Ce mardi 21 juillet, Hu Chunhua, le vice-Premier ministre chinois, et Bruno Le Maire, le ministre de l'Economie et des Finances, coprésident la septième édition du « Dialogue économique et financier de haut niveau entre la Chine et la France ». Lors de cet événement en visioconférence, ils ont listé des projets prioritaires où la coopération entre Paris et Pékin doit être renforcée. L'un de ces chantiers concerne le déploiement de la 5G, la nouvelle génération de réseau mobile. Ainsi, la Chine et la France « uniront leurs efforts pour garantir un environnement de marché équitable et non discriminatoire, et encourageront les entreprises de tous les pays à participer à la construction du réseau 5G conformément aux principes du marché et aux principes de sécurité », précise le compte-rendu de l'événement.
Cette déclaration d'intention a de quoi faire sourire. De fait, la France a décidé de chasser progressivement le chinois Huawei du marché de la 5G. Dans ce dossier, il y a un gouffre entre la communication officielle de la France (« Pas d'interdiction globale de Huawei en France, mais la défense de nos intérêts de sécurité nationale », a encore martelé Bruno Le Maire, ce même 21 juillet, au micro de France Info) et sa position officieuse, qui est de pousser le géant chinois vers la sortie. Le leader mondial des équipements de réseaux mobiles suscite depuis longtemps la méfiance de nombreux pays, dont la France, inquiets pour la sécurité des infrastructures télécoms. C'est notamment le cas des États-Unis et de l'Australie, qui ont très tôt banni le groupe chinois du marché de la 5G. Le pays de l'Oncle Sam, engagé dans une croisade contre Huawei, argue que ses équipements pourraient être utilisés à des fins d'espionnage pour le compte de Pékin. Ce que le géant chinois a toujours nié.
En décembre 2018, alors que le dossier Huawei commençait à agiter la sphère politico-économique, un dirigeant d'un opérateur français résumait à La Tribune la position de l'exécutif. « La France ne prend pas des positions telles qu'on les voit aux États-Unis ou en Australie, expliquait-il. Elle ne dit pas : 'non, non, non, cachez-moi ce sein que je ne saurais voir' ! Elle dit discrètement : 'non, ça, il ne faut pas le faire'. » On est loin de la position britannique, dont le Premier ministre, Boris Johnson, a récemment décidé d'expurger les réseaux mobiles du pays des équipements Huawei d'ici à 2027 pour des raisons de sécurité.
Le ras-le-bol des opérateurs
Le gouvernement français a forcément ses raisons. On imagine qu'elles sont multiples. Chasser Huawei d'un vulgaire coup de balai brouillerait sans doute les relations économiques et diplomatiques avec la Chine. Un bannissement brutal exposerait probablement Paris à des mesures de rétorsion de Pékin. Or « la France veut continuer de vendre des centrales nucléaires à la Chine », affirmait un haut dirigeant d'un opérateur français à La Tribune en décembre 2018.
L'ennui, c'est que ce fossé entre la communication du gouvernement et ses intentions réelles - qui se révèlent aujourd'hui au grand jour -, perturbe depuis des mois les plans de tous les acteurs impliqués dans le déploiement de la 5G. Chez Orange, Bouygues, SFR et Free, personne ne savait, jusqu'à il y peu, sur quel pied danser. En février dernier, Didier Casas, alors vice-président de la Fédération française des télécoms (FFT), le lobby du secteur, et DG adjoint de Bouygues Telecom, clamait son ras-le-bol. « Le gouvernement ne nous dit pas clairement aujourd'hui s'il souhaite que Huawei soit interdit en France, pestait-il sur France Info. Nous sommes engagés dans un processus de déploiement accéléré de la 5G. On se propose de nous vendre des fréquences pour plusieurs milliards d'euros, nous sommes dans les starting-blocks et, au fond, on ne sait pas avec quel ciment nous devons monter les murs. »
Pékin, de son côté, s'est mis à grogner en comprenant, petit à petit, que Paris comptait pousser Huawei vers la sortie. Dans un communiqué publié en février dernier, un porte-parole de l'ambassade de Chine en France a fustigé les « mesures restrictives » concernant Huawei dans l'Hexagone, dont la presse se faisait alors l'écho. Déplorant « une discrimination patente et un protectionnisme déguisé », il a indiqué que Pékin ne resterait pas les bras croisés. Le porte-parole a même menacé les équipementiers européens Nokia et Ericsson de mesures de rétorsion sur le marché chinois de la 5G.
L'arrivée de la « loi Huawei »
A défaut de pouvoir se fier à la parole officielle du gouvernement, tous les acteurs, y compris les journalistes, en sont réduits à interpréter ses manœuvres. Depuis quelques jours, elles ne laissent guère place au doute : Huawei ne sera plus, d'ici quelques années, le bienvenu dans les réseaux mobiles. Comment le gouvernement s'y est-il pris ? Alors qu'en 2018, plusieurs pays, les États-Unis en tête, avaient déjà banni Huawei, la France commençait à s'inquiéter de la place de l'équipementier télécoms dans les réseaux mobiles.
Début 2019, le gouvernement propose un amendement à la loi Pacte visant à instaurer un système d'autorisations préalables visant les équipements et logiciels de réseaux 5G. Mais celui-ci sera rejeté par le Sénat, à majorité de droite. L'épisode reste instructif. C'est une des très rares fois où Bruno Le Maire souligne publiquement l'utilité d'une telle mesure pour endiguer un risque d'espionnage. Devant les sénateurs, le ministre juge l'amendement « absolument stratégique ». « Avec la 5G, les données sensibles seront dans les cœurs de réseaux et dans les antennes relais, explique-t-il. Ça veut dire que toutes les antennes relais que vous avez dans vos territoires sont susceptibles de faire l'objet d'espionnage. »
Son amendement retoqué, le gouvernement revient à la charge. Mais cette fois, il passe par une autre voie. Le 20 février 2019, une proposition de loi, qui reprend les grandes lignes de l'amendement, est déposée au Parlement par le groupe LREM. Le texte est adopté au mois de juillet. D'emblée, la presse le qualifie de « loi Huawei ». Au grand dam du gouvernement, qui, à grand renfort de communication, promet que tous les équipementiers seront logés à la même enseigne.
« Les positions britannique et française sont similaires »
Pourtant, seul Huawei fait aujourd'hui les frais de cette nouvelle loi. Depuis son entrée en vigueur, les opérateurs doivent demander des autorisations pour déployer des équipements 5G dans certaines villes et territoires. Ces feux verts sont délivrés par l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) et les services du Premier ministre. Comme La Tribune l'a indiqué, les Orange, SFR, Bouygues Telecom et Free ont reçu, ces dernières semaines, leurs premières autorisations. Ces dernières concernent tous les équipementiers, certes, mais le diable est dans les détails.
Conformément à ce qu'a annoncé Guillaume Poupard, le DG de l'Anssi, au début du mois dans Les Echos, seules les demandes concernant Huawei ont fait l'objet de refus. Ce n'est le cas ni pour Nokia, ni pour Ericsson. En outre, seuls Bouygues Telecom et SFR, qui utilisent déjà Huawei sur la moitié de leurs réseaux mobiles, ont eu quelques retours positifs concernant le groupe chinois. Mais il s'agit, d'une part, d'autorisations limitées, dont la durée varie de trois à huit ans. D'autre part, comme l'a récemment dévoilé Reuters, ces autorisations ne seront pas reconductibles. Cela signifie qu'à terme, SFR et Bouygues Telecom devront dans tous les cas changer d'équipementier. L'objectif de ces autorisations limitées n'a visiblement qu'un objectif : permettre aux deux opérateurs d'organiser dans le temps les démantèlements d'équipements Huawei. Guillaume Poupard a beau en conclure qu'« il n'y aura pas un bannissement total de Huawei », il semble plus juste de qualifier la manœuvre de « bannissement progressif ». A Reuters, une source proche du dossier souligne, d'ailleurs, que « les positions britannique et française sont de fait plutôt similaires, malgré des communications différentes ».
De nouvelles zones d'ombre
Ironie de l'histoire, du côté de l'exécutif, certains affirmaient que cette loi Huawei permettrait de clarifier le cadre de déploiement des réseaux mobiles. Il existait, jusqu'alors, des règles informelles. Elles interdisaient aux opérateurs de déployer des équipements Huawei dans certaines infrastructures sensibles (les « cœurs de réseaux »), ainsi qu'à Paris et près des lieux de pouvoir. Mais le nouveau régime d'autorisations comporte aussi des zones d'ombre. En témoigne, par exemple, le fait que la non-reconduction des autorisations limitées concernant Huawei a été précisée aux opérateurs de manière informelle, affirme Reuters.
En outre, les arguments avancés par l'exécutif et ses services pour écarter les équipements Huawei sont susceptibles d'être attaqués par les opérateurs. A ce sujet, la récente sortie de Guillaume Poupard a surpris de nombreux observateurs. Le patron de l'Anssi a notamment souligné que les autorisations d'équipements 5G étaient délivrées selon un critère déterminant, celui de la « souveraineté ». « Mais ni le mot, ni a fortiori sa définition, ne figurent dans la loi qui traite des intérêts de la défense et de la sécurité nationale et des risques pour 'la permanence, l'intégrité, la sécurité, la disponibilité du réseau, ou pour la confidentialité des messages' », relève dans nos colonnes Frédéric Scanvic, avocat au barreau de Paris et associé au bureau parisien de Foley Hoag. Ces considérations témoignent-elles de la fragilité juridique du processus d'agrément? Possible. Dans cet épineux dossier, les opérateurs, les équipementiers et le gouvernement ne sont pas au bout de leurs peines. C'est, sans doute, le prix de l'opacité.
- Lire aussi : 5G : l'Anssi est-elle gage de sécurité juridique ?
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