Les Français sont-ils des résistants au changement ?

OPINION. Nous devons évaluer le changement non plus de manière téléologique en répétant à satiété qu'il est nécessaire et en nous contentant de cette assertion mais en examinant en profondeur les pratiques mises en œuvre, les conséquences du changement sur les personnels, sur les clients et, d'un point de vue global, sur la société dans son ensemble. Par Jean-Claude Pacitto, maître de conférences HDR, Université Paris-Est, et Philippe Jourdan, HEC, professeur à l'Université Paris-Est.
L'administration française s'est ainsi lancée dans une politique de digitalisation forcée, singeant la « startup nation », une digitalisation qui a accru la fracture numérique et rendu dépendants des millions de Français incapables d'effectuer seuls certaines opérations (impôts, postes, assurances maladie, mutuelles, assurances, immatriculations, réservations, documents officiels, etc.).
L'administration française s'est ainsi lancée dans une politique de digitalisation forcée, singeant la « startup nation », une digitalisation qui a accru la fracture numérique et rendu dépendants des millions de Français incapables d'effectuer seuls certaines opérations (impôts, postes, assurances maladie, mutuelles, assurances, immatriculations, réservations, documents officiels, etc.). (Crédits : DR)

« Face au monde qui change, il vaut mieux penser le changement que changer le pansement » (Francis Blanche)

Résistance et changement sont des mots qui s'accommodent mal, au contraire des paroles d'une célèbre chanson des Beatles. Pris isolément, chacun de ces termes à une forte tonalité positive ; associés l'un à l'autre, le premier devient vite le paria du second ! En effet, qui, sain d'esprit, pourrait s'enorgueillir de résister à quelque chose, le changement, par nature positif, nécessaire, sinon inéluctable. Si qui plus est, on choisit comme terrain d'étude les Français, le débat vire rapidement à la polémique.

En effet, il est très souvent admis que les Français sont rétifs au changement, comme on a longtemps prétendu qu'ils étaient rétifs à l'entrepreneuriat. Pour nous en convaincre, sociologues et anthropologues, relayés par les médias, n'hésitent pas à mobiliser des explications qui relèvent de l'exception culturelle (l'esprit du « Gaulois réfractaire » cher au Président Emmanuel Macron).

Or comme l'a magistralement révélé Baumol (1922-2017), aucune exception culturelle n'explique la dynamique entrepreneuriale, qui dépend avant tout de la mise en place d'incitations qui font qu'à un moment donné des individus vont choisir cette voie plutôt qu'une autre. Les données de l'Insee ne montrent-elles pas que la France a connu en 2021 une explosion du nombre de créations d'entreprises, avec 995.900 créations, soit +17% par rapport à 2020 ? Alors pourquoi, s'agissant de la résistance au changement, agiter des malédictions culturelles très hypothétiques plutôt que d'agir concrètement et efficacement ? A l'heure du bilan réformateur de l'actuelle présidence en France, la question mérite d'être posée.

Une finalité discutable

Regardons les faits en face. Depuis les années soixante, les Français ont subi des changements importants qui ont bouleversé leur cadre de travail, leur cadre de vie et ils ont su le faire avec beaucoup plus d'efficacité qu'on ne le dit parfois (disparition des colonies, urbanisation croissante, exode rural, déclin de l'agriculture, de l'industrie, désertification des territoires, réformes scolaires, abandon du service militaire, etc.). Beaucoup de ces changements étaient nécessaires.

Mais les Français ont aussi subi des changements dont la finalité est discutable, comme les réformes successives du système éducatif, l'aménagement sauvage du territoire, la disparition des services publics. Ces adaptations ont été parfois douloureuses, mais elles se sont opérées. Et pourtant, nous sommes probablement l'un des pays qui parlent le plus de (se) réformer encore aujourd'hui ! Dans certaines entreprises, le changement est même devenu une fin en soi : les organigrammes ne cessent d'être modifiés, les activités stratégiques d'apparaître puis de disparaître, les priorités du moment prennent le pas sur celles d'hier, les services sont sans cesse déménagés. Si on quitte l'idéologie pour l'examen objectif des faits, on n'aura pas de peine à conclure que les Français dans leur majorité s'adaptent au changement.

Pour statuer sur l'attitude des Français vis-à-vis du changement, une première précaution scientifique est de circonscrire le champ d'étude. Le choix du terrain d'analyse est important car on ne peut généraliser une résistance culturelle au changement des Français, dans leur rôle de citoyens, de salariés, de clients, d'êtres sociaux, voire d'autres parties prenantes : toute généralisation est abusive et réductrice.

Une deuxième précaution est de distinguer le changement dans sa perception d'un côté, dans sa finalité de l'autre. Trop souvent le changement, comme le progrès d'ailleurs, sont considérés comme inévitables, et à partir de là on ne questionne plus leurs modalités de mise en œuvre. Prenons l'exemple du secteur public. Personne ne conteste que les entreprises publiques, dont la gestion héritait des pratiques du XIXe siècle devaient évoluer. On ne dirige pas l'entreprise du XXIe siècle avec les présupposés de la bureaucratie wébérienne. Pour autant, cette modernisation doit-elle diluer l'identité de nos entreprises au point de la faire disparaître, et l'évolution nécessaire des structures implique-t-elle la destruction de l'ADN propre à chaque organisation ? Sensibles aux phénomènes de mode, les « modernisateurs » veulent faire table rase du passé, ce qui les conduit à mener des changements pas toujours bien pensés et aux effets pervers qui font douter de leur réelle efficacité.

L'exemple des universités

Prenons l'exemple des universités. Les auteurs de cette tribune ne contestent pas la nécessité de faire évoluer la gouvernance des universités, vers plus d'autonomie, plus d'indépendance, plus de maîtrise locale des investissements et des dépenses. Mais regardons maintenant la réalité de la mise en œuvre de la LRU. Que constatons-nous ? L'université modernisée est encore plus bureaucratique et procédurière que l'ancienne, les personnels subissent des applications informatiques parfois mal conçues, le « Do It Yourself » est érigé en mode de management, et le clientélisme a été amplifié en donnant aux présidents le pouvoir de peser fortement dans les processus de recrutement. L'université française, qui était déjà au sens de Mintzberg une arène politique, l'est encore plus aujourd'hui. Les présidents d'universités, s'ils se montrent rompus aux processus politico-administratifs, sont souvent peu formés à la gestion, un point rarement souligné. Certes, certaines tâches administratives ont fait l'objet d'une digitalisation de surface, mais les processus sont demeurés ce qu'ils sont, centralisés et souvent autoritaires. Or n'oublions pas que ce ne sont pas les outils mais bien les pratiques qui qualifient les processus. Force est de constater que la gestion publique, de ce point de vue, est demeurée (assez) archaïque.

L'exemple de l'université peut être étendu à bien d'autres secteurs. L'administration française s'est ainsi lancée dans une politique de digitalisation forcée, singeant la « startup nation », une digitalisation qui a accru la fracture numérique et rendu dépendants des millions de Français incapables d'effectuer seuls certaines opérations (impôts, postes, assurances maladie, mutuelles, assurances, immatriculations, réservations, documents officiels, etc.). La technologie est certes moderne (et encore pas toujours), le changement brutal, mais les conséquences du tout digital contredisent les missions de service public, en marginalisant une partie de la population. Qui n'a pas été le spectateur gêné d'une personne âgée médusée face à un automate pour poster sa lettre recommandée à la Poste, d'un couple dubitatif à l'aéroport ne sachant que faire de ses valises face à un comptoir « drop-off » ? Qui n'a jamais eu un geste d'énervement face à un borne affichant sa mauvaise volonté sous la forme d'un message sibyllin « an error has occurred while trying to display an error message[1] » ? La réalité, c'est que bien souvent on a posté devant ces machines des agents d'accueil, preuve s'il en était de l'inefficacité des seuls automates. Pour aller plus loin, beaucoup de changements dans les organisations se sont fait au détriment des fonctions opérationnelles, et on conduit au renforcement de la superstructure en créant des fonctions de management surabondantes.

Étranges paradoxes

De telles logiques de changement aboutissent à d'étranges paradoxes. Ainsi la Poste a-t-elle depuis quelques années accéléré l'implantation d'automates dans les bureaux de poste ou d'applications sur Internet, pour que chaque usager effectue lui-même des tâches autrefois effectuées au guichet uniquement (virement, dépôt, retrait, etc.). Mais en parallèle, la direction de la Poste a souhaité relocaliser de nouvelles activités en bureau de poste (point retrait des colis hors domicile, etc.), et ce en vue de compenser une baisse du trafic et la concurrence de nouveaux acteurs privés. Du point des vue des personnels et des clients, en quoi cette modernisation a-t-elle débouché sur une amélioration de leurs conditions de travail pour les premiers et des prestations pour les seconds ? Pourquoi tant de Français évoquent-ils le service public d'antan ? Par nostalgie ? Non, tout simplement pour son efficacité !

Il n'y a pas si longtemps, les trains arrivaient à l'heure et le courrier était distribué deux fois par jour ! Le paradoxe est là. Les Français ont le sentiment d'avoir consenti beaucoup de sacrifices mais à la vérité pour peu de résultats. Ils ont donc parfois de bonnes raisons d'être résistants au changement. Ils ne doutent pas de la nécessité du changement mais de sa réalité et de sa finalité. Au fond, beaucoup de changements et d'innovations managériales n'ont pas pour but de maximiser la satisfaction du client ou de l'usager, mais de baisser la masse salariale, et d'améliorer la rentabilité. Sinon comment expliquer que le transfert sur l'usager de certaines prestations ne s'accompagne pas d'une baisse des tarifs, bien au contraire ?

En conclusion, nous devons évaluer le changement non plus de manière téléologique en répétant à satiété qu'il est nécessaire et en nous contentant de cette assertion mais en examinant en profondeur les pratiques mises en œuvre, les conséquences du changement sur les personnels, sur les clients et, d'un point de vue global, sur la société dans son ensemble. Il faut cesser d'avoir une vision doloriste du changement qui peut mener à toutes les catastrophes. Un changement qui mécontente à la fois les salariés et les clients doit être questionné, car la création de valeur ne se résume pas aux seuls résultats financiers.

Enfin, un changement est toujours contingent à un environnement donné. On ne change pas pour changer mais pour s'adapter ou pour anticiper. Le changement n'est pas une idéologie mais un moyen pragmatique de l'adaptation par l'anticipation. Ces résultats doivent s'évaluer à l'aune de multiples critères. Un changement qui débouche sur un malaise des salariés au sein des entreprises, sur un mécontentement des clients (ou des citoyens) et sur une dégradation de la vie en société dans son ensemble doit être légitimement questionné. Et sur ce point les Français ont bien raison !

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[1] « Une erreur s'est produite en tentant d'afficher un message d'erreur ».

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Commentaires 2
à écrit le 13/10/2022 à 23:24
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La Poste n'est plus depuis longtemps une entreprise publique et Jean-Claude est un sympa hyérois à la recherche d'un diplôme post doc qui donne sens à ses pérégrinations intellectuelles! Sur place dans le Var, c'est la misère des engagés pour la tr...

à écrit le 07/10/2022 à 16:50
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Généralement c'est pour grapiller des sous que l'on vous propose de changer ! La réticence vient de l'expérience! ;-)

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