Charles Caudrelier n'avait « jamais vécu un pot au noir comme ça », et cela a bien failli lui coûter cher. Quand nous l'avons joint, vendredi en fin d'après-midi, le skippeur du Maxi Edmond de Rothschild sortait d'un enchaînement de gros grains. Le matin, alors qu'il était revenu dans l'Atlantique Nord, son principal concurrent, Armel Le Cléac'h (Banque populaire), avait été contraint à une nouvelle escale. À quatre jours de l'arrivée prévue, Caudrelier, 49 ans, reste prudent. Il a suffisamment d'avance pour ménager son engin.
LA TRIBUNE DIMANCHE - Après plus de quarante jours, vous êtes toujours bien avec vous-même ?
CHARLES CAUDRELIER - Ça pourrait durer dix jours de plus, je tiendrais le coup. Mais j'avoue, je suis pressé d'arriver. Il n'y a pas eu de moments horribles, juste du ras-le-bol quand le sort s'acharne. Malgré l'avance, les quarante-huit heures d'attente [avant le cap Horn] étaient dures psychologiquement. Sans cette météo catastrophique en remontant, je devrais déjà être devant Brest. Bon, je m'en fous, je ne suis pas en quête d'un record. Mon objectif est de couper la ligne.
La fatigue commence-t-elle à se faire sentir ?
Je me sens un peu vidé. Je n'ai pas beaucoup dormi, j'ai manœuvré, fourni beaucoup d'efforts pour maintenir mon avance. Avec la chaleur, tout devient dur. Tu transpires, tu es poisseux... Ce n'est pas l'enfer, mais il y a de la fatigue. Le cerveau se blinde, et à un moment il relâche un peu. C'est passé, je pense. J'ai franchi une étape, la pression s'est desserrée, l'écart a augmenté. Ça commence surtout à être long pour le bateau.
Comment évacuez-vous votre stress ?
J'ai du mal à l'évacuer. Il faut vivre avec quand tu fais de la voile. Si un skieur freeride pense à l'avalanche, il vaut mieux qu'il arrête. Nous, c'est pareil. Il faut occulter le danger et le risque pour faire ce que l'on fait.
Vous vous êtes entaillé le bras avec l'éolienne de bord cette semaine. Est-ce que ça a été votre plus grosse frayeur ?
J'ai eu peur sur le coup mais j'ai vite vu que ce n'était pas grand-chose. Ma plus grosse frayeur, c'était jeudi. Je dormais, je me suis levé parce que je sentais que ça montait. Il y a eu un petit bug ou j'ai mal réagi, je ne sais pas, mais le bateau est monté sur la tranche. À 40 degrés ! Depuis 2019, mon record c'était 25 degrés. Ça aurait été trop con de chavirer...
Vous avez pris de la nourriture pour quarante-cinq jours. Vous vous rationnez ?
J'ai de quoi aller jusqu'à l'arrivée sans me restreindre. Il y a plein de choses que je n'ai pas mangées, celles que j'aime le moins : sucreries, barres de protéines ou fruits secs. Mais j'ai plein de pâtes en rab : avec de l'huile d'olive, c'est parfait.
Il paraît que vous avez progressé en bricolage ?
J'ai touché à tout : électricité, électronique, voile, composites, plomberie... Pas l'hydraulique, ça a fonctionné à merveille.
Armel Le Cléac'h dit : « On est à la limite de ce qu'on sait faire. » D'accord avec ça ?
On parle de bateaux qui vont deux fois plus vite et sont deux fois plus lourds que ceux du Vendée Globe. La formule de l'énergie cinétique d'un objet en déplacement, c'est : la moitié de la masse fois la vitesse au carré. Donc ces bateaux possèdent huit fois plus d'énergie. Tout est sollicité. La répétition d'efforts monstrueux fait que j'ai cassé des pièces de winch, ce qui n'arrive jamais. Donc, oui, on est à la limite, mais on est là pour apprendre. Si je suis en tête sans m'arrêter, c'est que le Gitana Team a eu un coup d'avance en 2017. Il y a deux ans, lors du Trophée Jules-Verne avec Franck [Cammas] et l'équipe, on avait eu des soucis sur les safrans. Sans cette expérience, ils ne seraient pas allés au bout cette fois-ci. On découvre, on est des pionniers. Avant que Francis Joyon batte le record [du Jules-Verne en 2017], il y a eu dix ans de travail. Là, on a changé d'échelle. En trois ans, on met un bateau à l'eau et on révolutionne le sport. Les vitesses qu'on atteint sont monstrueuses. Je ne suis d'ailleurs pas capable de les tenir sur un tour du monde. Je ne suis pas à 100 % du potentiel de mon bateau, mais entre 80 et 90.
Avez-vous eu le temps d'avoir des moments de plénitude ?
Non, j'ai toujours été dans l'action. J'ai regardé très peu de films, je n'ai lu aucun livre. J'étais soit concentré sur le bateau - ranger, bricoler -, soit sur moi-même - repos, manger.
Qu'avez-vous préféré : batailler avec Tom Laperche (SVR-Lazartigue) ou avoir de l'avance ?
J'étais venu pour gérer mon bateau, pas pour m'occuper des autres. Puis j'ai rencontré Tom Laperche et c'est parti en bagarre. Mais je voulais taper fort dès le départ car je sais que, dans le Sud, si tu rates une fenêtre, tu peux ne jamais revenir. On s'est tirés vers le haut et ce coup d'avance m'a permis de gérer le bateau. Malgré ça, cette deuxième partie n'était pas facile. Ce n'était pas la même histoire, mais c'était celle que j'étais venue chercher : l'aventure.
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