« Les dérives radicales répondent à un sentiment de perte de contrôle » (Gérald Bronner, sociologue)

ENTRETIEN - L'expert analyse le projet de loi sur les dérives sectaires, porté par Gérald Darmanin.
Gérald Bronner, sociologue.
Gérald Bronner, sociologue. (Crédits : © Jean-Francois Paga/opale.photo)

Le Sénat examinera mardi un projet de loi sur les dérives sectaires porté par Gérald Darmanin, ministre de l'Intérieur, et Sabrina Agresti-Roubache, secrétaire d'État à la Citoyenneté. Le texte crée notamment un délit de sujétion psychologique ou physique, pour mieux réprimer les gourous. Plus grand expert français des manipulations, des croyances et des pensées radicales, le sociologue Gérald Bronner analyse leur diffusion, qui s'étend, et leurs conséquences politiques.

LA TRIBUNE DIMANCHE - Cette loi va définir l'emprise psychologique. Est-ce une avancée importante pour les victimes des sectes ?

GÉRARD BRONNER - Oui. On peut tomber sous le joug d'une personnalité malfaisante alors qu'on est tout à fait sain de corps et d'esprit, sans problème psychiatrique. Jusqu'ici, la législation protégeait surtout contre l'abus de faiblesse. La future loi permettra donc de répondre à des cas très fréquents de dérives sectaires. J'apporte toutefois une nuance, en amoureux de la liberté. Toute forme de séduction est fondée sur une forme d'asymétrie psychologique entre deux personnes : on admire quelqu'un, on le désire... Il ne faut pas donner à l'emprise une définition trop large, sinon de nombreuses relations sociales vont tomber sous le coup de la loi !

Les gourous sont aujourd'hui nombreux dans le domaine de la santé ou du bien-être. Par exemple, la secte dite de « yoga tantrique » vient d'être démantelée. Que se passe-t-il ?

Les sectes ont un problème général, elles constituent une offre qui doit chercher sa demande. Internet a fluidifié ce « marché » de la croyance et de l'emprise. On voit ainsi que les propositions radicales aimantent sur Internet des personnes qui ont des problèmes de santé graves et insolubles, mais aussi d'autres qui présentent des symptômes mineurs tels l'insomnie ou les maux de tête. Les gens qui en souffrent ne trouvent pas toujours de réponse dans la médecine. Ils sont des proies pour les pseudo-thérapies. Les gourous leur proposent un récit.

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Il suffit qu'une majorité de poltrons se taise pour qu'une minorité fasse la loi

Gérard Bronner

Des influenceurs poussent des malades à arrêter leur traitement... Comment est-ce possible ?

Le projet de loi traite aussi de ce sujet. On voit également des gourous qui détournent les internautes de soins dont ils pourraient bénéficier. Par exemple, aucune recherche en médecine n'a prouvé l'existence d'une hypersensibilité au champ électromagnétique. Cette affection n'existe pas. Mais certaines personnes croient qu'elles en sont atteintes. Et elles témoignent même d'une souffrance réelle, dont il ne faut pas se moquer. Les psychiatres disent que leur trouble peut être guéri. Or des influenceurs les empêchent d'aller consulter. Dans le sens inverse, il y a des épidémies d'autodiagnostic : les médecins voient arriver des cohortes de personnes se disant autistes Asperger ou atteintes de troubles du déficit de l'attention avec ou sans hyperactivité [TDAH]. Parce qu'elles s'en sont convaincues sur Internet, par exemple. Par ailleurs, on constate de nombreuses dérives liées au coaching ou au développement personnel. Des individus malhonnêtes vont vendre des pseudo-médicaments ou avoir un ascendant psychologique leur permettant de commettre des abus financiers ou sexuels.

Les signalements de dérive sectaire recueillis par la Miviludes * ont augmenté de 86 % en cinq ans. Un Anglais de 17 ans vient d'être retrouvé dans l'Aude après avoir été enlevé il y a six ans par sa mère et son grand-père, membres présumés d'une secte. De quels maux souffre notre société ?

Les enquêtes sociologiques montrent que les dérives radicales ou le conspirationnisme répondent, entre autres, à l'impression de perdre la maîtrise de son environnement. Cela vaut à l'échelle de la planète : on pense que la décision politique est de plus en plus lointaine, on est dépendants d'outils technologiques dont on ignore le fonctionnement... Autrefois, on ouvrait le capot d'une voiture pour trouver une panne, aujourd'hui personne ne sait comment réparer son ordinateur. Quand on a un rapport magique à son environnement, on est dans un état d'incertitude. En outre, les frontières habituelles sont remises en question. Celles du genre, de la reproduction... Y compris le bien et le mal. On ne pouvait pas autrefois parler de race. Aujourd'hui, certains, à gauche, réclament que la race soit prise en compte. En sociologie, on appelle cela l'anomie, c'est-à-dire la perte des structures traditionnelles de représentation du monde. D'où la tentation pour certains de se tourner vers les pseudosciences pour réduire l'incertitude.

On comble l'ignorance par la première « solution » venue ?

Exactement. Une récente étude de la Fondation Descartes menée par Laurent Cordonier montre que les compétences en matière de santé sont corrélées négativement à l'adhésion aux pseudo-médecines. Cela veut dire que la mauvaise connaissance détourne du vrai savoir. YouTube et TikTok, où 20 % des informations sont fausses, sont des moyens de se renseigner pour beaucoup de monde, notamment les plus jeunes. Mais les algorithmes enferment dans l'erreur. Si l'on cherche en ligne des données sur le climat, on trouve une forte proportion de thèses climatosceptiques. Grâce aux statistiques de fréquentation des boucles sur des réseaux de type Telegram ou WhatsApp, on peut ainsi prédire une tendance à la radicalité religieuse ou politique ou la croyance à des théories conspirationnistes.

Internet et les réseaux sociaux constituent un puissant accélérateur des manipulations...

Il y a dix ans, j'avais prévenu dans un rapport remis au Premier ministre de l'époque, Manuel Valls, que les mouvements sectaires allaient se développer sur le Web. Il y a des sectes qui sont géographiquement ancrées et incarnées, et d'autres qui existent sans lieu fixe en vidéo, sur les réseaux. C'est une mutation majeure. On retrouve cela dans toutes les radicalités. Dans l'islamisme radical, certains se sont regroupés autour d'une mosquée ou d'un club de sport. D'autres sont en lien uniquement sur des boucles Telegram. Et sans parler de cas dramatiques, je dirais, de manière générale, que l'immédiateté d'Internet est un vecteur commun d'instrumentalisation. Prenons par exemple les suggestions de type « il ne reste plus que quelques places à ce prix » ou « douze personnes sont en train de consulter cette page » : ces simples messages commerciaux créent un sentiment d'urgence et poussent à agir dans la précipitation...

Vous avez décrit dans vos livres la façon dont les écrans suscitaient la radicalité**. Les antagonismes en ligne correspondent-ils vraiment au quotidien de la société ?

Il faut certes distinguer la visibilité du conflit et sa réalité. Tout s'organise sur les écrans pour capter l'attention sur des sujets conflictuels. Cela ne se traduit pas forcément dans la vie quotidienne. Mais il ne faut pas croire que les idées les plus radicales, étant minoritaires, n'ont pas d'effet sur l'histoire. C'est l'inverse. Dans une démocratie, 1 % suffit à faire basculer une majorité. Les antivaccins ont empêché l'immunité collective. Les envahisseurs du Capitole étaient une poignée. Les militants qui vont à Crépol ne sont pas très nombreux. Ces minorités sont très intimidantes. Il suffit qu'une majorité de poltrons se taise pour qu'une minorité fasse la loi. Le philosophe John Stuart Mill disait que le mal n'a besoin de rien d'autre pour s'imposer que de l'apathie des gens de bien et de raison. Des mouvances aux extrêmes politiques prophétisent aujourd'hui la guerre civile ou l'insurrection. Ils essaient de susciter une prophétie autoréalisatrice. Or l'ordre social tient sur la croyance que les autres vont s'y conformer. Si l'on se met à penser que ce risque de guerre civile existe, alors la confiance s'effondrera.

* Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires.
** Notamment Apocalypse cognitive, PUF, 2021.

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Commentaires 2
à écrit le 17/12/2023 à 18:54
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Effectivement, la radicalité du néolibéralisme universaliste en est le parfait exemple. Elle mène le monde à la catastrophe. Les religions n'en sont que les armes : elles ont toutes servie à maintenir le pouvoir d'une caste, encore aujourd'hui.

à écrit le 17/12/2023 à 9:10
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Lutter seulement contre les sectes c'est lutter contre les symptômes d'une maladie bien plus grave qu'est une dérive nihiliste de notre système actuel c'est écoper l'eau sans chercher à colmater la brèche.

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