Online Safety Bill : une loi pour mieux encadrer le web britannique...au coeur des polémiques

Conçue pour faire du web britannique l’internet le plus sûr au monde, cette loi actuellement examinée par les parlementaires d'outre-Manche propose de nombreuses mesures imposant de nouveaux devoirs aux plateformes, notamment dans le but de protéger les plus vulnérables, et en particulier les enfants. Mais l’enfer étant pavé de bonnes intentions, certains aspects de la loi suscitent l’inquiétude des défenseurs de la vie privée.
(Crédits : © Paul Hackett / Reuters)

Un « danger » pour « les technologies qui permettent de garantir la sécurité des internautes » : c'est ainsi que 68 chercheurs et professionnels de l'IT britanniques qualifient la nouvelle loi de régulation de l'internet qui, après un long chemin de croix juridique, pourrait être votée outre-Manche dans le courant de l'été. Un comble pour un texte baptisé « Online safety bill » (« Loi pour la sécurité en ligne ») !

À l'instar du Digital Services Act européen, voté l'an dernier, ce texte gargantuesque (il s'étale sur 225 pages, comprend 194 clauses et pourrait encore gonfler d'ici son adoption) ne vise ni plus ni moins qu'à remodeler l'internet en proposant un arsenal de nouvelles règles visant à garantir la protection des mineurs en ligne, lutter contre la désinformation et le cyberharcèlement, obliger les Gafam à rendre des comptes au pouvoir politique et entraver la capacité des terroristes à communiquer via l'internet. Incontestablement ambitieuse, salutaire et nécessaire pour ses défenseurs, la loi, qui semble actuellement emporter l'adhésion des parlementaires britanniques, n'en suscite pas moins de vives controverses.

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L'internet le plus sûr du monde ?

Si l'Union européenne est souvent accusée d'être un escargot en matière législative, force est de contester que le Brexit n'a pas permis aux Britanniques de se montrer plus vifs en la matière. Initiée sous Theresa May, la Online Safety Bill aura en effet vu défiler quatre Premiers ministres, cinq ministres du numérique, une pandémie et une guerre en Europe avant d'être votée.

Son objectif est, comme son nom l'indique, de rebattre les cartes pour faire du Royaume-Uni « l'espace le plus sûr du monde d'où accéder à l'internet ». C'est notamment les mineurs que la loi britannique entend mieux protéger. Elle prévoit ainsi d'obliger les sites pornographiques à vérifier que leurs utilisateurs sont majeurs, bien que la façon dont elle compte s'y prendre demeure pour l'heure indéterminée. L'idée de demander une carte d'identité a été évoquée, ce qui reviendrait toutefois à tuer l'industrie du X au Royaume-Uni. La vérification de l'âge pourrait même être étendue à tous les sites internet, ce qui a conduit Wikipedia à dire qu'il pourrait être contraint de cesser d'opérer au Royaume-Uni si jamais cette mesure venait à être adoptée.

D'autres mesures prévoient de contraindre les plateformes en ligne à mettre en œuvre davantage de moyens pour supprimer les contenus pédopornographiques, lutter contre le cyberarcélement, l'incitation au suicide, et filtrer les contenus potentiellement nocifs pour les jeunes utilisateurs.

Une réponse équilibrée aux débats autour de la liberté d'expression sur les réseaux sociaux

Si la loi britannique accorde beaucoup d'importance à la sécurité des jeunes internautes, nombre de régulations prévues concernent également les adultes. La loi propose notamment un système visant à résoudre le dilemme entre protection de la liberté d'expression et lutte contre les dérives en tous genres sur les plateformes, qui suscite d'âpres débats depuis plusieurs années dans de nombreux pays. Outre-Atlantique, les démocrates souhaitent par exemple que les plateformes comme Twitter et Facebook censurent davantage de contenus, tandis que les républicains les accusent au contraire d'en faire trop et de cibler volontairement leur famille politique.

En guise de compromis, la loi propose de diviser les contenus en trois catégories. Une première, la plus restrictive, comprend les contenus illégaux, comme la fraude et les menaces de mort : les plateformes seront tenues de supprimer ceux-ci, sous peine d'être responsables du point de vue de la loi.

La seconde comprend les contenus qui enfreignent les règles fixées par les plateformes, que celles-ci peuvent modérer comme bon leur semble.

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Enfin, une troisième catégorie comprend les contenus qui n'enfreignent ni la loi ni les règles fixées par les plateformes, mais qui peuvent déplaire à certains utilisateurs (comme les contenus jugés « haineux », terme très vague qui suscite d'âpres débats). Dans ce cas, les plateformes devront laisser aux utilisateurs la possibilité de filtrer ces contenus et de bloquer les utilisateurs non vérifiés (les « trolls anonymes »), personnalisant ainsi leur fil d'actualité pour répondre à leurs préférences.

Une manière de ménager la chèvre et le chou face aux débats qui ont par exemple lieu sur la gestion de Twitter, dont le patron, Elon Musk, souhaite s'en tenir à une politique de modération éliminant uniquement les contenus illégaux, jugeant qu'il revient au pouvoir politique et non aux entreprises privées de décider de ce qu'il est autorisé de dire ou non. Ses critiques veulent de leur côté la suppression de contenus légaux, mais considérés comme dangereux ou immoraux (comme, aux États-Unis, la désinformation ou encore les injures racistes et homophobes).

L'option choisie par le pouvoir britannique permettrait aux utilisateurs préoccupés par les contenus dits haineux, la désinformation ou les spams de bloquer ces contenus sans nuire à la liberté d'expression sur le réseau. Elle ne résout toutefois pas intégralement la question dans la mesure où la possibilité pour les plateformes de décréter quels contenus sont ou non autorisés leur donne une possibilité de censurer qui déplaira aux défenseurs de la liberté d'expression.

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Enfin, de récents amendements à la loi proposent également des mesures visant à sévir contre l'envoi de photos sexuellement explicites non sollicitées, le revenge porn et la publication de deepfakes mettant en scène des personnes dans de fausses scènes intimes.

Mettre les cadres de la tech en prison, est-ce bien raisonnable ?

Si l'écosystème technologique britannique s'accorde pour dire qu'il est grand temps de mettre en œuvre une nouvelle loi pour prendre en compte les récentes évolutions à l'œuvre sur la toile, la Online Safety Bill est loin de faire l'unanimité.

« Il est absolument nécessaire de voter une loi qui protège les plus jeunes et les plus vulnérables sur la toile. Il faut également inciter les géants du net à s'impliquer davantage dans la modération des contenus publiés sur leurs plateformes. Cependant, je suis très sceptique quant à certaines réponses que propose la loi, en particulier celle qui consiste à rendre les cadres des entreprises du numérique responsables pénalement », affirme Russ Shaw, fondateur de London Tech Advocates, un réseau local d'acteurs des nouvelles technologies.

En effet, pour les entreprises qui manqueraient à leurs nouvelles obligations, la loi prévoit des amendes allant jusqu'à 18 millions de livres sterling ou 10% du revenu (en fonction du chiffre le plus élevé des deux), le blocage de leurs services, et même des peines de prison pour les cadres.

« L'idée d'appliquer des sanctions financières à l'entreprise est tout à fait appropriée, mais le fait d'envoyer des personnes en prison est une folie qui risque de dissuader nombre d'entrepreneurs et de travailleurs de la tech de venir au Royaume-Uni. D'autant que dans certains cas, des salariés pourraient être punis pour des infractions qui ne sont pas de leur ressort : si la loi est votée telle quelle, personne de sensé ne viendra occuper un poste à responsabilité chez Meta ou Google au Royaume-Uni », s'inquiète-t-il.

Le chiffrement et la vie privée des internautes en danger

Afin de lutter contre la diffusion de pédopornographie, la Online Safety Bill requiert également des entreprises technologiques qu'elles s'occupent de détecter ce type de contenus. Or, les solutions comme WhatsApp et Signal, qui proposent le chiffrement de bout en bout, n'ont pas la possibilité de voir ce que partagent leurs utilisateurs. La seule solution pour ces entreprises serait donc de mettre fin à l'usage de cette technologie visant à protéger la vie privée.

Dans une lettre ouverte cosignée par six autres entreprises de messagerie, dont Signal, le dirigeant de WhatsApp, Will Cathcart, affirme ainsi que, votée dans son état actuel, la  loi donnerait à Ofcom, le gendarme des télécoms britanniques, « le pouvoir de forcer la surveillance des messages privés sur les services de communications chiffrés de bout en bout, rendant ce chiffrement obsolète et et compromettant la vie privée de tous les utilisateurs. »

Une inquiétude que partage Russ Shaw.

« À partir du moment où l'on donne la possibilité de contourner le chiffrement de bout en bout dans certaines circonstances, celui-ci perd sa raison d'être. Le public utilise des services de messagerie chiffrés car il sait que les messages envoyés ainsi sont confidentiels. Si l'on commence à y implanter des outils de surveillance, la technologie va perdre la confiance du public, surtout dans un pays où la notion de respect de la vie privée est fortement ancrée dans les mœurs, comme c'est le cas au Royaume-Uni. »

C'est également cette menace pesant sur le chiffrement de bout en bout qui a conduit les 68 professionnels de la sécurité cités au début de cet article à tirer la sonnette d'alarme dans une lettre cosignée. Apple est également monté au créneau pour les mêmes raisons.

La loi a beau atteindre la fin de son parcours, des modifications substantielles peuvent encore y être apportées. Ayant reçu l'aval de la Chambre des communes, elle est désormais étudiée par la Chambre des lords, qui peut suggérer des amendements. C'est cette actualité qui a conduit les experts britanniques à prendre position dans une lettre ouverte. À voir si leur appel sera entendu.

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