« Les Gilets jaunes peuvent resurgir » (Jérôme Fourquet, Ifop)

ENTRETIEN - Il y a cinq ans, les manifestants s’emparaient des ronds-points. Pour le politologue et sondeur Jérôme Fourquet, les ferments de la colère restent présents aujourd’hui.
Entretien avec Jérôme Fourquet Directeur du département Opinion à l’Ifop
Entretien avec Jérôme Fourquet Directeur du département Opinion à l’Ifop (Crédits : ERIC GARAULT/Le Figaro Magazine)

Le 17 novembre 2018, près de 300 000 personnes se rassemblent sur les ronds-points pour protester contre la surtaxation des carburants. Le mouvement des Gilets jaunes commence. Il va ébranler le pouvoir et changer les règles de la contestation sociale. Cinq ans plus tard, où en est-on ?

En repensant à ce qui s'est passé en 2018, on a le sentiment que ce type d'éruption contestataire peut se reproduire...

Oui. Les ferments de la crise sont toujours présents. D'abord, le prix des carburants. En novembre 2018, le gazole était à 1,40 euro le litre. On est aujourd'hui aux alentours de 2 euros. Ensuite, le mal-être du bas de la classe moyenne, notamment dans les zones périurbaines et rurales, n'a pas changé. C'est le sentiment que, bien qu'en travaillant, on n'arrive plus à se conformer aux standards de la société de consommation. Une des phrases que nous avons le plus entendues sur les ronds-points était : « Je travaille, ma femme également et une fois qu'on a tout payé, il ne reste rien. » C'est l'incapacité pour ces salariés, indépendants ou retraités de dégager un budget pour des petits extras, un cinéma ou un restaurant de temps en temps, ou partir en vacances. La crise inflationniste actuelle a aggravé la situation. Près de 40 % de la population a réduit les portions servies à table.

Dans les ferments, subsiste-t-il l'idée que les responsables politiques sont trop loin de la vie quotidienne ?

Bien sûr. Le sentiment d'être des invisibles demeure. Alors même que la société considère, à juste titre, que cette petite classe moyenne composée de caristes, aides-soignantes, caissières, etc., occupe des métiers dits essentiels, ils ne sont pas mis en valeur. Une autre grande phrase revenait dans les propos des Gilets jaunes : « On est trop riches pour être aidés, pas assez pour s'en sortir. » Ils estimaient que les politiques publiques ne leur étaient pas destinées. Pas uniquement dans les décisions concrètes [types d'aide et de subventions...], mais aussi dans les discours. Et cela perdure. Le gouvernement met l'accent ces derniers mois sur les JO 2024. On a redouté que les émeutes de l'été écornent l'image de la France à l'étranger, alors que ces Français y voyaient avant tout la perte de contrôle de l'État dans ces quartiers ! De même, on explique que les transports publics doivent être au rendez-vous des Jeux. Or, pour les gens concernés, c'est au quotidien que le métro et le RER devraient être au rendez-vous... Ce type de déconnexion nourrit une revendication comme celle du référendum d'initiative citoyenne : on veut poser les questions qui nous intéressent et définir l'agenda.

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Dès le premier jour, il y a un mort. Une femme renversée au Pont-de-Beauvoisin, en Isère. Mais aucune réaction ne survient au niveau national, ni pause ni marche blanche. Est-ce un revirement dans l'histoire sociale ?

Effectivement, ce mouvement a pris une forme inédite. Il s'est développé sur les réseaux sociaux sans aucun encadrement. Les ronds-points, les blocages routiers, les parcours des manifestations, etc., s'écartaient des modes traditionnels d'action. On compte 400 blessés le premier jour. Des gens qui n'ont jamais participé à une manifestation décident de bloquer à mains nues le trafic routier. Et ça ne peut donc que mal se passer. La colère populaire est sortie de son lit de manière très désordonnée, et les forces de l'ordre étaient débordées. Ce matin-là, le décès de cette femme arrive très tôt et on se dit que le mouvement va péricliter. Mais c'est un accident, pas une bavure policière. Et vos confrères retrouvent la fille de cette femme, à 200 kilomètres. Elle dit devant les caméras : « On continue, en hommage à ma mère. » On n'avait jamais assisté à de telles scènes auparavant.

Comment expliquer l'acceptation de la violence ?

Les actes de violence surviennent dès le début, notamment les mises à sac de péages et de barrières d'autoroute. Cette radicalisation d'une frange du mouvement a étonné jusqu'aux « professionnels » de l'émeute, black blocs ou autres. Ils ont été stupéfaits de voir des Gilets jaunes charger les CRS. Dans nos enquêtes, jusqu'à 10 % des Français ont approuvé les violences, 20 % les comprenaient et les deux tiers les condamnaient par principe. Beaucoup étaient dans une rhétorique concessive et disaient : « C'est malheureux, mais il faut en passer par là. » Et force est de constater que ce raisonnement a été validé par l'attitude du gouvernement, qui lâche 11 milliards d'euros rapidement. Les Gilets jaunes pouvaient dire aux syndicalistes qu'ils avaient obtenu davantage en quelques semaines que les centrales en plusieurs années de manifestations.

Pourquoi ce mouvement a-t-il refusé ou saboté toutes les tentatives de structuration ?

C'est furieusement contemporain. Je compare ce phénomène à celui des Bonnets rouges, de Nuit debout ou de La Manif pour tous. Ce sont des mouvements spontanés qui ne laissent pas beaucoup de traces, sans héritage ni débouché. Il n'y a aucune verticalité, seulement l'horizontalité des réseaux sociaux. Et une très forte défiance, de la base vers le sommet. Puisqu'on n'a pas confiance dans les leaders d'opinion, ni politiques ni syndicaux, on ne va pas se donner nous-mêmes des chefs ! Cela explique aussi pourquoi ils ont exigé de filmer tous les rendez-vous avec des responsables gouvernementaux. C'était un moyen d'être sous contrôle, l'équivalent d'un mandat impératif : le représentant éphémère peut être révoqué à tout moment. À la fin du XIXe siècle, il y avait des tensions dans le mouvement ouvrier, entre le spontanéisme favorable à l'action directe et ceux qui voulaient une structuration et un agenda, s'inscrire dans le temps long. Mais aujourd'hui, cela s'est accentué avec les réseaux sociaux.

Les figures ont quitté la scène...

Certes, des leaders ont émergé. Priscillia Ludosky, Éric Drouet, Jérôme Rodrigues, Ingrid Levavasseur, Jacline Mouraud... Mais ils sont retombés dans l'anonymat. Quelques-uns se sont essayés à la politique, sans grand succès. Aux élections européennes suivantes, trois listes se réclamaient explicitement des Gilets jaunes. Elles ont fait moins de 2 % en cumulé. Il n'y a pas eu de structuration d'un mouvement ni d'émergence d'un média. Beaucoup de participants à la mobilisation étaient historiquement abstentionnistes, ils le sont restés. Aux européennes, le Rassemblement national a capté 38 % des voix de ceux qui avaient participé au mouvement, La France insoumise 15 %, et 16 % pour les autres listes de gauche. Le mouvement était divers, mais la base initiale comptait une forte composante frontiste.

Bonnets rouges, Nuit debout, Manif pour tous... Des mouvements spontanés sans héritage ni débouché.

Les Gilets jaunes ne sont pas revenus et d'autres mouvements ont suivi.

Bien malin qui peut dire qu'un tel mouvement ne surgira pas de nouveau. Les Gilets jaunes ont ouvert une séquence de crises successives, avec le Covid, la guerre en Ukraine... Puis nous avons vu le retour de phénomènes connus, comme une mobilisation sociale classique contre la réforme des retraites. Et les émeutes, qui ne s'étaient pas produites depuis longtemps. Cette succession de crises a plombé le moral et n'incite pas spontanément à s'engager dans une nouvelle phase de tensions. De son côté, le gouvernement s'est instruit de ses erreurs et essaie, le plus possible, d'éteindre les mèches. Mais un élément déclencheur peut mettre le feu à la plaine, car la situation sociale reste précaire. Je pense notamment aux familles monoparentales, qui constituent 25 % des familles avec enfants contre 10 % à la fin des années 1990. C'est un enjeu majeur pour les politiques publiques.

Aujourd'hui, quel regard portent les Français sur ce mouvement ? Qu'y a-t-il dans notre mémoire ?

Les scènes de violence restent un marqueur fort, des deux côtés. Chez ceux qui étaient Gilets jaunes ou à La France insoumise, on évoque les éborgnés et les mutilés. Dans les beaux quartiers, on retient des rues en feu au cœur des villes. Dans le reste de la population, la France silencieuse se souvient d'un mouvement spontané qui n'a finalement pas obtenu grand-chose. Ce qui suscite, je pense, un sentiment d'amertume et de gâchis. Toutefois, une idée peut rassembler toutes les opinions : celle que le pouvoir a vacillé. On a frôlé la perte de contrôle. Certains se disent « on a eu chaud ». Et d'autres qu'il ne manquait pas grand-chose pour renverser Macron.

* Dernier ouvrage paru : La France d'après - Tableau politique (Seuil).

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Commentaires 7
à écrit le 20/11/2023 à 9:41
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la crise ? qu elle crise? cet été on a battu le nombre de vacanciers, de bouchon sur les autoroutes on a battu les températures.le soleil , le manque d eau , les prix de l alimentaire et de l électricité , du carburant et ....rien ne bouge !!! alor...

à écrit le 19/11/2023 à 20:52
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Attendons de voir arriver l'austérité mortifère et le raz de marée de l'IA dans la destruction d'emplois déjà précaires. Là, les troubles sociaux en France risqueraient bien de s'apparenter à une guerre civile. J'espère néanmoins me tromper mais j'en...

le 20/11/2023 à 9:24
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Une guerre civile, c'est quand il y a des factions armées assez fortes pour renverser le pouvoir en place et les activistes d'ultra-gauche et d'ultradroite sont groupusculaires... Pat contre, il est à redouter des émeutes et de la violence de gangs.....

le 20/11/2023 à 14:53
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Le pire n'est jamais sur .

le 20/11/2023 à 17:20
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@o. Oui, effectivement, vous pouvez raisonnablement parler d'abus de langage lorsque je parle de "guerre civile". Mea culpa. Par contre, les éléments que vous mentionnez sont déjà lourdement armés et nombreux (et d'autres groupes totalement radicalis...

à écrit le 19/11/2023 à 9:17
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Non, les gilets jaunes étaient formées de population disparates diverses et variées englobant le chauffeur de taxi, l'agriculteur, le carde commercial à savoir bien souvent des gens peu habitués à se manifester, or cette violente répression directe e...

à écrit le 19/11/2023 à 8:57
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La spontanéité n'y est plus, cela ne sera que récupération et détournement dont les médias seront les principaux responsables !

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