Vol spatial habité européen : une ambition suspendue

Début novembre, l'Europe spatiale, privilégiant le court terme, a laissé passer une nouvelle opportunité de proposer une solution de souveraineté pour des vols spatiaux habités. Par François Leproux, ingénieur dans le secteur spatial et auteur d'un essai sur le projet d'avion spatial européen Hermès paru en 2021 aux éditions JPO « Hermès, une ambition en héritage ».
« Les nations européennes s'accommodent très bien d'un rôle effacé pour la vaine promesse de voir un de leurs astronautes marcher sur la Lune et y planter leur drapeau  » (François Leproux).
« Les nations européennes s'accommodent très bien d'un rôle effacé pour la vaine promesse de voir un de leurs astronautes marcher sur la Lune et y planter leur drapeau » (François Leproux). (Crédits : DR)

Il y a un mois, le 7 novembre, les acteurs européens du spatial s'étaient réunis à Séville dans le cadre du Sommet Spatial, un format initié par la France en 2022 qui réunit les acteurs institutionnels du spatial européen, que ce soit les ministres, l'Agence Spatiale Européenne et la commission européenne. Ce sommet revêtait des habits de réunion de la dernière chance pour le spatial européen tant les principales puissances spatiales du continent, France, Allemagne et Italie, semblent ne plus s'entendre sur grand-chose en matière de lanceurs. L'Italie venait d'annoncer sa décision de retirer son lanceur Vega-C du catalogue d'Arianespace tandis que l'Allemagne était excédée par la demande d'ArianeGroup d'avancer 300 millions d'euros supplémentaires pour assurer la commercialisation d'Ariane 6.

Le marché spatial mondial n'est qu'au début d'une révolution, avec de nouveaux acteurs et de nouveaux marchés et services. Les annonces décousues des agences spatiales, des industriels et des États européens ne suffisent pas à cacher les retards d'Ariane 6 ou les incidents de Vega-C, qui menacent l'Europe spatiale de déclassement et de désunion. En outre, l'Agence spatiale européenne (ESA) et son volontariste directeur général Joseph Aschbacher tentent de créer l'unité autour de projets ambitieux comme le vol spatial habité, mais les états semblent avoir fait le deuil d'une NASA européenne.

Les préférences nationales de l'Allemagne

Contrairement à la France qui projette dans l'espace sa fierté nationale et son indépendance stratégique, l'Allemagne n'hésite pas à confier ses satellites militaires à SpaceX si cela est plus rentable. Lorsque le volontariste commissaire européen Thierry Breton a voulu réorganiser le secteur spatial européen autour de l'UE, l'Allemagne s'est opposée, y voyant une menace pour un retour géographique qui lui est favorable. Berlin a également refusé d'anticiper la relève d'Ariane 6, préférant rentabiliser un coûteux programme public dont elle ne voulait pas et introduire sur le marché des lanceurs privés afin de casser le monopole commercial de la trop française Ariane.

En 2022, le président du CNES admettait également que le dossier des vols spatiaux habités européens bloquait à cause des réticences de l'Allemagne. Comme pour sa défense, l'Allemagne privilégiera toujours son industrie, ses intérêts immédiats et ses liens avec les Etats-Unis à la souveraineté de l'Europe. Ariane 6 semble être condamnée au même destin que le SCAF ou MGCS, ceux de programmes européens encombrants, que Berlin n'hésitera jamais à sacrifier pour du matériel américain.

Cette dérive allemande n'est qu'un symptôme d'une Europe spatiale en perte de repères. Les conférences ministérielles de l'ESA donnent lieu à des compétitions financières plutôt qu'à une vision européenne unifiée. Le modèle actuel, où chaque pays membre de l'ESA contribue financièrement et reçoit des contrats en retour en fonction de cette contribution, ne permet pas à l'industrie spatiale européenne d'être compétitive. Il se rapproche davantage d'une politique d'aménagement du territoire qu'une politique industrielle ambitieuse.

L'Europe s'accommode d'un rôle effacé

L'Europe spatiale multiplie les structures et les accords bilatéraux ou multilatéraux, se dispersant tandis que les nouvelles puissances spatiales, comme la Chine et l'Inde, se projettent dans l'avenir sans souci d'alternances politiques. Positionnée comme principal partenaire des américains sur le programme lunaire Artemis, l'Europe semble se contenter de fournir du matériel (Orion ESM et modules de la Gateway) permettant à la NASA d'atteindre ses objectifs. Les nations européennes s'accommodent très bien d'un rôle effacé pour la vaine promesse de voir un de leurs astronautes marcher sur la Lune et y planter leur drapeau.

« Pourtant », dans son dernier rapport sur l'état d'avancement du programme Artemis, la Cour des comptes américaine est arrivée à la conclusion qu'il est peu probable qu'une première mission habitée sur la Lune soit réalisée avant 2027. En cause, les retards pris dans les développements de l'atterrisseur lunaire de SpaceX, des futures combinaisons des astronautes mais également de la nécessité de mettre en service une sorte de station service de carburant en orbite. Les retards, les dépassements budgétaires et le risque d'une alternance profondément isolationniste a la maison blanche devraient inciter les européens à plus d'autonomie.

Concurrence en Europe

Contre toute attente, le sommet spatial de Séville ne s'est traduit ni par un divorce, ni par un sursaut spectaculaire. En ce qui concerne les lanceurs, la fin du monopole d'Ariane a été décidée de manière cordiale, et sans les fracas que l'on pouvait craindre (la glace risque de se briser plus tard). La France a obtenu les garanties nécessaires pour commercialiser et exploiter Ariane 6, les Allemands ont obtenu l'ouverture à la concurrence des lanceurs, y compris lourds, et l'Italie peut exploiter son lanceur Vega-C en toute autonomie.

L'Europe a été conçue comme un marché commun pour offrir plus d'opportunités aux entreprises de chaque État et les stimuler. L'ESA s'autorise dorénavant à faire émerger un concurrent à Ariane 6, potentiellement un nouveau leader, en accordant plus de marchés publics aux lanceurs privés. La NASA et le DoD utilisent depuis longtemps une approche similaire en s'appuyant à la fois sur des lanceurs développés par de grandes entreprises de l'aéronautique et par de nouveaux acteurs issus du numérique, tels que SpaceX et Blue Origin. Ariane 6 est nécessaire pour assurer un accès souverain à l'espace, mais cela ne suffit pas pour rester compétitif dans le marché mondial.

De nombreuses inconnues subsistent quant à la mise en œuvre de cette stratégie : la préférence européenne exigée par Paris, Berlin et Rome s'appliquera-t-elle désormais à tous les lanceurs européens, ou seulement à ceux qui sont subventionnés ? Et en ce qui concerne Ariane, assistera-t-on à un retour progressif à une gestion franco-française du lanceur, ou à une privatisation complète du programme, en octroyant à ArianeGroup le choix de l'architecture du lanceur sans tenir compte des velléités du retour géographique ?

Axiom Space joue les industriels européens

A cet égard, la doctrine Aschbacher semble s'imposer. La priorité étant de gérer la crise des lanceurs, et le budget 2022-2025 étant déjà voté, il était illusoire d'imaginer des grandes annonces pour les vols spatiaux habités européens. Une sorte de résignation s'est déjà installée, concrétisée par l'accord signé en octobre entre l'ESA et l'entreprise américaine Axiom Space pour le transport des astronautes européens vers l'orbite basse. De même que le véritable Eurofighter s'appelle le Lockeed Martin F-35, l'entreprise Axiom Space s'affirme comme la véritable Agence Spatiale Européenne.

Et elle utilisera des capsules Dragon de SpaceX pour transporter les futurs astronautes Polonais, Hongrois, Suédois et Britannique faute d'une offre européenne. Difficile d'en vouloir à l'entreprise américaine, qui a le mérite de reconnaître les qualités de nos industriels comme Thales Alenia Space ou de nos startup comme The Exploration Company en leur confiant respectivement la construction de ses modules pressurisés et le transport de cargo.

Une réaction a minima

Le conseil a réagi à minima en lançant un appel d'offres pour une capsule cargo LEO capable de revenir sur Terre, dont l'ESA serait le client et dont le financement se ferait en dehors du retour géographique. Pas question pour l'instant de vols habités, elle sera destinée à l'acheminement de marchandises et de matériel vers les futures stations spatiales.

L'ESA amorce enfin son programme COTS (programme de la NASA qui a développé les capsules Dragon et Cygnus), en attendant un programme CCDev (programme de la NASA ayant permis de développer les capsules habitées Dragon et Starliner). Cette stratégie est habile à défaut d'être spectaculaire, et permettra de court-circuiter le retour géographique ou la frilosité des états qui ne souhaitent pas investir dans le transport d'astronautes et de matériel vers la LEO. Si l'ambition de transporter des astronautes se lit déjà entre les lignes, difficilement imaginable que les 75 millions d'euros débloqués par l'ESA y suffisent.

Rappelons qu'une étude réalisée par PricewaterhouseCoopers (PwC) en 2022 a souligné que le secteur européen pourrait générer entre 5,9 et 9,9 milliards d'euros entre 2028 et 2040 en investissant dans et en exploitant des capacités de lancement pour des équipages spatiaux. En plus des bénéfices potentiels pouvant atteindre 9,9 milliards d'euros pour l'industrie européenne, le rapport met en évidence que le manque de développement de ces capacités de lancement avec équipage pourrait engendrer des coûts jusqu'à 1,7 milliard d'euros. Ce montant résulterait de l'achat de places institutionnelles européennes à bord de fournisseurs non-européens.

Vols spatiaux habités : des graines plantées

A défaut d'apporter une réponse immédiate sur le long terme, le conseil de de Séville a eu le mérite de pérenniser l'avenir immédiat du spatial européen, en l'occurrence Ariane 6 et Vega-C. Si le sommet s'est déroulé cordialement, il ne faut pas non plus oublier qu'il a acté le retour a des ambitions nationales, en tentant de satisfaire des demandes étatiques au dépens d'une vision européenne globale et unifiée.

La France, qui appuie depuis longtemps un sursaut des européens dans le spatial, semble particulièrement déterminée à se positionner dans cette nouvelle compétition. Avec six micro-lanceurs français et quatre initiatives de constellations nationales soutenus lors de la première phase du programme France 2030 (63 millions d'euros), le président de la République Emmanuel Macron a esquissé, depuis Toulouse, une nouvelle vision ambitieuse pour ce secteur. Il y a notamment déclaré : « Si les seuls vaisseaux cargos pour aller transporter des marchandises et des personnes vers ces stations sont indiens, chinoises ou américains, nous aurons tout perdu. Cela veut dire qu'on perd la capacité d'envoyer les astronautes de demain dans l'espace ou alors il faudra payer très cher à d'autres. Ce serait une folie puisqu'il s'agit également d'un instrument de souveraineté. Cet enjeu sera l'un des axes principaux de France 2030 sur l'espace dans les prochaines années ».

Ce n'est pas la première fois que le président de la République défend les vols spatiaux habités européens. Lors du premier sommet spatial en février 2022, il s'y était déjà déclaré personnellement favorable, tout en repoussant à plus tard la décision de s'y lancer ou non. L'entrée des chars russes en Ukraine quelques jours plus tard, et ses conséquences sur le spatial européen et l'économie ont rapidement fait oublier cette prise de position. Ce discours ne manquera pas de ravir l'ambitieuse startup The Exploration Compagny et ArianeGroup, avec leurs projets de cargos respectifs Nyx et SUSIE.

Plus encore que les institutions, les mentalités mettent du temps à évoluer, et l'on peut saluer le travail du directeur général de l'ESA pour parvenir à ce résultat. Le terreau est fertile pour concrétiser enfin cette ambition qu'est le vol spatial habité européen, en héritage depuis 1992. Les graines sont plantées, il reste à les faire germer. Avec un budget cinq fois inférieur à celui de la NASA, l'ESA n'a malheureusement pas le luxe de pouvoir disperser ses ambitions et doit se focaliser sur quelques grands sujets. Mais les discours et les promesses ne suffiront pas, il faudra un engagement institutionnel à long terme, passant par des contrats davantage que par des subventions.

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Commentaires 2
à écrit le 26/12/2023 à 15:48
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Bonjour, je rappelle que le développement de la fusées Ariane 5 avez pour but de propulsé la navette "Hermes" dans l'espace... Donc je crois que les nations européennes qui souhaitent participer a ce développement doive développer se projet... Ain...

à écrit le 24/12/2023 à 9:35
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Bonjour pour la conquête spéciales, l'union européenne est suspendu a une volonté commune de développement de grand programme.... Mais comme beaucoup d'etat européenne dont sous influence américaine, ils est difficiles de favoriser de grand prog...

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