Finance durable, ISR, ESG  : se berce-t-on d'illusions  ?

Alors que la finance se veut de plus en plus durable, la tentation est grande de lui confier la transformation et la décarbonation de nos économies. Mais ne serait-ce pas attendre un peu trop d'un secteur qui s'est, certes, structuré autour d'une mission de financement de l'économie, mais aussi autour de la recherche de profit ? Une interrogation nécessaire, car de la question des responsabilités découle celle de la mise en œuvre et de l'action.
(Crédits : EU)

L'investissement durable peut-il transformer le monde ? Par conviction, un peu, et par obligation, beaucoup, le secteur financier s'est emparé des critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) et repense ses process et ses univers d'investissement. Objectif : accompagner les entreprises dans leur transition vers des business models moins polluants, les encourager au partage de la valeur ou encore à prendre en compte des atteintes à la biodiversité. Entre financement de solutions aux maux de la planète et réorientation des flux de capitaux en faveur de la transition, de loin, les acteurs du secteur financier semblent bel et bien orchestrer la transformation de l'économie.

Une vision trompeuse

Cette vision un peu idéale est hélas trompeuse, a nuancé Bertrand Badré, fondateur du fonds d'investissement Blue Like an Orange Sustainable Capital, à l'occasion de l'événement Partageons l'économie organisé par La Tribune (voir le Replay en vidéo ci-dessous). « La finance est un outil qui ira là où on lui dit d'aller. Le changement doit être canalisé, en premier lieu grâce à la puissance publique, au travers de la réglementation, de la fiscalité, des normes, puis grâce au marché. » Sans puissance publique, pas de finance responsable, du moins pas suffisamment pour imprimer le changement de direction indispensable. Et ce d'autant moins que la finance, laissée à elle-même, serait en réalité loin d'être verte. « Elle ne peut pas être plus verte que l'économie sous-jacente, la finance serait d'ailleurs plus noire que l'économie dans son ensemble. Elle concerne les émetteurs de titres, des sociétés plus grosses et plus mondialisées que la moyenne, donc très dépendantes des énergies fossiles. Faire croire que la finance pourrait, d'elle-même, décarboner l'économie est une fausse promesse », appuie Jean-Marc Jancovici, président du think tank The Shift Project, spécialisé dans les enjeux de décarbonation.

En filigrane apparaît donc une finance qui ne pourrait avancer sans l'aiguillon de la puissance publique, une finance qui n'apporterait également qu'une réponse parcellaire aux grands enjeux de la transition écologique.  « Le problème est qu'il existe aujourd'hui un tel foisonnement de données, de bruit, autour de l'ESG, de la finance durable, que la transition ne peut arriver si on laisse seuls la finance et les investisseurs. Ils ne pourront pas avoir une approche systémique, pourtant nécessaire », ajoute Geneviève Férone Creuzet, co-fondatrice et associée de l'agence Prophil. Un avis que la fondatrice de la première agence de notation extra-financière française n'est pas la seule à relayer.

Le cabinet de conseil spécialisé dans la finance responsable Axylia a publié ce mois de mai une étude sur le marché français de la finance responsable. En se basant sur une analyse des chiffres présentés sur le site du label ISR, Axylia estime que 60 % des fonds labellisés ISR de droit français sont des fonds monétaires, contre 30 % seulement un an auparavant. Difficile pourtant d'imaginer que le financement de la transition viendra du segment monétaire. L'ESG serait-elle un leurre, un miroir aux alouettes ? Ces chiffres ne surprennent pas Audrey Gross, porte-parole du label ISR : « De nombreuses sociétés de gestion ont, ces dernières années, décidé de faire labelliser toute leur gamme de fonds, cela se traduisant entre autres par une forte progression des fonds monétaires au sein du label. Cela pose la question de savoir si tous les fonds ou formes de gestion, notamment les fonds monétaires, les ETF, les dérivés, contribuent de la même manière à la démarche ISR ? C'est évidemment l'une des questions sur lesquelles le Comité se penche. »

Que manque-t-il vraiment à l'ESG ?

Comment renforcer la contribution de la finance à la transition, comment, pour reprendre les propos de Bertrand Badré, la canaliser dans la bonne direction ? Certains avancent un manque de moyens. Selon l'Institut de l'Economie pour le Climat I4CE, il faudrait entre 13 et 15 milliards d'euros supplémentaires chaque année pour que la France garde le cap de la neutralité carbone. L'épargne est pourtant là, pas moins de 300 milliards d'euros sont placés sur les livrets A, répond Eric Lombard, directeur général de la Caisse des Dépôts et Consignations. « Ce qui manque, ce sont les projets. Nous sommes prêts à investir en tant qu'actionnaire minoritaire dans des projets qui apportent des solutions face aux enjeux de transition. Nous devons aussi, collectivement, revoir ce que nous attendons de la finance, notamment en termes de rendement. » Car pour que la finance oriente les capitaux vers des propositions sociales et environnementales plus vertueuses, il faut admettre que le premier critère de sélection ne peut être le rendement. Et donc redéfinir en profondeur ce qu'est la finance. Un travail auquel s'est par exemple attelée la structure d'investissement 2050, lancée par Marie Ekeland, également co-fondatrice du fonds Daphni. Son objectif : créer un futur fertile, en privilégiant les secteurs comme l'agriculture, la santé, l'éducation... Mais parce que les entreprises seules ne peuvent apporter toutes les réponses, le fonds investit également dans le financement de communs stratégiques, comme la recherche ou des outils et des infrastructures en open source. Une démarche pour laquelle il a fallu surmonter bon nombre d'obstacles, notamment administratifs et juridiques.

Le financement de communs pourrait donc être la pierre manquante à l'édifice pour enfin créer une dynamique de changement holistique. Mais ici, le rapport semble s'inverser : si les projets existent, il est difficile d'y orienter du capital. Une mission dont pourraient s'emparer les pouvoirs publics ? « Nous sommes sollicités pour examiner, par exemple, l'opportunité de labeliser le financement de tiers lieux, ou d'autres éléments ayant des externalités positives sur un territoire ou une communauté, répond Audrey Gross. Néanmoins, à l'heure actuelle, la réalisation et la mise en œuvre de telles promesses n'est pas identifiable par le label. Réaliser de l'investissement connoté à impact est une autre démarche que la démarche ISR, ce qui explique que l'investissement à impact ne fasse pas partie du référentiel actuel du label ISR. Une démarche dite à impact suppose notamment, selon la définition de Place, de pouvoir conjuguer l'intentionnalité, l'additionnalité et la mesure. Or le pilier « additionnalité » n'est pas mature, ne fait l'objet d'aucun cadre normatif. »

Et si c'était justement la recherche qui pouvait contribuer à définir le cadre nécessaire à la finance pour canaliser son action et transformer l'économie en profondeur ? Les travaux en cours conduits à la demande de Bercy par Michèle Pappalardo, la présidente du Comité du label ISR, sont attendus cet été par la place de Paris pour clarifier la situation.

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Retrouvez l'intégralité du Replay du Forum Partageons l'Economie :

ESG, no more bla-bla-bla !

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