
La technologie change, mais l'histoire reste la même : à force de concurrence extrême et de prix tirés vers le bas, l'industrie européenne n'a souvent eu d'autre choix que de tirer sa révérence, tuée dans l'œuf par la compétitivité imbattable de la Chine. Panneaux solaires, batteries pour véhicules électriques ou encore compresseurs de pompes à chaleur... Dans un cadre mondialisé impitoyable, où le prix prime souvent sur le reste, les exemples sont légion. Au point que les fabricants d'éoliennes du Vieux continent craignent d'être les prochains sur la liste. Pourtant, à première vue, ceux-ci auraient de quoi se réjouir : l'industrie européenne de conception de ces géants à pales est « une success story remarquable », a affirmé mi-septembre la présidente de la Commission, Ursula von de Leyen, lors de son discours sur l'état de l'Union. A l'aune de la nécessaire transition énergétique, le marché mondial s'avère d'ailleurs extrêmement porteur. Et reste dominé par un acteur européen : le groupe danois Vestas...
...« du moins pour l'instant », glisse-t-on à France Energie Eolienne, l'association représentant la quasi-totalité de la filière, récemment rebaptisée « France Renouvelables ». Car les turbiniers asiatiques, notamment chinois, avancent rapidement leurs pions, abondamment subventionnés par leur propre gouvernement, a rappelé l'association ce mardi 3 octobre, à l'occasion d'une conférence de rentrée. Tandis que leurs homologues européens, eux, essuient d'importantes pertes financières, de Vestas à Siemens Gamesa, en passant par General Electric.
85 GW d'éolien installés en Chine en 2022, contre 45 GW dans le reste du monde
Et pour cause, dans plusieurs pays d'Asie, les outils industriels sont déjà développés et les coûts de la main d'œuvre s'avèrent bien moins élevés. « On fait face à un différentiel terrible de la valeur du travail, qui montre que le dogme de la concurrence libre et non faussée n'est pas du tout fonctionnel », glisse à La Tribune Mattias Vandenbulcke, directeur de la stratégie chez France Renouvelables. Cette concurrence serait même « absolument déloyale », a fait valoir mardi matin la présidente de l'organisation, Anne-Catherine de Tourtier.
Car, ajoute-t-on chez France Renouvelables, cette industrie serait « massivement subventionnée » par le gouvernement chinois, lui offrant l'opportunité de « pratiquer des propositions de prix très agressives ». Il faut dire que, pour se renforcer, celle-ci peut compter sur un marché domestique colossal : en 2022, 45 gigawatts (GW) d'éolien ont été installés dans le monde entier (en-dehors de la Chine), contre 85 GW dans ce seul pays ! Et alors que les turbiniers européens ne peuvent pas s'y installer, nombre d'entreprises chinoises voient, quant à elles, de précieuses opportunités sur le marché africain et sud-américain, mais aussi européen, de Goldwind à Envision Group en passant par Ming Yang.
Cette dernière fournit notamment les éoliennes du premier parc offshore en Méditerranée, au large des côtes italiennes, financé par une branche de la banque d'investissement française Natixis. Quant à Goldwind, la société a gagné des marchés en Grèce et au Kazakhstan, en mettant en avant des « offres globales à bas prix ».
« Si l'on fabrique en Chine et qu'on transporte le tout, cela reste moins cher que de fabriquer la même chose localement ! Dans ces conditions, il y a un vrai risque que les entreprises de ce pays prennent une position dominante », précise-t-on au sein d'une grande société d'ingénierie.
Prédominance du critère prix
Et les règles européennes empirent ce phénomène. Car les appels d'offres lancés par l'Etat pour sélectionner un opérateur plutôt qu'un autre valorisent en premier lieu le critère prix, qui pèse aujourd'hui pour 70% dans l'équation ! Et ce, afin d'obtenir les coûts de production de l'énergie les moins élevés possibles. Pour remporter la mise, mieux vaut donc proposer un tarif extrêmement bas.
Résultat : les turbiniers subissent une forte pression de leurs clients, les développeurs (EDF, TotalEnergies, Engie, Eolfi, Iberdrola, etc), qui sont à la recherche du prix le plus bas possible. Et ce, alors même qu'ils doivent composer avec la hausse des coûts des transports, des matériaux, mais aussi des métaux nécessaires à la construction des turbines...et par ricochet, de celle des taux d'emprunt, en raison de la crise du Covid-19 et de la guerre en Ukraine.
En mai dernier, EDF avait ainsi défrayé la chronique en décrochant son cinquième parc d'éoliennes en mer, sur huit en développement dans l'Hexagone, grâce à un tarif extrêmement agressif de 44,90€ le mégawattheure (MWh) ! De quoi « mettre la pression sur l'ensemble de la chaîne des fournisseurs », estimait alors un connaisseur du secteur, alors que « les sous-traitants ne vont pas pouvoir baisser suffisamment leurs coûts, rendant l'équation impossible ».
Plus récemment, le dernier appel d'offres du gouvernement britannique pour l'attribution de nouveaux champs éoliens offshore, rendu public début septembre, s'est soldé par un échec, avec...zéro projet alloué.
« C'est un exemple typique : le prix plafond était si bas qu'aucun industriel n'a pu produire un business model permettant de produire à ces coûts-là ! [...] Il faut en finir avec l'ultra dominance du critère prix, quelle que soit la provenance industrielle et les tensions inflationnistes. Et s'intéresser, par exemple, au prix du travail, aux zones d'implantation des usines, ou encore à la distance entre les lieux de fabrication et d'utilisation. », précise Mattias Vandenbulcke.
France Renouvelables espère notamment qu'il sera possible d'introduire dans les appels d'offres des critères de composants d'origine européenne, à proportion de 50% dans un premier temps, chose que ne permet pas la législation européenne à l'heure actuelle. Une position partagée par le Syndicat des énergies renouvelables (SER) : « Dans les appels d'offres, le prix doit être pondéré par d'autres critères ! », soulignait il y a quelques semaines un porte-parole à La Tribune.
Un « paquet éolien » en préparation à Bruxelles
Par ailleurs, afin d'enrayer ce cercle vicieux, les constructeurs européens devront investir. Mais comment, alors que la plupart essuient d'importantes pertes financières ? Pour y répondre, le gouvernement français a d'ores et déjà proposé un mécanisme de subventions, à travers son projet de loi sur l'industrie verte, comme nous l'expliquions en août dernier. Concrètement, l'idée serait de mettre en place un crédit d'impôt représentant entre 20% et 45% du montant d'investissement des usines. Ce qui permettrait de réduire le coût de revient, et ainsi de répercuter cette baisse sur le prix final, soulageant à la fois les fabricants et les consommateurs.
Ailleurs en Europe, l'idée suit d'ailleurs son chemin, alors que les Etats-Unis, la Chine ou encore l'Inde n'hésitent plus à soutenir massivement leur propre tissu industriel.
« Même des pays habituellement opposés aux subventions à l'investissement, comme le Danemark et l'Allemagne, commencent à y réfléchir, afin d'éviter que la filière ne se délocalise », affirmait il y a quelques semaines le responsable développement et acquisitions d'une entreprise allemande qui déploie, construit et exploite des parcs éoliens et solaires.
Pour défendre l'industrie européenne, France Renouvelables compte en tout cas beaucoup sur le « paquet éolien », qui sera présenté par la Commission européenne le 24 octobre prochain. Et appelle, à cette occasion, à une protection « réaliste et assumée contre la concurrence », non déloyale mais « lucide », à l'image, affirment-ils, de l'Inflation Reduction Act américain (IRA).
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