Le transport aérien face à l’urgence climatique ou « quelques vérités qui dérangent... »

OPINION. Sommité du transport aérien, Michel Wachenheim, ancien directeur de l'aviation civile française, ancien directeur de cabinet de Dominique Bussereau quand celui-ci était ministre des Transports (2007-2010), ancien ambassadeur de la France à l'OACI, l'organisation internationale de l'aviation civile, et aujourd'hui président de la prestigieuse Académie de l'Air et de l'Espace (AEE) croit en la décarbonation de l'aviation et au rôle que devra jouer l'Europe et la France. Pour La Tribune, il prend la plume avec Xavier Bouis, Président de la Commission Energie et Environnement de l'AAE, pour expliquer la marche à suivre, en prévenant que le chemin sera difficile et nécessitera un niveau d'engagement inédit.
Michel Wachenheim, Président de l'Académie de l'Air et de l'Espace et Xavier Bouis, président de la Commission Energie et Environnement de l'AAE.
Michel Wachenheim, Président de l'Académie de l'Air et de l'Espace et Xavier Bouis, président de la Commission Energie et Environnement de l'AAE. (Crédits : DR)

Avons-nous une image de ce que sera le transport aérien dans 10, 20 ou 50 ans ? Quel sera son développement, son niveau de décarbonation et sa place dans cette société de la durabilité que tout le monde appelle de ses vœux, sans toujours percevoir ce qu'elle sera ?

Nous sommes abreuvés régulièrement de prévisions de toutes natures, souvent inspirées de l'observation des mécanismes du passé, sans tenir suffisamment compte des ruptures dans les comportements humains, les modes de vie et les méthodes de travail, dans la technologie, la disponibilité des ressources et les situations géopolitiques, et d'autres évolutions encore à venir. Dans un tel contexte, il faut avoir l'humilité d'accepter que le futur ne soit pas écrit d'avance. Il sera ce que les générations actuelles et à venir en feront.

Il est temps de reconnaître les apports du transport aérien et de réfléchir aux différentes façons de l'intégrer dans une société durable. Remettons en cause nos certitudes lorsque cela est nécessaire et reconnaissons les incertitudes ! C'est ainsi que progresse la vraie science, pas la « déesse Science » si souvent invoquée par certains.

Les technologies existantes ou à venir vont permettre de relever le défi de la neutralité carbone en 2050, à condition toutefois que l'on dispose de suffisamment d'énergie décarbonée.

Un défi formidable mais réalisable

Le défi industriel et économique est considérable, mais pas hors de portée pour un secteur dynamique qui a réduit ses coûts de plus de 60% en 40 ans et dont l'empreinte écologique hors CO2 est la plus faible de tous les moyens de transport, comme le confirme une étude réalisée pour la Commission européenne en 2019. Ainsi, par exemple, le passager aérien finance à travers des taxes l'insonorisation des bâtiments publics et des habitations autour des aéroports. Qu'en est-il pour les autres modes de transport ?

Certains reprochent à l'aérien sa consommation énergétique trop importante, alors qu'elle ne cesse de baisser depuis des décennies, pour approcher les 2 litres aux 100 km par passager dans certains cas (A320 NEO). Que doit-on alors dire et faire à propos de l'utilisation des réseaux sociaux et de l'Internet dont les émissions, comparables à celles de l'aviation, devraient doubler dans les 20 ans à venir ?

La reprise du transport aérien que nous constatons depuis plusieurs mois, notamment chez la clientèle jeune, et que les commandes massives d'avions confirment, montre que les perspectives de croissance post-Covid sont là, contrairement à ce qu'annonçaient certaines prévisions ou ce que souhaitaient certains apôtres du déclin. Même si cette croissance n'est pas évidente pour les européens, elle l'est pour le monde des pays émergents ou en développement. Ce qui se passe hors d'Europe nous concerne et, qui plus est, sera déterminant pour la réussite des stratégies européennes de décarbonation.

Ne pas tuer l'ouverture de l'aérien

Comme l'ont écrit les pères de l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI) dans le préambule de la Convention de Chicago signée en 1944, et ratifiée aujourd'hui par 193 pays, « le développement futur de l'aviation civile internationale peut grandement aider à créer et à préserver entre les nations et les peuples du monde l'amitié et la compréhension... », ce dont nous avons bien besoin aujourd'hui !

La politique de libéralisation du transport aérien, engagée depuis plus de 30 ans, avait pour but d'élargir l'accès au transport aérien à une plus grande part de la population, ce qui a eu lieu et va se poursuivre notamment dans les pays en développement. Aujourd'hui le transport aérien est un facteur de développement pour un grand nombre de pays, y compris les plus pauvres, notamment grâce au tourisme. Cette évolution a été telle que sur les courtes et moyennes distances, le coût complet du transport en avion est devenu nettement moins élevé que celui du transport en train, aux infrastructures largement subventionnées.

Est-ce que les pays ou les catégories sociales qui bénéficient de cette évolution comprendront que c'est sur eux que reposera l'effort pour réduire les émissions du transport aérien ? La réponse est clairement non. Cela a été répété par les Etats concernés au niveau international.

Les couches aisées, elles, continueront de voler, même si les tarifs augmentent. Une augmentation importante des tarifs aériens, toutes taxes comprises, ne risque-t-elle pas de nous ramener à ce qu'était le transport aérien il y a 60 ans et auparavant ? Ceux qui prônent l'augmentation des taxes et plus généralement une régulation par les prix et qui en même temps prétendent que l'avion est un moyen de transport réservé aux riches se rendent-ils compte de cette contradiction ? Contraindre la croissance du transport aérien, ce serait donc contribuer aux replis nationaux et, dans une certaine mesure, à une régression sociale. Ce serait aussi freiner sa capacité à se décarboner.

Même si l'« aviation bashing » risque de passer de mode (comme cela semble être le cas en Suède), il y aura des évolutions dans les comportements individuels, c'est certain. Laissons les choses se faire naturellement, d'autant que l'aérien dispose de ressources pour relever le défi de la décarbonation et continuer d'accomplir sa mission de rapprochement entre les peuples.

Ne pas rester immobiles

Attention, ce n'est pas parce qu'il existe des incertitudes ou que l'on a progressé beaucoup qu'il ne faut rien faire. Au contraire, il faut s'appuyer sur ce que nous savons et ce que nous savons faire, progresser avec acharnement dans les domaines que nous maîtrisons ou que nous avons une grande probabilité de maîtriser à un horizon visible. Pour l'aviation, c'est le cas d'un grand nombre d'innovations technologiques en cours de développement ou déjà planifiées. Mais cela nécessite de la détermination.

Le premier moyen de réduire les émissions de l'aérien est de moderniser les flottes, avec un gain de 30% à la clé. Les carnets de commande, qui dépassent les 13.000 avions, indiquent que ce mouvement est en cours. Il faut l'accélérer. De nouveaux avions et de nouveaux moteurs, qui bénéficieront d'innovations radicales à l'étude ou en cours de développement, apparaîtront d'ici 10 à 15 ans avec un gain de consommation de 25% supplémentaires. Enfin de nouveaux carburants, baptisés carburants d'aviation durables (CAD ou SAF en anglais), permettront progressivement d'atteindre les objectifs annoncés. Aujourd'hui, ces carburants, miscibles avec le kérozène actuel, sont uniquement disponibles en version biosourcée et en très petites quantités. Demain, ils seront en version synthétique, avec des e-fuels produits à partir d'hydrogène et du gaz carbonique de l'air... et de beaucoup d'électricité décarbonée. C'est ce défi qu'il va falloir relever.

 Les USA avec leur Inflation Reduction Act se sont engagés l'an dernier dans cette voie des carburants « verts » en les subventionnant massivement, de manière à amorcer un cycle vertueux de production et de consommation. En Europe, des obligations d'incorporation progressive de ces carburants d'aviation durables se mettent en place... et les compagnies aériennes signent des contrats d'approvisionnement à long terme avec des fournisseurs singapouriens, canadiens, etc... faute de trouver la ressource sur place.

Certains pays d'Europe se soucient peu d'indépendance énergétique et se proposent d'importer une grande part de leur électricité, d'autres souhaiteraient saisir l'occasion de produire leurs carburants avec leur propre électricité décarbonée, mais les plans actuels et les budgets associés semblent ignorer la quantité considérable d'énergie nécessaire. L'élaboration des carburants « verts » est coûteuse. Les e-fuels exigent deux fois plus d'énergie qu'ils n'en restituent. De ce fait, au moins dans un premier temps, les nouveaux carburants vont être nettement plus chers que le kérosène actuel. La réduction annoncée de la consommation kilométrique ne sera pas suffisante pour éviter une augmentation des coûts de vol, et donc une augmentation du prix du billet... à moins que des économies soient trouvées par ailleurs. Pourra-t-on compter en Europe sur des incitations à l'américaine ? C'est incertain...

Lancer une filière européenne

Le problème posé est donc de créer une industrie chimique produisant des SAF, adossée à des sources importantes d'électricité décarbonée à même de fournir à l'Union Européenne une bonne partie des 40 millions de tonnes minimum nécessaires aux vols décollant sur son territoire... et ceci à des prix compétitifs. Les obligations d'incorporation d'e-fuel en 2050 étant de 35 % et la fourniture de biocarburants semblant plafonner vers 20%, ce sont environ 20 millions de tonnes demandant 600 Térawatts-heures d'électricité « verte » qu'il faudra produire ou importer...soit environ 10% des besoins électriques totaux de l'Union Européenne. Que la France, grâce à son énergie nucléaire, soit bien placée pour être leader est une évidence.

La production d'énergie décarbonée pour l'ensemble des besoins européens, nécessitera un volume d'investissement d'environ 270 milliards d'euros par an jusqu'en 2050, dont près de 40 milliards d'euros pour l'aviation si tout était produit en Europe. À 26 années de 2050 et vu les délais de construction d'un tel ensemble industriel, l'image qui vient à l'esprit est celle d'un programme d'investissements analogue au plan de reconstruction d'après-guerre. Ce programme doit réserver à l'aviation la place qui lui revient au regard de son rôle stratégique.

Quid de son financement ?  À ce stade, il est bon de rappeler que le transport aérien est quasi totalement autofinancé et paie tous les services rendus, aéroports, contrôle aérien... Le soutien reçu à l'occasion du Covid-19 a été tout à fait inédit. Le marché est complètement ouvert à la concurrence. Le coût complet moyen du kilomètre passager est de l'ordre de 7 centimes. Le carburant y contribue pour un tiers. Si son coût quadruplait tandis que la consommation kilométrique chutait de 30%, le coût kilométrique augmenterait de 60%. Toutefois on peut penser que le prix des SAF baissera au fur et à mesure que la production augmentera, et que de nouvelles sources d'économies ou de productivité seront trouvées par les transporteurs. L'impact sur le trafic pourrait être limité.

Sous réserve que le cadre réglementaire se stabilise et que les besoins de SAF soient affichés sur la durée, les investisseurs privés pourront intervenir et les énergéticiens signeront plus facilement des contrats d'approvisionnement à long terme avec les transporteurs. Débarrassé de son fardeau de CO2, le transport aérien pourra alors affirmer ses qualités environnementales supérieures à tout autre moyen de transport collectif et sa stupéfiante efficacité économique puisqu'il restera en coûts complets et sans subvention l'un des plus sûrs et des moins onéreux.

Dans ce domaine comme dans d'autres, il faudra faire des choix car les moyens ne sont pas illimités. Le courage de choisir et de décider est plus que jamais nécessaire.

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Commentaires 4
à écrit le 25/11/2023 à 11:18
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A quand le retour du Dirigeable qui surclassera toujours dans l'obsession de la "décarbonation" ! ;-)

à écrit le 22/11/2023 à 18:36
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Bonjour, bon personnellement je prends très très peux l'avion.. ( une fois pour allé en vacances). Mais je reste opposés a l'interdiction du développement des services aérien.. surtout que l'avion est à mon avis moins polluants que certains moyen de...

à écrit le 22/11/2023 à 13:31
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L'urgence climatique n'existe pas. La lutte contre le réchauffement climatique n'est qu'une mode moraliste provenant des hautes sphères de la société. Le peuple, lui, se fiche du réchauffement climatique

le 22/11/2023 à 17:39
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@Charlie !!! Le réchauffement climatique une mode moraliste! Sur Mars sans doute, mais sur Terre c'est une réalité vérifiée tous les jours. Que "Not'bon peuple" se foute du réchauffement climatique est une chose, mais nier que les activités humaine...

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