Un avion "vert" ne rejetant pas de dioxyde de carbone (CO2) d'ici à 15 ans : c'est l'objectif de la filière aéronautique tricolore inscrit en toutes lettres dans le plan de relance du secteur présenté par le gouvernement français en juin dernier, pour le successeur de l'A320Neo, l'avion moyen-courrier d'Airbus.
Un défi que les industriels doivent impérativement relever pour répondre aux attentes environnementales de la société concernant la lutte contre le réchauffement climatique, et éviter ainsi des mesures visant à limiter le transport aérien. Un défi colossal puisque, comme le rappelle Patrick Gandil, le directeur général de la Direction générale de l'aviation civile (DGAC), la marche technologique à gravir est du même ordre, voire encore plus haute que celle franchie après la deuxième guerre mondiale par les premiers avions pressurisés et les premiers avions à réaction.
Parmi les différentes solutions évoquées pour réussir un tel exploit dans un délai aussi court, tous les espoirs sont placés dans l'hydrogène, qui permettrait de ne rejeter que de la vapeur d'eau.
"Pour éviter le CO2, il est clair que le stade ultime de l'histoire est de brûler (dans les moteurs) de l'hydrogène", précise-t-il, "sous réserve néanmoins que les énergéticiens conçoivent un hydrogène propre, non fabriqué à partir d'hydrocarbures."
Or, un avion à hydrogène n'est pas sans poser problème. Plus que l'utilisation de piles combustibles, explique le directeur de la DGAC, la formule privilégiée "vise à brûler de l'hydrogène dans une turbine à gaz" ("le coeur central de nos moteurs est une turbine à gaz"), comme n'importe quel gaz ou kérosène vaporisé (ce dernier n'est plus à l'état liquide quand il entre dans la chambre de combustion). Pour autant, la complexité ne viendra pas tant de la manière d'utiliser l'hydrogène que de son stockage et de son transport dans l'avion.
C'est même "la principale difficulté de l'hydrogène", fait remarquer Patrick Gandil.
Pierre Moschetti, sous-directeur de la construction aéronautique à la DGAC, abonde :
"On pourrait quasiment utiliser l'hydrogène avec les moteurs d'aujourd'hui sans apporter trop de modifications à ces derniers. Ce ne serait pas très optimal, mais cela fonctionnerait néanmoins assez bien. Les défis technologiques posés par l'hydrogène se situent en amont, au niveau du transport et du stockage dans l'avion, et ils sont très importants".
La forme des avions sera moins aérodynamique
En effet, l'hydrogène étant un gaz extrêmement léger, impossible de l'embarquer à l'état gazeux. Les volumes nécessaires pour faire voler un avion sont inimaginables et il est donc indispensable d'augmenter la densité de l'hydrogène. Pour cela, il faut le comprimer en le faisant passer à l'état liquide. Or, l'hydrogène ne se liquéfie qu'à partir de -253° avec une pression de 1,0131 bar. Pour y parvenir, l'utilisation de réservoirs cryogéniques s'impose, comme dans les fusées.
Problème : sans même parler de l'extrême variation de température entre celle des réservoirs et celle observée dans les moteurs (1.500° pour les parties les plus chaudes, 800° pour les parties les plus fraîches), la taille volumineuse et la forme cylindrique ou sphérique que doivent avoir les réservoirs empêchent de les placer dans les ailes comme c'est le cas aujourd'hui avec le kérosène. Conséquence : la silhouette des avions, qui n'avait pas changé depuis 70 ans (un fuselage, des ailes avec des moteurs fixés au-dessous), est appelée à être modifiée.
"Il va falloir loger des réservoirs de forme cylindrique ou sphérique (celles qui résistent à la pression) un peu partout sur l'avion. La forme des aéronefs sera moins aérodynamique qu'aujourd'hui. Attendez-vous à voir des avions avec des poignées d'amour un peu partout pour pouvoir loger de tels réservoirs", plaisante Patrick Gandil.
L'expérience du spatial
Une difficulté "mais pas une impossibilité", ajoute-t-il, car "nous construisons des fusées avec des réservoirs cryogéniques depuis longtemps avec des niveaux de sécurité très élevés, même s'ils sont plus faibles que ceux de l'aviation et qu'il y a donc encore du travail à faire", de ce côté-là.
Mais, contrairement à la fusée qui doit embarquer de l'oxygène, "l'avion a l'avantage de naviguer dans l'atmosphère", fait observer le directeur de la DGAC, et il pourra donc prélever de l'oxygène avec lequel l'hydrogène liquide entrera en réaction de combustion.
Présents depuis des années dans le domaine spatial, Airbus et Safran, dont l'entité commune Airbus Safran Launchers est devenue en 2017 ArianeGroup, ne partent pas d'une feuille blanche. Et s'attellent à relever le défi. Depuis plusieurs mois, un consortium réunissant Airbus, Safran, ArianeGroup et l'Onera (le centre français de la recherche aérospatiale) travaille sur cette question du stockage de l'hydrogène dans un avion.
Calendrier ambitieux
Si le projet est terriblement ambitieux, son calendrier l'est tout autant. Car, en visant une entrée en service d'un avion à hydrogène aux alentours de 2035, les industriels ont anticipé le projet de quinze ans par rapport à ce qu'ils imaginaient un an plus tôt seulement. Au salon aéronautique du Bourget 2019 en effet, un tel avion n'était pas attendu avant 2050. Pour 2035, on parlait plutôt d'un avion ultra sobre consommant environ 30% de moins que ceux d'aujourd'hui. Ceci grâce à l'allègement de la masse par l'introduction à grande échelle de matériaux composites qui n'existent que très peu sur la famille A320, mais aussi à un nouveau système propulsif, une électrification poussée de l'avion, à la fois afin de remplacer l'hydraulique pour actionner différents équipements et pour servir d'appoint aux moteurs dans les phases de décollage dans le but d'éviter d'avoir des moteurs trop puissants.
Un avion, deux programmes de recherche
Pour gagner 15 ans en moins d'un an, l'approche a été chamboulée. Plutôt que travailler de manière séquentielle (d'abord l'avion ultra sobre, ensuite l'avion à hydrogène), les recherches vont se dérouler de manière parallèle à la fois sur le système propulsif ultra sobre et sur un système de réservoirs cryogéniques.
En agissant ainsi, "nous gagnons une étape", explique Patrick Gandil. Et d'ajouter : "Il s'agit du même avion mais les travaux se font en parallèle", avec un tronc commun quelle que soit l'énergie retenue.
Car l'avion à hydrogène sera un avion "ultra sobre équipé de réservoirs cryogéniques", précise-t-il.
Sauf qu'à un moment, il faut trancher.
"Nous pouvons rester assez longtemps sans opter très vite. Nous travaillons par modules et nous pourrons nous interdire de choisir trop tôt la technologie, que cela soit sur les avions ou sur les moteurs. Il y a un point de décision quelque part dans 5 ans, où nous aurons des pistes sur la maturité de l'hydrogène pour voir s'il est raisonnable de continuer", assure Pierre Moschetti.
Cette façon de fonctionner permet donc d'avoir un plan "B" dans l'hypothèse où la solution hydrogène n'atteindrait pas ses promesses ou si l'environnement concurrentiel devait contraindre Airbus à lancer un avion plus tôt.
Mais même si un avion ultra sobre serait déjà une prouesse technologique - puisqu'un gain de 30% de consommation revient déjà à sauter une génération d'avions -, il ne serait néanmoins, aux yeux de Patrick Gandil, qu'un "pis-aller dans la mesure où la société attend un avion décarboné."
Dix milliards d'euros de recherche et développement
Le programme de recherche et développement est évalué à 10 milliards d'euros et sera financé à 50-50 entre les pouvoirs publics et les industriels. La participation de l'État constitue un gage de confiance pour les industriels. Début août, dans une interview accordée à La Tribune, le directeur général d'Airbus, Guillaume Faury, jugeait en effet le calendrier crédible :
"La forte volonté politique pour décarboner l'aviation permet d'obtenir des soutiens qui nous permettront d'y parvenir. Une entrée en service en 2035 d'un avion décarboné est réaliste. Cela suppose un lancement de programme aux alentours de 2027 et que les technologies soient prêtes en 2025 puisqu'il faut deux ans pour préparer un tel lancement. Du travail a déjà été fait. Des développements ont été lancés il y a plusieurs années car une partie des technologies sur lesquelles nous voulons nous appuyer sont déjà utilisées dans d'autres secteurs industriels. Certes, il y a beaucoup de défis à les introduire dans un avion, mais ce n'est pas du tout impossible. Avec l'aide financière des gouvernements, nous sommes encore plus confiants qu'avant. Après, quel sera cet avion, sur quel segment, avec quel impact sur la première entrée en service en termes de pénétration de marché... c'est encore impossible de le dire. Sur le plan technologique, une entrée en service en 2035 nous paraît tout à fait réaliste".
Si un tel avion était conçu sur le moyen-courrier, les bénéfices pour l'aviation seraient énormes à l'échelle mondiale. Car ces avions représentent aujourd'hui plus de 70% de la flotte mondiale et Airbus dominait ce marché avant même la crise du coronavirus et celle du B737 MAX. Pour les vols long-courriers, en revanche, une aviation décarbonnée passera par le développement à grande échelle des biocarburants.
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