Super Ligue de football : des clients auréolés, des salariés déshonorants

CA A DU SENS. La tentative, avortée, de douze clubs cadors du football européen de faire sécession met en lumière un écosystème et des rapports de force qu'il est intéressant de mettre en perspective d'un autre « marché » mondial, celui de l'art. Ces deux univers spéculatifs, en bien des points comparables comme le remarquable documentaire Salvator Mundi permet de l'interpréter, révèlent tour à tour l'absence, la prééminence, le pouvoir ou la couardise de plusieurs parties prenantes, présentes sur la plupart des autres terrains de l'économie et de l'entreprise.
(Crédits : Denis Balibouse)

L'excellent documentaire Salvator Mundi (Sauveur du monde) qui retrace l'incroyable pérégrination d'un supposé chef d'œuvre de Léonard de Vinci vendu aux enchères 450 millions de dollars en novembre 2017, met en scène une longue cohorte de parties prenantes : galeristes et marchands d'art, brochette d'« experts » plus ou moins précautionneux, conservateur de musée quelque peu « léger », oligarque russe floué puis triomphant, intermédiaires douteux, redoutables stratèges en communication, maisons de vente contestées, héritier de la plus grande puissance pétrolière, et même le chef d'Etat français, sommé à un périlleux arbitrage géopolitique : en bien des points, le décor de cette pièce fait écho à celui qui vient de mettre le football européen en effervescence.

Pour rappel : motivés par l'espérance de gains pantagruéliques, douze des plus prestigieux clubs (Real Madrid, FC Barcelone, Juventus de Turin, Manchester City et United, Liverpool, etc.) annonçaient le 19 avril la naissance d'une Super Ligue, concurrente des Coupes d'Europe orchestrées depuis leur création en 1955 par l'instance de régulation continentale, l'UEFA. Une Super Ligue « fermée », c'est-à-dire sans risque de rétrogradation en fin d'année et donc au mépris du principe même de compétition. Ainsi fonctionnent les ligues américaines de basket-ball, de base-ball, de football et de hockey-sur-glace - d'ailleurs une organisation « alibérale » de la rente, incohérente au pays de la compétition libérale.

Volumes colossaux de transaction, spéculation - sur des tableaux comme des joueurs -, opacité et avidité des intermédiaires, fragilité des systèmes économiques, diktat marketing, aréopage oligopolistique, enjeux géopolitiques : il est aisé en effet de transposer à ce séisme footballistique l'invraisemblable histoire de ce petit tableau empoussiéré et endommagé acheté 1 175 dollars avant de finir - très probablement, car l'identité de l'acquéreur n'est pas officielle - dans les coffres-forts du Royaume d'Arabie saoudite, et cela en dépit d'immenses doutes quant à son auteur véritable.


Les vertus des instances de régulation...


Mais Salvator Mundi et la Super Ligue n'ont pas connu la même issue. La vente du tableau s'est conclue par une apothéose mercantile, la tentative de sédition des clubs milliardaires - et dramatiquement endettés - a avorté piteusement, moins d'une semaine après sa retentissante annonce. Pourquoi l'un est allé au bout de l'aventure et l'autre non ? Cela tient au rôle exercé par certaines parties prenantes, inexistantes dans le monde de l'art et puissantes dans celui du sport.

Première d'entre elles : l'instance de régulation. L'univers apatride du marché de l'art n'est régenté par aucune autorité, il laisse donc libre cours aux turpitudes - y compris morales : l'explosion de joie des acteurs de la vente record d'un tableau possiblement faux et d'un montant irrationnel glace le téléspectateur. L'univers du football européen est cornaqué par l'UEFA. Cette instance l'a démontré ces dernières années : elle n'est ni un « Parangon de vertu » ni exempt de pratiques blâmables ; mais en l'occurrence, elle a pu menacer les clubs sécessionnistes de sanctions qui les auraient immédiatement condamnés. Ainsi en quelques heures seulement, elle a obtenu l'abandon du projet séparatiste.


... et de l'Etat


Deuxième de ces parties prenantes : l'Etat. Face à l'organisation dérégulée du marché de l'art, les Etats sont démunis. Ils assistent, sans pouvoir intervenir, à ses dysfonctionnements, parfois délictueux. Quasiment seuls la chasse - exercice ô combien aléatoire - aux faussaires et le maintien d'une stricte intégrité dans les musées nationaux relèvent de leur autorité. D'ailleurs, dans Salvator Mundi, il est intéressant de mettre en perspective les « légèretés » dont le conservateur de la National Gallery se rend coupable au moment de dissimuler sciemment au public (en 2011) les doutes sur l'origine du tableau, avec l'intransigeance de l'Etat français, refusant de céder à la même pression en amont de l'exposition que le Louvre consacre au maître italien à l'hiver 2019 - 2020.

La liquéfaction du projet des douze mercenaires est venue de Londres. La moitié d'entre eux évoluait en effet dans le championnat anglais, et les menaces du Premier ministre Boris Johnson - notamment sur la délivrance de permis de travail pour les joueurs étrangers, qui composent l'essentiel des équipes outre-Manche -, soucieux par ailleurs de tirer un profit populaire de la situation, ont pesé de manière capitale. C'est à partir du 10 Downing Street que le château de cartes s'est écroulé. Si les clubs français et allemands avaient succombé à la tentation dissidente, les exécutifs domestiques disposaient eux aussi d'armes de coercition d'une efficacité comparable.


Des clients souverains...


Une troisième et une quatrième partie prenante, propres à l'univers du football, questionnent plus largement l'organisation de l'économie et celle de l'entreprise. L'une, par son action, réjouit et illustre une lame de fond qui s'applique à bien d'autres réalités que le sport ; l'autre, par son inaction, décontenance.

D'où a surgi, au départ, la rébellion contre la Super Ligue ? Des Etats, des instances de tutelle nationales, des diffuseurs, des annonceurs publicitaires ? Non : des supporters, c'est-à-dire des clients. En Angleterre, ils ont déclenché l'éruption, aussitôt enflammée par les relais médiatiques et politiques, sommant au final les directions des clubs séparatistes à un pitoyable mea culpa public. Aucun des douze clubs n'avait anticipé une telle fronde de la part de clients qu'ils ont l'habitude d'assujettir et d'endormir à coups de produits merchandisés et en dépit de prix des places exorbitant. Oui, ces mêmes supporters capables d'acclamer docilement des joueurs qui perçoivent en un an l'équivalent de... cinq siècles de leurs revenus, ont initié la révolte contre une énième dérive, cette fois vilipendée, du foot business. Or, ce « pouvoir des clients », n'est-ce pas lui qui « convainc » désormais les entreprises d'adopter des comportements davantage responsables aux plans social, sociétal et environnemental ? Et qui, en cascade, oblige actionnaires, dirigeants, marchés financiers et banques à reconsidérer leurs travers cupides et à s'adapter à ce nouveau rapport de force ?


... et des salariés déserteurs


Le quatrième et dernier contributeur-clé du débat a pour nom salarié, qu'incarnent les joueurs. Or l'assourdissant silence dont ils ont fait preuve résonnera pour longtemps dans les stades, et il aurait même dû provoquer le dégoût des supporters. Au lendemain du 19 avril, les a-t-on entendu manifester leur rejet solidaire ? Non, les joueurs du Liverpool FC exceptés, la couardise et l'égoïsme ont dominé dans leurs rangs, et ils ne commencèrent, timidement, de sortir de leur abri qu'une fois certains de l'issue. Mais qu'est-ce qu'un joueur aujourd'hui, depuis l'arrêt Bosman en 1995 libéralisant le marché des transferts et les trésors assurés par les diffuseurs ? Un produit balloté selon une cote de valeur d'un éphémère propriétaire à l'autre via une organisation opaque d'intermédiaires, un produit dont les profits sont tirés davantage hors du que sur le terrain, un produit qui chasse les primes et traque des contrats toujours plus juteux. Et donc, bien souvent, un mercenaire, qui à l'occasion de cet événement a montré son visage : hypnotisé par son intérêt, pétrifié à l'idée de contrarier son employeur, méprisant l'incompréhension des clients, les supporters.

Incapable de bousculer sa situation personnelle et d'engager une action collective pour un profit qui dépasse le sien. Ces joueurs auront offert du salariat une représentation lâche, égotiste. Elle déshonore la réalité contemporaine et historique du salariat, qui doit à des luttes parfois meurtrières d'avoir fait progresser le statut, les protections et les conditions d'exercice de ses bénéficiaires. L'éditorialiste Vincent Duluc, dans une plaidoirie radicale (L'Equipe, 19 avril), fustigeait les « traîtres de la Super Ligue ». Son propos devait-il viser seulement les clubs ?

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Commentaires 2
à écrit le 29/04/2021 à 23:01
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5 à 10% de la population est accroc au foutchebol, 100% payent y compris pour les "libéralités des communes envers ce sport de petits gladiateurs sans le "moritori te salutant" Il serait temps d'appliquer à ce jeu les mêmes taux qu'aux loteries dive...

à écrit le 29/04/2021 à 8:43
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C'est en effet un excellent documentaire et ceux qui ont misé sur cette imposture de cette certainement fausse oeuvre de De Vinci ont été malin d'y ajouter une pointe de religion catholique lui permettant certainement de remporter la partie car conna...

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