Philippe Val : « L’époque, je l’emmerde ! »

ENTRETIEN - Philippe Val nous emmène « à la rencontre du rire ». Sur un chemin initiatique qui ne dit pas son nom.
Philippe Val à son domicile parisien en 2022.
Philippe Val à son domicile parisien en 2022. (Crédits : © LTD / Patrice Normand/Leextra via opale.photo)

Est-ce parce que ses lèvres semblent dessinées à l'envers que l'histoire de sa vie aura été de chercher le rire - et de le trouver ? Avant d'être un journaliste de combat, un mousquetaire de la reine Liberté, un chanteur de cabaret autodidacte devenu philosophe, Philippe Val est un comique.

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« Aussi éloigné que possible du pessimisme vaniteux que de l'optimisme ridicule, il existe une sorte de point zénithal fragile où l'artiste survole avec grâce les enfers et les paradis auxquels aspirent ses contemporains. De cette hauteur et de cette solitude - qui est le prix de sa liberté -, tel un dieu, il jette des habits de lumière à la grise humanité. S'il vit souvent dans l'inquiétude, c'est qu'il lui arrive de n'être pas lui-même à la hauteur de sa hauteur, ce qui n'a d'ailleurs aucune importance », écrit l'ancien directeur de Charlie Hebdo, aujourd'hui chroniqueur à Europe 1, en parlant de Charles Trenet, qu'il place très haut dans la liste de ses idoles.

« Nous vivons un de ces moments inquiétants de notre histoire »

La définition vaut aussi pour l'auteur de ce livre auquel sied comme aucun autre le qualificatif « zénithal » : ces trente-deux courts chapitres, en effet, portent intellectuellement, politiquement, sensiblement et métaphysiquement à son acmé la recherche foutraque entreprise toute sa vie durant par un Philippe Val parti « à la rencontre du rire », selon ses mots. Le voilà aujourd'hui arrivé au point de se proposer de nous y emmener, nous. Ce qui aurait le mérite de conjurer, ne serait-ce que quelques instants, la « solitude » qu'il évoque. « Lecteur, comme j'aimerais te convaincre, apostrophe-t-il à quelques pages de la fin. J'aimerais qu'on soit suffisamment nombreux pour s'amuser ensemble. »

Dans l'intervalle, il aura dédié à Cabu son chapitre sur Trenet, souligné que « certains de [s]es amis, et parmi ceux qui [lui] étaient les plus chers, sont morts parce qu'ils étaient drôles » et précisé que le 7 janvier 2015, « des musulmans ont assassiné des gens qui riaient, parce qu'ils riaient ».

Dans l'intervalle aussi, il aura appelé de ses vœux « le grand rire intempestif qui nous échappe et nous domine au point de consommer les larmes de nos chagrins. Le rire qui souhaite la bienvenue au hasard et à l'étonnement. » Et de reprendre à son compte la distinction anglo-saxonne entre les humoristes qui font rire et les « clappers » qui font applaudir. « Pour être plus précis, qui se font applaudir. La plupart de nos comiques, à l'exception de Blanche Gardin et de quelques autres moins célèbres, sont des « clappers », des cabots fatigants qui remuent la queue parce que le public les félicite de voter à gauche », exécute-t-il. Avant d'alerter : « Nous vivons un de ces moments inquiétants de notre histoire où le rire frivole est de nouveau mal venu, coupable, ennemi de classe, contesté dans sa nécessité. C'est dans les périodes où l'affreux ricanement de connivence prend le pouvoir avec ses blagues de propagande et ses leçons de moralité publique que le rire monte sur l'échafaud. »

Dans l'intervalle encore, il aura livré les fruits - splendides - de « [s]a fréquentation personnelle » d'un Nietzsche que très sérieusement il tient pour « un comique » - et qui est un des héros du livre. Dans l'intervalle toujours, il se sera dévoilé : « Si j'ai décidé d'écrire un livre dont le sujet est le rire, c'est que j'ai eu la chance d'avoir une enfance triste. [...] On peut me faire confiance. Mon expertise sur le rire, son effet, et sa pratique, me viennent d'une solide connaissance de l'angoisse et de la mélancolie. » Philippe Val nous épargne pareillement la vanité et la fausse modestie. Pour se concentrer sur la clairvoyance. Le plus transperçant est sans doute son ode à cette « forme supérieure du rire » qu'est la musique. Et sa définition de l'ironie comme ce « qui fait éclore la beauté dans le silence de l'âme ».

Avant d'être un journaliste de combat, un mousquetaire de la reine Liberté, un chanteur de cabaret autodidacte devenu philosophe, Philippe Val est un comique

L'âme, elle est partout dans ce livre. Au moins une quinzaine d'occurrences. De l'invitation liminaire - « Tu découvriras, si tu persévères dans ta lecture, qu'au fil des pages, sans en avoir l'air, lentement, le rire apparaîtra, d'abord flou, lointain, puis plus net, et enfin proche et à portée d'âme » - à l'invocation du « droit de rire jusqu'au fond de l'âme » en passant par la mention de « [s]on âme fragile » et des nôtres. Sans parler du summum : « Les âmes aristocratiques capables de pleurer et de rire d'une même chose. » Cette simplicité foudroie, on le lui dit; il sourit et commande un thé vert au jasmin.

LA TRIBUNE DIMANCHE - Le mécréant revendiqué que vous êtes n'a pas pour habitude de truffer ses écrits du mot « âme ». Auriez-vous l'ambition de nous conduire sur un chemin initiatique qui ne dit pas son nom ?

PHILIPPE VAL - Ce recours à la sémantique métaphysique est volontaire. Le rire est une force tellement insaisissable, si difficile à définir, à chasser, à trouver; cela a à voir avec le charme pur, avec la magie, avec l'éternité, avec la grâce.

Avec Dieu, donc ?

[L'auteur du Dictionnaire philosophique d'un monde sans Dieu réprime une dénégation pour s'essayer à la diplomatie.] Ben... avec ce qu'on peut ressentir de Dieu en nous ! Je n'oublierai jamais la réplique du philosophe Clément Rosset un soir où je l'avais emmené chez Carla [Bruni] à la demande de cette dernière, qui voulait le connaître; il était 2 heures du matin, Carla lui dit : « Mais Clément, vraiment, vous ne croyez pas en Dieu ? »  « Pas du tout, non non ! » Elle insiste : « Pas la moindre relation avec l'idée de Dieu ? » Lui : « Non, enfin... la joie m'en rapproche, la souffrance m'en éloigne. » C'est génial, parce que c'est apparemment contre-intuitif. Moi c'est pareil : la joie m'en rapproche.

Peut-on dire que le rire est le sujet de votre vie ?

Oui. J'y travaille depuis que je suis gosse. J'erre autour de cette idée-là depuis si longtemps. Le rire, ce n'est pas intellectuel. C'est une réaction physique à une surprise. C'est pour ça que j'écris que le rire est réactionnaire.

N'est-ce pas surtout pour vous amuser - avec le double sens ?

Il faut s'amuser ! Quand j'étais gosse, mon père était sévère, on était quatre garçons, parfois je disais des trucs scandaleux, j'aurais pu me faire taper dessus par mon père, sauf que s'il éclatait de rire c'était gagné. Mes frères étaient tétanisés à l'idée de dire un dixième de ce que je disais. Il faut que ce soit très transgressif, pas un petit peu. Pour faire rire, il faut provoquer un étonnement. Ricky Gervais va tellement loin que je tombe par terre de rire, je me dis : « Ah le salaud, c'est gonflé, j'aurais aimé être à sa place... »

« Si cher que je puisse en payer l'aveu, je tiens que la fantaisie, la légèreté et la frivolité sont des vertus supérieures à toutes les autres. [...] Sans la primauté de la fantaisie, de la légèreté et de la frivolité, toutes les vertus, si grandes soient-elles, puent », écrivez-vous. Est-ce une profession de foi ?

Le rire, c'est LE sujet, le fond de l'affaire, le moteur. Les poètes que j'aime, à commencer par Apollinaire, me font tous rire. Parfois j'écoute une orchestration de Mozart, et c'est tellement beau que je me marre.

Est-ce parce que c'est LE sujet que vous paraissez avoir tourné sept fois votre stylo dans votre encrier ? Ou est-ce l'époque qui vous oblige à faire attention ? L'époque, je l'emmerde ! C'est parce que j'avais des choses très difficiles à écrire. Ce n'est pas évident de dire qu'il n'y a pas la joie de vivre, le rire, la gourmandise et la beauté sans le mal et sans l'horreur. Donc il faut embrasser aussi le mal. Il y a de la fascination et du plaisir devant le mal. Sans l'aveu de ce plaisir-là, on n'est pas honnête. Cela m'a demandé beaucoup beaucoup de travail d'écrire cela. Certains paragraphes m'ont pris trois jours.

Vous êtes plus ramassé que dans vos autres ouvrages...

Je voulais que la tête et la queue ne soient pas trop éloignées l'une de l'autre. Il fallait que tout reste groupé. Pour que ça fasse un tout dans la tête des gens qui refermeront ce livre. Je veux notamment qu'ils retiennent ce que je dis sur le dédoublement en partageant avec eux la clé que Gainsbourg m'a donnée.

Vous écrivez : « Un jour, dans les minutes qui précédèrent l'enregistrement d'une émission, j'ai vu Gainsbourg, avec lequel je venais de passer deux heures et qui n'avait bu que de l'Orangina, répondre à l'interview d'Yves Mourousi comme s'il avait bu un litre de whisky. Même quand il était à jeun, il fallait que Gainsbarre - sans lequel il était paralysé - ait l'air d'être un peu bourré. » Chacun doit-il se fabriquer un personnage ?

Le dédoublement est la condition de la liberté. C'est dans la distance entre je et moi que la puissance nietzschéenne peut irradier. Le rire est à ce prix-là. Moi par exemple, j'ai des doutes, des « down », des faiblesses, mais mon personnage, lui, il n'a pas mal, il a des couilles, il fait le malin, il essaye de donner aux gens qui le lisent ou l'écoutent l'appétit de penser par eux-mêmes. Les comédiens devraient lire ce livre. Ce personnage, il faut le désirer et il faut qu'il soit bon ; il est là pour que tu sois libre. Il doit dire ça, il doit faire ça. Le trac, c'est le moment douloureux où l'inconscient t'aide à fabriquer ton personnage.

Je ne veux pas être seul à ressentir ce que je ressens. Aimer ensemble un truc, c'est tellement fort. On se sent humains, frères humains

Vous ne vous adressez pas qu'aux comédiens ; votre propos est très politique. « Désormais, toute revendication d'identité, invalidante ou non, interdit tout dépassement d'elle-même par quelque rire que ce soit. Sans prétendre à l'exhaustivité, on peut faire une liste de ces choses que l'on est et qui ne doivent, en aucun cas, être offensées par ne serait-ce que l'ombre d'un sourire. Obèse, transsexuel, noir, arabe, émigré de culture musulmane, pauvre, femme, militant écologiste, lesbienne, chrétien de gauche, antivax, rappeur antisémite, marseillais, abonné de Mediapart, journaliste de Mediapart, intellectuel propalestinien, cisgenre, LGBTQRSTU, gilet jaune, végétarien, végétalien, végan, allergique aux ondes électromagnétiques, personne voilée ayant un utérus, homme enceint, homéopathe, crudivore, antispéciste, occitan, corse, basque, breton, alsacien, dénonciateur du sexisme et des propos offensants dont se sont rendus coupables les peintres et les écrivains de l'Antiquité à nos jours, pro-allaitement, sociologue, homosexuel... » Faut-il y voir un manifeste contre le différentialisme ?

Sans le rire il n'y a pas d'universalisme. C'est aussi un livre d'urgence.

Dans votre texte, on bute souvent sur un « mur de médiocrité ». Fût-ce deux fois moins que le mot « âme », le terme « médiocrité » revient néanmoins beaucoup...

Ça, je ne l'ai pas fait exprès, mais ça ne m'étonne pas, parce que le rire n'est pas médiocre. C'est le garant d'une âme vaillante qui a le courage d'être au monde. Les médiocres ont peur du rire. Les surmoi sont épais. La médiocrité est toujours en train de pleurnicher.

Vous faites passer une ligne de fracture entre « deux univers intellectuels irréconciliables, celui du ressentiment pleurnichard et celui du tragique rigolard ».

Cette ligne passe à travers chacun d'entre nous... [À cet instant, on remarque qu'il a trituré jusqu'à le réduire en miettes le papier du chocolat servi avec le thé.]

Au début et à la fin, vous confiez votre espoir d'être compris, et suivi, par le lecteur...

Je ne veux pas être seul à ressentir ce que je ressens. Aimer ensemble un truc, c'est tellement fort. On se sent humains, frères humains. Ce sont des moments où on se fout de la mort. Où on est éternels.

In fine, vous proposez un traité de philosophie pour oublier qu'on va mourir...

De la philosophie pratique. C'est une boîte à outils. En poussant le bouchon, on pourrait presque dire que c'est un livre de développement personnel...! [Le rire démarre lentement, il prend sa source quelque part entre le raclement de gorge et le hoquet ; maintenant qu'il a pris son élan, il peut dévaler les pentes en charriant le rocailleux de la vie, il n'est pas pressé de s'arrêter, et Philippe Val encore moins que lui - il n'en perdra pas une goutte et aimerait que vous en fassiez autant : ses yeux lancent des perches vous invitant à plonger dans le torrent. Pendant tout ce temps, ses lèvres restent à l'endroit.]

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Commentaires 2
à écrit le 07/04/2024 à 19:29
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Il existe encore ce gugusse ? Comment peut on encore l'écouter ?!?!?!

à écrit le 07/04/2024 à 11:11
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Mon Dieu ;-) Quel esprit, Quel talent, Tout ce que l'intelligence de la Nation porte de beau. Est ce l'époque ? Comment remettre en haut, ces personnages "nobles" et lucides ? Quand on regarde les autres "humoristes" on désespère.

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