour envoyer une image vers la droite ou la gauche de l'écran. Toutes considérations politiques mises à part - swiper à droite, c'est un « crush », généralement suivi d'un « match », sorte d'accointance mutuelle, alors qu'à gauche, disons-le, c'est la « loose », au mieux un vent...

Le fait de déplacer son doigt (au sens propre, nous vivons dans un monde « digital ») sur un écran tactile pour provoquer une action fait désormais partie de notre quotidien d'Homo Numericus. Depuis une quinzaine d'années, date de la commercialisation du premier iPhone, nous avons intégré le fait que nos doigts, et singulièrement les pouces (replongeons-nous d'ailleurs dans le petit ouvrage malicieux du philosophe Michel Serres, « Petite poucette »), sont devenus des prolongements naturels, sortes de périphériques, pour interagir avec les machines.

Zapping du bout du doigt

Ce fut le site de rencontres amoureuses Grindr qui, en 2009, développa cette interface innovante : effleurer l'écran dans un sens ou d'un autre pour donner son avis à l'apparition d'une photo. Adieu représentation du simple pouce levé, façon jeu du cirque pour signifier la grâce du guerrier, place désormais au pouce actif qui agit et arrête ses choix en donnant, de façon expéditive, son avis définitif grâce à ce petit glissement de doigt. Sensation de toute puissance rendue possible par ces nouvelles technologies qui donnent à chacun la capacité de se sentir investi d'un quasi pouvoir démiurgique.

En scrollant puis en « swipant », tout devient matière consommable et relatif par le fait qu'à l'ère de la comparaison évaluative permanente, les nouvelles technologies et singulièrement l'intelligence artificielle, favorisent ces nouveaux comportements. Il en est des offres d'emplois, des plats cuisinés comme des individus : les machines nous proposent sans cesse des choix manichéens que l'on doit faire en zappant du bout des doigts. Dans son dernier ouvrage, l'économiste Daniel Cohen, ne dit pas autre chose :

« La révolution numérique va beaucoup plus loin en ce domaine que les précédentes révolutions industrielles : elle transforme directement le rapport de l'homme à l'homme. Téléachat, télétravail, télémédecine... Tout est fait pour réduire au strict minimum les interactions humaines.»

Balayage généralisé

Ce swipe quasi-généralisé a été popularisé par l'autre application de rencontres amoureuses : Tinder. Tout est parti de la salle de bain de Jonathan Badeen, l'un de ses cofondateurs, qui en 2012, essuie son miroir plein de buée en sortant de sa douche. Encore plus simple qu'un clic, le fait de balayer du doigt un écran s'impose comme le geste minimal à exécuter pour faire connaitre son choix avec effet immédiat. Quotidiennement, ce sont désormais des milliards de « swipes » qui sont enregistrés.

Ces petits gestes anodins et enfantins à exécuter ne sont pas sans risque. Parce qu'ils sont précisément simplissimes et qu'ils ne demandent aucun effort, même pas celui de réfléchir ou de prendre du recul sur ce qu'on s'apprête à faire, relèvent, d'un point de vue cognitif, du circuit de la récompense.

Ce jeu très addictif du « swipe » s'apparente à un shoot de dopamine, cette hormone du bonheur que les concepteurs des grands réseaux sociaux savent dompter pour inciter à passer du temps sur leurs services. Ici, ce balayage de l'écran s'apparente à un jeu prompt à déclencher des mécanismes bien connus propres aux pathologies de l'addiction. Aidé en cela par l'algorithme qui sait ce qui est le plus susceptible de faire plaisir à tel ou tel profil, le « swipe » favorise cette société du « match » où tout se fait et se décide non plus en un claquement de doigts mais en une caresse sur un écran.

Demain, l'œil à la place du doigt

L'expression populaire « se mettre le doigt dans l'œil » n'a jamais été autant d'actualité du fait que nos futures applications fonctionneront avec notre regard. En particulier avec les casques immersifs propres à nous plonger dans les univers virtuels, ce seront nos yeux qui feront office de pilotes. Le simple fait de cligner de l'œil ou d'arrêter son regard sur tel ou tel objet donnera la consigne à la machine que l'utilisateur émet une volonté. Nos yeux seront alors nos doigts. À charge pour la machine d'interpréter les intentions des humains qui auront cligné ou roulé des yeux. Il en résultera peut-être de nouvelles formes de « matches » entre des personnes. Espérons que ces futures innovations ne nous feront pas tourner de l'œil...

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NOTES

1 https://www.editions-lepommier.fr/petite-poucette#anchor1

2 https://www.lefigaro.fr/vox/societe/daniel-cohen-le-fondement-de-la-revolution-numerique-c-est-l-appauvrissement-du-lien-social-20220923

3 How a Tinder founder came up with swiping and changed dating forever (cnbc.com)

4 https://tech.hindustantimes.com/tech/news/tinder-witnessed-record-over-3-billion-swipes-on-march-29-after-it-made-passport-feature-free-story-XsT6H0L4ERNCQrikk8HRBI.html

Philippe Boyer

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