Quel leadership par gros temps ?

OPINION. Une crise majeure est une ordalie pour quiconque exerce, dans un champ d'activité spécifique, une forme de leadership dont toute épreuve révèle impitoyablement les failles. Par André Yché, Contrôleur général des armées et Président du conseil de surveillance de CDC-Habitat - Groupe Caisse des Dépôts.
(Crédits : DR)

Fondamentalement, elle a pour effet d'élargir et d'approfondir le champ des responsabilités et de confronter ainsi chaque décideur à la réalité de son aptitude à exercer les fonctions qui lui étaient dévolues jusqu'alors. C'est ainsi qu'au début de la Grande Guerre, après un mois de conflit particulièrement meurtrier, des dizaines de généraux et de colonels (faisant fonction) sont relevés de leur commandement : ils seront au nombre de 162 à la fin de l'année 1914.

Encore faut-il, à la lumière d'évènements qui touchent autant, dans diverses circonstances, le personnel politique et les chefs d'entreprise, définir la notion de leadership, que les militaires peuvent traduire par l'« art (ou la science) du commandement ». La meilleure définition contemporaine est peut-être, en creux, celle qui distingue le leadership des deux notions actuelles qui l'encadrent : le « management » et l'« influence ».

L'exercice du leadership n'est pas réductible à l'exercice du management, objectivable et s'exerçant dans le cadre restreint d'une organisation et de procédures. Il passe par une capacité d'entraînement et d'initiative personnelle, selon les nécessités du moment. L'« influenceur », de son côté, peut obtenir l'adhésion d'une partie de l'opinion, mais il n'exerce pas, en tant que tel, de responsabilités dans le champ du réel.  Ainsi, le leader combine nécessairement les qualités d'« influenceur » et de « manager », sans garantie pour autant que ce cocktail improbable conduise à la réussite. Un dernier trait essentiel s'ajoute aux deux premiers : savoir saisir sa chance. « C'est un bon officier, mais a-t-il de la chance ? » Napoléon Bonaparte.

Quelques hommes d'État illustrent les qualités primordiales du leadership : l'enchaînement d'une ambition, d'une vision et d'un projet.

Dans son testament politique, Richelieu énonce son programme de gouvernement : « Je promis à votre Majesté d'employer toute mon industrie et toute l'autorité qu'il lui plairait de me donner pour ruiner le parti huguenot, rabaisser l'orgueil des « Grands », réduire tous les sujets en leur devoir et relever son nom dans les nations étrangères au point où il devrait être ».

Clémenceau accède, pour la seconde fois de sa carrière, à la présidence du Conseil en novembre 1917 et quelques mois plus tard, en mars 1918, il rappelle son programme de gouvernement à la tribune de l'Assemblée :

« Vous voulez la paix ? Moi aussi. Il serait criminel d'avoir une autre pensée. Mais ce n'est pas en bêlant la paix qu'on fait taire le militarisme prussien. Ma politique étrangère et ma politique intérieure, c'est tout un. Politique intérieure ? Je fais la guerre. Politique étrangère ? Je fais la guerre. Je fais toujours la guerre. »

Le 4 juin 1940, Churchill prend la parole devant la Chambre des Communes :

« Nous tiendrons jusqu'au bout...  nous nous battrons sur les mers et les océans, nous nous battrons dans les airs... nous nous battrons sur les plages... dans les champs et dans les rues ... et dans les collines... Et si cette île se trouvait soumise... alors notre Empire poursuivrait le combat... jusqu'à ce que le Nouveau Monde... s'avance pour libérer l'Ancien. »

Et, se rasseyant, il ajoute mezza voce :

« Et nous combattrons avec des culs de bouteilles brisées, parce que c'est tout de qu'il nous reste ! »

Le déroulement de la guerre est ici décrit en quelques phrases. Son dénouement est prévisible, dès le 4 juin 1940 : la guerre sera nécessairement gagnée !

Sur le fond, l'analyse ne diffère guère de celle de Charles de Gaulle, dans le discours du 18 juin 1940 :

« Car la France n'est pas seule !... Elle a un vaste Empire derrière elle. Elle peut faire bloc avec l'Empire britannique qui tient la mer... Elle peut, comme l'Angleterre, utiliser sans limites l'immense industrie des États-Unis... Cette guerre est une guerre mondiale... Foudroyés aujourd'hui par la force mécanique, nous pourrons vaincre dans l'avenir par une force mécanique supérieure ».

Le projet en découle : il faut que le jour de la victoire, la France figure parmi les vainqueurs, aux côtés de ses alliés.

Ainsi, le leadership, c'est la capacité à exposer clairement le sens des évènements, à décrire la finalité du combat et la destination choisie, à susciter la confiance. C'est enfin, grâce à ces talents, la capacité à entraîner des hommes, l'opinion, le pays parfois. Car le rôle du leader politique est d'abord de rassembler et parfois même de faire émerger une nation autour de sa personnalité : l'empire des Steppes de Gengis Khan, l'Inde de Gandhi, les États-Unis d'Amérique de Washington. Sa singularité réside dans son aptitude à fédérer de multiples oppositions en les mobilisant, par un jeu d'équilibre subtil et en jouant sur leurs contradictions, au service d'un projet commun.

Mais tout ceci ne se décrète pas, ne s'improvise pas, ne se construit pas en un moment en vue d'une représentation, car « si l'on peut tromper une partie du peuple tout le temps et tout le peuple un certain temps, on ne peut pas tromper tout le peuple tout le temps. » Abraham Lincoln.

Ce savoir-faire, ce savoir-être, c'est le résultat d'une vie de travail passée à acquérir une véritable culture générale (« L'école du commandement » Charles de Gaulle) et une profonde connaissance des dossiers. Ainsi, Richelieu rédige-t-il lui-même de multiples mémoires à l'attention de Louis XIII ; étudiant les itinéraires qui permettent l'alimentation en hommes et en ressources des Pays-Bas espagnols, à partir de l'Espagne. Il en vient à conclure à la situation stratégique de la vallée de la Valteline, dont il organise la prise de contrôle par la France, acquérant ainsi un atout majeur dans la guerre de Trente Ans : désormais, la voie de liaison entre les champs de bataille du Nord et la péninsule ibérique est coupée.

Dans tout grand homme d'État, deux vocations se marient : celle d'un historien et celle d'un géographe, qui sont les deux versants de la géopolitique.

Le leadership figure, d'évidence, au premier rang des vertus militaires

Il peut revêtir deux formes essentielles qui ne se rencontrent qu'exceptionnellement à travers quelques grands personnages.

D'abord, le génie stratégique qui est l'apanage de quelques-uns. Pour comprendre ce concept, il convient d'en illustrer le contenu par deux exemples contraires : tout au long de ses campagnes, la stratégie de Napoléon n'a jamais varié. Il a toujours recherché la bataille d'anéantissement de l'armée adverse, privilégiant à cette fin la rapidité de mouvement et donc la légèreté du train logistique. C'est le « Blitzkrieg » du camp qui doit vaincre rapidement, au risque de tout perdre : tel est le pari de Yamamoto à Pearl Harbour.

En Russie, la stratégie de Koutouzov consiste précisément à éviter la grande bataille, surtout après Borodino qui désarticule l'armée russe, à deux doigts d'être anéantie. Il table donc sur l'usure que les grandes distances et la faiblesse logistique imposent à l'adversaire, quitte à accentuer l'érosion de l'envahisseur par une politique de terre brûlée.

En Indochine, De Lattre comprend que la stratégie des villages fortifiés et des « points d'appui » use moralement l'armée française vouée à la défensive. Il constitue des unités mobiles et leur confère un rôle offensif, ce qui change le climat des affrontements en quelques mois.

Après son départ, Salan inaugure avec succès, à Na San, la stratégie des camps retranchés qui lui permet, une première fois, de briser le corps de bataille du Vietminh sous les frappes aériennes et les tirs d'artillerie. Mais la Chine accentue son intervention avec des centaines de conseillers militaires, ainsi que par la fourniture d'artillerie et de logistique, de telle sorte que la même stratégie appliquée par Navarre à Dien Bien Phu se termine en catastrophe. Quinze ans plus tard, la puissance de feu de l'US Air Force sauvera, dans des conditions similaires, la base des Marines de Khe Sanh, avant de briser l'offensive du Têt, en soutien aux divisions d'élite de l'armée américaine : 82e « All-American », 101e « Screaming Eagle », 1st Cavalry, 1st Infantry, the « Big Red One ».

Une stratégie efficace consiste donc à faire en sorte que la bataille soit gagnée avant d'être livrée. Toutefois, ce résultat est plus souvent atteint grâce au savoir-faire en matière de « grande tactique », qui recouvre le positionnement des forces et leur manœuvre avant ou pendant l'action.

Tel est l'art de Napoléon qui consiste, d'abord, à choisir un terrain sur lequel il prévoit de faire évoluer ses axes d'attaque, en fonction des circonstances, selon un mouvement tournant opéré à l'arrière des premières lignes.

Ainsi, à Austerlitz, Napoléon revoit l'ordre de bataille pour concentrer ses unités d'élite sur le point où l'ennemi lui paraît le plus faible : après avoir volontairement abandonné le plateau de Pratzen pour créer l'illusion d'un repli stratégique, il positionne ses meilleures divisions afin de le reprendre au matin, tandis que les Russes, soucieux de lui couper toutes les voies de retraite, se dispersent pour tenter d'encercler la Grande Armée. L'offensive du corps d'armée de Soult qui monte à l'assaut dans les dernières brumes du petit matin les prend au dépourvu et les désorganise, tandis que la cavalerie de Murat balaye les régiments de cosaques qui tentent de s'interposer et entame une « rocade » selon l'expression consacrée en termes militaires, aisément figurée par l'image des boulevards circulaires extérieurs de nos grandes villes. Koutouzov engage la Garde russe pour tenter de freiner l'assaut français, mais la Garde impériale, tenue en réserve, entre en action et l'écrase sous une charge. Un simple mamelouk, vétéran de la campagne d'Égypte, apporte successivement trois drapeaux russes à l'empereur. Malgré l'insistance de celui-ci, il repart pour en trouver un quatrième. Il ne reviendra pas. Ces drapeaux décorent aujourd'hui le plafond de la cathédrale Saint-Louis, aux Invalides.

À Cannae, Hannibal affaiblit volontairement le centre de son dispositif constitué en triangle et renforce ses ailes. L'armée romaine, trois fois plus nombreuse, enfonce son dispositif et progresse entre les deux ailes. Celles-ci se referment et l'armée romaine est anéantie.

Dans le « brouillard de la bataille » (Liddell Hart), ce n'est plus la stratégie, mais la tactique qui prévaut, et celle-ci exige coup d'œil et esprit de décision.

À Rocroi, l'aile gauche française est enfoncée par les « Tercios » espagnols. À la tête de la cavalerie, le duc d'Enghien, le futur Grand Condé, opère une rocade à l'arrière des lignes françaises, bouscule et perce l'aile gauche espagnole, contourne les lignes adverses et prends à revers les « Tercios » en pleine offensive, semant la panique parmi les assaillants et désorganisant le dispositif ennemi. La bataille est gagnée, les conséquences de la défaite de Saint-Quentin sont effacées.

Sur la Marne, après un mois de retraite, Joffre s'efforce de stopper Moltke, en pleine offensive par le Nord, conformément au plan Schlieffen. Par chance, le Chef d'État-Major général manque d'autorité sur les commandants de ses deux armées de première ligne, Von Bülow et Von Kluck, qui ne s'adressent pas la parole. Un vide d'une cinquantaine de kilomètres se crée entre les deux principales formations allemandes. Convaincu par Gallieni qui anticipe ses ordres, Joffre lance ses forces, soutenues par le corps expéditionnaire britannique, dans la brèche ainsi ouverte. C'est la victoire de la Marne, qui inspirera à Joffre un mot célèbre : « Cette bataille, je ne sais pas qui l'a gagnée, mais je sais qui l'aurait perdue ! ».

La vision du stratège, la méthode du planificateur, le coup d'œil du tacticien se complètent nécessairement. Pendant la guerre de Sécession, celui qui deviendra la légende de toute l'Amérique, Robert Edward Lee, parvient à contenir à Chancellorsville l'armée nordiste de Meade, quatre fois plus nombreuse que celle qu'il commande, l'armée de Virginie du Nord.

Après avoir dissuadé son impétueux adjoint, « Stonewall » Jackson, excellent tacticien, d'attaquer prématurément, il distingue enfin une faille dans le dispositif adverse et autorise une manœuvre de contournement conduite par Jackson. Malheureusement, celui-ci, excessivement aventureux, est grièvement blessé au cours de l'opération, qui se révèle un demi-succès en provoquant le repli de Meade et la démoralisation de Lincoln, mais l'anéantissement complet de l'armée fédérée, que Jackson aurait pu mener à bien, est manqué : le tacticien n'était plus là pour conclure.

Vision stratégique, planification et déploiement méthodique, anticipation et esprit de décision au service du « coup d'œil » tactique sont les ingrédients du leadership militaire, complétés par la simplicité et le souci d'humanité qui permettent d'acquérir l'attachement et la loyauté des troupes.

Diffèrent-ils profondément de ceux nécessaires au leadership entrepreneurial ?

Au XIVe siècle, Jacques Cœur bâtit une immense fortune à partir d'une intuition : l'avenir est au commerce avec l'Orient, plus précisément avec les « échelles » (les « escales », objet des fameuses Capitulations, c'est-à-dire des privilèges de représentation et de justice, mais aussi commerciaux, accordés à la France par les États musulmans riverains de la Méditerranée).

Mais au-delà du sens des affaires, Jacques Cœur possède une autre qualité essentielle que l'on retrouve chez la plupart des grands entrepreneurs et qui se retournera contre lui : l'aptitude à frayer avec le Prince et à entretenir un vaste réseau relationnel avec l'État. Nommé « Grand Argentier » du Royaume, chargé de la collecte des produits de la ferme générale, il devient rapidement créancier du Trésor, en même temps que fournisseur d'Agnès Sorel en multiples produits de luxe. Ses nombreux vaisseaux sillonnent la Méditerranée pour approvisionner le Royaume en produits exotiques à partir de Marseille, Aigues Mortes, Lattes, non loin de Montpellier où il a fixé le siège de ses activités commerciales. Et surtout, il se livre à un trafic fort rentable en exportant des monnaies d'or et d'argent, très recherchées, vers le Proche-Orient, en dépit de l'interdiction de sortir de telles pièces du Royaume de France.

À la mort de sa protectrice Agnès Sorel, qu'il est accusé d'avoir assassinée, ses biens sont saisis, il doit régler une amende colossale de 400 000 livres tournois, il est condamné à mort, gracié, exilé. Il se rend auprès du Pape, rassemble ses vaisseaux et ses biens hors de France, devient capitaine général de l'Église et décède dans l'île de Chio où il conduit, pour Calixte III, une expédition contre les Turcs.

Esprit d'entreprise, entregent, mélange des genres entre fortune privée et argent public, l'histoire de Jacques Cœur ressemble à celle d'Enguerrand de Marigny et préfigure curieusement celles de Semblançay, de Nicolas Fouquet et de quelques autres. Du moins n'eut-il pas, à la différence de Marigny conduit au gibet de Monfaucon qu'il avait fait construire, le privilège de « mourir dans ses œuvres » !

Avec l'essor du capitalisme au XIXe siècle, c'est naturellement autour de la finance et de la banque que s'organise l'affairisme, formidablement brossé par Balzac dans « La maison Nucingen ». Ses épigones se nomment Barings dont la banque traversera de nombreuses tempêtes jusqu'au naufrage final en 1995, mais aussi Sigmund Warburg, Rothschild et les frères Pereire.

Ces derniers figurent au premier rang des grands entrepreneurs du Second Empire, période riche en opportunités qu'ils sauront exploiter, contribuant à moderniser spectaculairement la France, son économie et sa société. C'est ainsi qu'ils développent des activités dans la banque, l'assurance, les chemins de fer, le transport maritime, assurant notamment les liaisons avec le Maghreb, la Syrie et le Liban. S'ajoutent à ce large spectre les mines de Saint-Avold, les chantiers de l'Atlantique, l'immobilier, qu'il s'agisse de celui issu des travaux du Baron Haussmann, ou de celui de la nouvelle station balnéaire d'Arcachon ; c'est-à-dire ce qui représente, encore aujourd'hui, de larges pans de l'économie nationale.

Comme tous les hommes d'affaires proches du pouvoir politique, ils s'exposent à des revers de fortune : c'est le sort de leurs investissements au Mexique qui, à l'issue de l'expédition désastreuse sur le continent américain en violation manifeste de la doctrine Monroe, entraîneront de lourdes pertes pour la banque familiale (ainsi que pour la Légion étrangère).

L'histoire des frères Pereire illustre comment l'esprit d'entreprise et le sens des affaires, combinées à l'entrisme politique, caractérisent la réussite des grands capitaines d'industrie. Cet alliage performant trouve toute son efficacité dans les champs d'activité en pleine expansion ; au XXe siècle, c'est évidemment le secteur pétrolier qui répond parfaitement à ce critère.

C'est ainsi que naît l'empire Rockefeller, avec son fondateur, John Davison et son fleuron, la Standard Oil, qui deviendra Exxon et, à ses débuts, obtient un accord tarifaire avantageux avec les transporteurs ferroviaires et lamine la concurrence. Il parvient ainsi à contrôler la quasi-totalité des raffineurs américains et entame dès lors l'intégration de l'ensemble de l'industrie pétrolière, jusqu'à ce que l'application du Sherman Antitrust Act le contraigne, dans les années 1910, à éclater la société sous de multiples marques. Trois d'entre elles figureront parmi les « Sept sœurs » qui se partageront le marché mondial dans le château écossais d'Achnacarry, en 1928 : SOCAL (Standard Oil of California), MOBIL, EXXON, aux côtés de deux sœurs américaines : GULF et TEXACO, et des européens en voie de restructuration : BP et Royal Dutch Shell.

Parmi les personnages emblématiques du cercle des dirigeants présents en Écosse pour la célèbre partie de chasse au « grouse » comme William Mellon de la GULF, ou bien qui auraient mérité d'y participer, deux personnalités exceptionnelles doivent être mentionnées : Henry Deterding et Marcus Samuel, décédé l'année précédente.

Marcus Samuel, patron de la Shell, présentait un profil flamboyant. Troisième juif ennobli dans l'histoire du Royaume-Uni, élu Lord maire de Londres, il avait ses entrées dans l'appareil d'État britannique et veillait à recruter, pour la Shell, les meilleurs diplomates et administrateurs issus pour la plupart du Treasury.

Henri Deterding dirigeait la Royal Dutch, quatre fois plus petite et dépendante du pétrole indonésien. Le coup de maître de Deterding fut de négocier la fusion des deux sociétés en obtenant au profit de la sienne 60% du capital de la nouvelle entité dont il laissa la présidence à Marcus Samuel, de treize ans son aîné et absorbé par les mondanités.

Usant du vaste réseau relationnel de Samuel, il se mit en tête de convaincre le Chef d'État-Major de la Navy, l'amiral Fisher, de confier à la Royal Dutch Shell l'approvisionnement des navires de Sa Majesté (après avoir converti leur système propulsif du charbon au pétrole), notamment en proposant à Fisher un poste d'administrateur bien rémunéré.

Mais tout ceci était trop voyant et lorsque Churchill prit les rênes de la Marine, il confia l'approvisionnement à une société développée à partir des gisements en Birmanie, Burma Oil, qui venait de se positionner en Irak et de changer sa raison sociale, devenant British Petroleum, l'actuelle B.P. C'est qu'en dépit de tous ses efforts pour acquérir la nationalité anglaise grâce au parrainage de Samuel, ses origines germaniques rendaient Deterding suspect pour le gouvernement de Sa Majesté, soupçons qui se confirmèrent lorsqu'évincé de ses fonctions, il déclara ouvertement ses sympathies pro-nazies et termina son existence en exil, totalement discrédité.

La proximité du pouvoir, si elle est toujours indispensable, n'est pas nécessairement fatale : en témoigne le parcours exceptionnel de Marcel Dassault, né Marcel Bloch, constructeur d'avions dans l'avant-guerre et qui, à la sortie des camps et à partir de projets conçus en captivité, réalisa l'Ouragan, premier chasseur à réaction français, propulsé par un réacteur d'origine anglaise, copie des turbines Jumo équipant les Messerchmitt 262 pendant la guerre. À partir de cette première réussite, Marcel Dassault deviendra le fournisseur exclusif de l'armée de l'Air française en avions de combat qu'il exportera vers tous les continents, Amérique latine incluse, et développera une production d'avions d'affaires prospère. Refusant l'intégration dans EADS, le seul marché qui demeurera fermé à ses exportations sera le marché européen.

Homme de droite, Marcel Dassault procède en 1982 à une auto-nationalisation originale : transférant gratuitement les titres de ses sociétés à l'État, il obtient une clause de retour sécurisant l'avenir tout en demeurant à la tête de son groupe, avec l'accord du pouvoir. La malédiction de Jacques Cœur et de bien d'autres dirigeants était enfin vaincue.

L'exemple d'hommes d'État, de chefs militaires, d'entrepreneurs épuise-t-il le sujet de la caractérisation du leadership, en termes de qualités essentielles et d'attitude sociale ? Assurément non, pour diverses raisons. D'abord, parce que le leadership est aussi l'apanage des hommes de terrain : les porions qui descendaient à la mine avec leur équipe, sans être certains de revoir le jour, les chefs de section en première ligne, les commandants d'escadrilles aériennes offrent de magnifiques exemples de leadership. Pierre Closterman dans Le grand cirque décrivait ainsi le profil de son Squadron Leader René Mouchotte, disparu en plein ciel de gloire aux commandes de son Spitfire :

« Grand, mince, brun, un regard perçant, une voix sèche qui n'admet pas la réplique, puis un sourire amical qui réchauffe... le genre d'homme avec qui on se fait tuer sans discuter, presque avec plaisir. »

Mais aussi, les capitaines d'équipes sportives : le sport, l'autre école du commandement ; et parfois, les animateurs de chorale, la chorale populaire du théâtre Comique, par exemple, certains fondateurs de grandes associations ; Henri Dunant, fondateur de la Croix rouge ; Baden Powell, inventeur des scouts :

« Souviens-toi, Chef ;
Si tu ralentis, ils s'arrêtent,
Si tu faiblis, ils flanchent,
Si tu doutes, ils désespèrent ;
Mais si tu marches devant, ils te dépasseront ! »

Dans une perspective millénariste, ne citons pas Saint Paul, pour ne choquer personne, mais retenons au moins Ignace de Loyola et la Compagnie de Jésus, présente sur tous les continents et dans tous les milieux :

« Prie comme si tout dépendait de Dieu, agis comme si tout dépendait de toi ! »

Oublions la première partie de cette devise, la seconde peut résumer le leadership !

Et c'est sous la plume de Rudyard Kipling que l'on trouve les conseils à une génération de jeunes Anglais, nos plus proches adversaires, « born to rule », et qui méritent d'être réitérés à tous les jeunes, femmes et hommes, qui débutent dans l'existence :

« Si tu peux conserver ton courage et ta tête,
Quand tous les autres les perdront,
Alors les rois, les dieux, la chance et la victoire,
Seront à tout jamais tes esclaves soumis »

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