"Le prix d'iXblue n'est pas aussi délirant que cela" (Raphaël Gorgé, PDG du Groupe Gorgé)

Dans une interview accordée à La Tribune, le PDG de Groupe Gorgé, Raphaël Gorgé, qui a soufflé le 10 mars sous le nez de Thales et du fonds Adagia la pépite technologique iXblue, revient sur les clés du succès de cette opération. Il fait d'ailleurs observer que deux autres offres au moins étaient supérieures à celle de Groupe Gorgé. Ce qui montre que le fondateur d'iXblue, Hervé Arditty, a choisi le projet industriel et social qui correspondait le plus à son ADN et à son histoire. Raphaël Gorgé précise enfin qu'il n'y aura "aucune restructuration" dans la future entité, valorisée 820 millions d'euros.
Mariage d'ECA Group et d'iXblue : On va enfin réussir à faire émerger dans ce secteur une grande ETI, leader technologique et leader mondial dans un certain nombre de domaines. (Raphaël Gorgé, PDG du Goupe Gorgé)
Mariage d'ECA Group et d'iXblue : "On va enfin réussir à faire émerger dans ce secteur une grande ETI, leader technologique et leader mondial dans un certain nombre de domaines". (Raphaël Gorgé, PDG du Goupe Gorgé) (Crédits : Reuters)

LA TRIBUNE- L'opération entre ECA Group et iXblue semble être un tournant stratégique pour le groupe Gorgé. Qu'est-ce qui vous a poussé à vous jeter dans la compétition pour la reprise d'iXblue ?
RAPHAËL GORGÉ- 
iXblue est déjà une société qu'on connaît bien depuis très longtemps. iXblue et le groupe Gorgé sont deux sociétés qui sont proches l'une de l'autre par leur ressemblance : ce sont deux entreprises entrepreneuriales de la même taille, possédées par des personnes physiques et drivées par un moteur qui est la technologie. Hervé Arditty et moi sommes convaincus de l'importance de la R&D, par le développement de nouveaux produits et par le fait de rester à la pointe de la technologie. Cela crée une réelle proximité entre les deux sociétés. Elles ont su également combiner à la fois de la croissance externe et une forte croissance organique. Enfin, nous avons accueilli des anciens d'iXblue chez nous, et inversement.

Mais quel est l'intérêt de cette opération ? Avoir la taille critique ? Un projet industriel prometteur ? Les deux ?
L'intérêt de réunir les deux sociétés va permettre de faire jouer un certain nombre de complémentarités. Aujourd'hui, notre filiale ECA Group, qui va se rapprocher d'iXblue, occupe des positions fortes dans le domaine de la défense et travaille avec un grand nombre de marines dans le monde. Nous devrions pouvoir ouvrir cet accès à iXblue pour leur permettre de vendre un certain nombre de leurs produits à ces marines, qui ne sont pas déjà clientes chez eux. De son côté, ECA Group va pouvoir vendre ses produits, notamment dans l'hydrographie ou les géosciences, des marchés où iXblue est bien meilleur. Nous ne sommes pas exactement sur les mêmes segments de marchés...

Donc cela va faire gagner du temps aux deux sociétés en termes d'investissements...
... Effectivement, ce sont des marchés sur lesquels nous aurions sans doute fini par nous croiser. Une fois que nous avons développé et conçu des systèmes de drones pour la guerre des mines, les développer pour l'hydrographie aurait été naturel. iXblue a développé dans son chantier de La Ciotat un drone de surface pour des applications hydrographiques, le DriX. Nous pouvons raisonnablement le vendre en complément de nos robots sous-marins tout comme leurs centrales inertielles et leurs sonars. Ces synergies produits sur des marchés très proches sont intéressantes. En termes de couverture géographique, nous sommes aussi assez complémentaires. Ils sont présents en Amérique du Nord, en Amérique du Sud et en Europe du Nord, là où nous avons plutôt un ancrage en Asie, notamment en Asie du Sud-Est, et au Moyen-Orient. Nous allons pouvoir mettre en commun nos réseaux commerciaux. Le fait de mutualiser les ressources de nos deux sociétés, qui réalisent une grande partie de nos chiffre d'affaires à l'export, va nous apporter un plus. Ce sont des investissements très coûteux qui vont nous être plus facilement accessibles grâce à notre taille critique, en tout cas, notre taille plus importante.

Et industriellement, qu'est-ce que cela va vous apporter ?
Les deux entreprises sont sur des trajectoires de croissance fortes, iXblue avec le succès qu'ils ont obtenu sur leurs produits. De notre côté, le contrat de chasseurs de mines belgo-néerlandais, qui est très important, nous donne une très belle visibilité. Les deux sociétés ont une croissance, qui est déjà embarquée dans les carnets de commandes. Et puis surtout, il ne vous a pas échappé que nous sommes partenaires sur un certain nombre de programmes, notamment sur le programme belgo-néerlandais de chasseurs de mines, équipés notamment avec des systèmes robotisés de déminage. Un programme très important pour nous et pour eux. Car iXblue est un de nos partenaires importants dans ce projet. Nous sommes aussi ensemble sur le programme Ulyx de l'Ifremer, où ils fournissent un certain nombre de systèmes pour équiper le véhicule. Ce rapprochement permettra aussi d'apporter un levier opérationnel puissant aux activités dans l'aéronautique, la photonique, le quantique. Elles sont stratégiques et bénéficieront du rayonnement commercial plus important du nouveau groupe.

Entre ECA Group et iXblue, il y a donc beaucoup de synergies. Mais aussi beaucoup de sites dans les mêmes régions, voire dans les mêmes villes. Envisagez-vous une restructuration ?
Nous n'avons pas d'activités concurrentes, donc il n'y aura aucune restructuration. C'est un peu le hasard que nous soyons très proches géographiquement. Dans le Sud-Est, ils sont à La Ciotat, nous sommes à Toulon ; il y a les sites parisiens de Saclay (ECA Group) et de Saint-Germain-en-Laye (iXblue) ; et, enfin, nous sommes tous les deux installés à Lannion et à Brest en Bretagne.

Avez-vous des doutes sur une éventuelle possibilité d'un refus de l'opération par les autorités de la concurrence ?
Cette opération ira jusqu'au bout. Elle est bien sûr soumise à la consultation des salariés, qui doivent se prononcer chez iXblue. Mais nous n'avons pas de problèmes en matière de droit de la concurrence ni d'aléas, qui pourraient rendre le processus complexe. La transaction est vraiment sécurisée.

Vous avez payé iXblue sur un multiple supérieur à 15 fois l'Ebitda, ce qui est en général des multiples consentis par des fonds d'investissement. Que répondez-vous à ceux qui vous disent que vous avez surpayé iXblue ?
Les fonds d'investissement, qui étaient en compétition, devaient faire leur prix uniquement sur le projet iXblue. Si de notre côté, nous avons pu payer ce prix, c'est parce que nous avons présenté à nos banquiers et nos partenaires financiers qui nous accompagnent sur le financement, un projet industriel deux fois plus important : le mariage d'ECA Group et d'iXblue. Les banquiers qui financent, ont misé sur ce projet. Nous avons une surface deux fois plus importante, un projet a priori plus attractif et, surtout, des synergies que nous avons été capables de quantifier. Et donc, là où des fonds d'investissement étaient prêts à payer des prix tout à fait comparables uniquement sur iXblue, la valeur retenue qui est supportée par un groupe deux fois plus important, est à mon avis justifiée. Regardez Hydroid, un autre acteur sur le marché des drones sous-marins, a été payé 23 fois son Ebitda (le groupe norvégien Kongsberg a vendu en février 2020 pour 350 millions de dollars sa filiale Hydroid au groupe américain Huntington Ingalls Industries, ndlr). Le prix d'iXblue n'est pas aussi délirant que cela... Et puis pour finir, parmi les cinq concurrents qui avaient été retenus en phase finale sur le dossier iXblue, il y en a au moins deux qui étaient prêts à payer plus chers que nous à ma connaissance.

Qu'est-ce qui fait que le prix de ces sociétés est « raisonnablement » cher ?
Il est vrai que dans ces activités, on arrive à des multiples importants. On peut l'expliquer par les technologies de la robotique et de l'autonomie, qui deviennent de plus en plus stratégiques. Par exemple, nous n'aurions pas pu emporter le contrat belgo-néerlandais de 2 milliards avec Naval Group si nous n'avions pas présenté le bon système de robots. La valeur stratégique de ces technologies augmente leur valeur économique. .

Vous avez notamment comme partenaire financier ICG. A-t-il été décisif dans l'offre que vous avez pu remettre à Hervé Arditty ?
Il était effectivement raisonnable d'avoir un partenaire financier. ICG n'a pas été très difficile à convaincre : le projet ECA plus iXblue était intéressant. Le fonds ICG nous apporte uniquement de l'argent. De l'argent dans de bonnes conditions et avec un engagement pour nous de lui trouver de la liquidité dans un horizon très long, qui est de l'ordre de 7 ou 8 ans. D'ici là, nous avons une charge de remboursement extrêmement légère. Il n'est pas intéressé à être impliqué dans la gestion de l'entreprise. Ce n'est pas non plus leur culture de jouer un rôle et d'être des investisseurs en capital actif. ICG apporte du financement de type dette structurée. Il va bien sûr suivre ce qui se fait dans le nouvel ensemble et sa performance, comme le ferait n'importe quel investisseur.

Tout s'est-il décidé dans la soirée du jeudi 10 mars ?
Oui, je vous confirme que la journée de jeudi a été très intense.

Résultat, une équipe gagnante pour un projet dimensionnant pour le groupe Gorgé.
Je les ai sélectionnés parce qu'ICG est capable de réaliser des opérations de ce type-là. Ou plus exactement, il est très demandeur d'opérations dans lequel il y a un majoritaire, souvent, une personne physique qui réinvestit beaucoup. Ce qui est mon cas dans cette opération : j'apporte la totalité de l'entreprise ECA Group que je possède. C'est sur ces conditions qu'il y a eu un alignement d'intérêts qui leur permet de faire des financements dans des conditions intéressantes.

Selon vous, qu'est-ce qui a fait la différence entre l'offre de Thales et la vôtre, qui étaient les deux projets industriels en concurrence ?
Je ne me prononcerai pas sur les inconvénients éventuels que pouvait avoir l'offre de Thales. Ce que je peux dire sur notre offre : les managers et les salariés d'iXblue, que nous avons rencontrés à plusieurs reprises, se reconnaissent dans le projet industriel présenté par le groupe Gorgé. Ils savent qu'ils ont toute leur place dans cette nouvelle entité et qu'il n'y a pas de redondances. Nous voulons juste permettre aux deux entreprises de croître plus vite. Et je pense que dans les éléments qui ont été déterminants, c'est la manière dont l'ensemble des salariés et des managers, qu'ils soient dans la R&D, le commerce ou ailleurs, se retrouvaient dans le projet que l'on a présenté. Et ce d'autant plus que iXblue avait la particularité d'avoir une part très importante de ses salariés au capital. Je pense qu'Hervé Arditty est également très attaché à l'avenir qui était réservé à ses salariés. En termes de fonctionnement, d'agilité, d'autonomie, de perspectives de croissance et de synergies, notre projet avait beaucoup de qualités. Aussi, je ne sais pas si on va surpayer iXblue, mais en tout cas, d'autres étaient prêts à payer plus cher que nous.

Finalement, le prix n'était pas l'unique "moteur" d'Hervé Arditty.
Je pense qu'il était très attaché au projet de l'entreprise et à l'avenir de cette entreprise. D'ailleurs, il réinvestit à nos côtés. Il a cru au projet que nous lui avons présenté. Nous l'avions bien préparé. Je suis persuadé que l'entreprise que nous sommes en train de bâtir, sera un formidable acteur de cet écosystème. Mais Hervé Arditty a eu aussi des négociations très sérieuses avec les autres participants.

Votre projet s'inscrit-il également dans la durée ?
C'est également un point qui est important. Le groupe Gorgé est actionnaire d'ECA Group depuis 30 ans. Moi, j'ai l'intention d'accompagner ce nouvel ensemble pendant de longues années et pourquoi pas pendant des dizaines d'années. Ce projet industriel est un projet très, très excitant. On va enfin réussir à faire émerger dans ce secteur une grande ETI, leader technologique et leader mondial dans un certain nombre de domaines. Et cela plaît beaucoup à l'écosystème concerné que nous avons tenu informé, notamment la DGA et le ministère des armées. Ce sera aussi bénéfique pour Thales, qui aura un partenaire encore plus solide.

Le nouvel ensemble pourra-t-il faire rapidement de la croissance externe ?
Cette opération, qui repose sur le mariage de deux entreprises, nous donne vraiment de la souplesse. D'ailleurs, nous ne sommes pas allés au bout de nos capacités d'emprunt dans nos financements bancaires. Nous avons pu négocier avec nos banques des lignes de crédit complémentaires pour faire de la croissance externe. Nous avons déjà négocié un montant de 50 millions d'euros, qui est déjà défini. Mais oui nous avons la capacité de réaliser d'abord de petites acquisitions complémentaires et, au fur et à mesure du développement de l'entreprise et de l'amélioration des résultats, nous aurons à nouveau assez vite la capacité de réaliser des acquisitions stratégiques. Chez iXblue comme chez nous, nous avons cette habitude de la croissance externe. C'est un bon moyen de permettre à des entreprises, qui ont des technologies, des produits intéressants, d'avoir un rayonnement commercial plus important.

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