La perspective d'un accord conclu dès le mois de juin prochain, comme prévu initialement, s'éloigne peu à peu. Car les positions semblent irréconciliables entre commissaires européens, gouvernements nationaux et eurodéputés, réunis la semaine dernière à Bruxelles dans le cadre de « super trilogues ». Les pourparlers ont en effet été interrompus vendredi, après que le Parlement européen a rejeté une nouvelle proposition du Conseil européen - l'instance qui réunit les Etats membres -, la jugeant encore trop éloignées de ses revendications.
Ce sont pourtant les contours d'un outil majeur de la politique européenne que les trois institutions devront, tôt ou tard, décider de concert, prenant effet dès le début de l'année 2023 : la prochaine mouture de la Politique agricole commune (PAC) qui, avec un budget de 387 millions d'euros - dont 270 milliards d'aides directes aux agriculteurs -, déterminera une partie non négligeable des revenus de ces derniers jusqu'en 2027. Et orientera la politique de l'Union européenne en la matière, dans un contexte reconnu d'urgence climatique.
Les éco-régimes divisent
Les Vingt-Sept avaient bien approuvé, en octobre 2020, la réforme de cette politique, et décidé de son « verdissement » par la mise en place de nouveaux « éco-régimes » - des primes accordées aux exploitants participant à des programmes environnementaux exigeants. Mais sept mois plus tard, le niveau de conditionnalité de ces aides et les volumes de financements qui leur seront consacrés divisent toujours au sommet de l'Union.
Quant les eurodéputés plaident pour un mécanisme ambitieux, les Etats s'inquiètent de changements trop brutaux. « Je me demande si on est partenaires ou adversaires », va jusqu'à dire Eric Andrieu, eurodéputé (Socialistes & Démocrates), rapporteur sur la PAC pour sa partie OCM (organisation commune des marchés).
Des dissensions à l'image de celles agitant les Etats membres, qui devront chacun soumettre à Bruxelles leur propre plan stratégique national de la PAC, et voient leurs agriculteurs se déchirer depuis plusieurs mois entre volontés de « verdissement » et crainte de perdre des aides précieuses.
Seuil de financement des éco-régimes
Pour l'heure, les gouvernements nationaux, qui semblent donc pencher du côté des seconds, mettent en avant leur « pragmatisme » : sur le montant des aides dédiés aux éco-régimes, les Etats réunis dans le Conseil souhaitaient limiter les volumes de financement consacrés à l'éco-régime à 20% seulement des aides du premier pilier (qui concerne celles allouées directement aux agriculteurs pour leur assurer un revenu minimum) - avant de se dire finalement prêts à accepter un seuil de 25%. Un montant toujours en deçà des prétentions du Parlement européen, qui demande lui une hausse à 30% minimum.
« Pour la PAC en cours, on avait voté un premier pilier à 30% de crédit pour le « verdissement ». Alors que depuis, la nécessité d'agir sur les enjeux climatiques a été formellement reconnue, [...] tout le volet lié à l'écologisation de la future PAC serait désormais inférieur à 30%. Ce serait une diminution très surprenante, et non conforme aux ambitions européennes », fait valoir Eric Andrieu.
D'autres blocages subsistent sur l'éventuelle période de transition pour la mise en place de ces éco-régimes : le Conseil demande à pouvoir réallouer, pendant quelques années, une partie de ces financements à des projets traditionnels, dans l'hypothèse ou la demande émanant des agriculteurs ne serait pas au niveau de l'offre. Un mécanisme qui pourrait conduire à moins doter les éco-régimes, avertissent les eurodéputés. « Selon la proposition du Conseil, tout ce qui ne sera pas réinjecté entre 18% et 25% pourra être redistribué dans le cadre d'aides découplées. Donc de fait, le plafond se situerait en fait à 18% », affirme l'eurodéputé Eric Andrieu.
« Les ministres ne s'inquiètent que des fonds alloués aux éco-régimes et non utilisés, sans imaginer un instant qu'ils pourraient s'avérer insuffisants face à une forte demande des agriculteurs », s'était agacé à cet égard l'eurodéputé Peter Jahr vendredi.
Flexibilité
D'autant que, dans le projet présenté par le Conseil, chaque pays disposerait d'une marge de manoeuvre pour décliner au niveau national les ambitions de l'Union. Hors de question pour les eurodéputés, qui redoutent que cette liberté ne dérive vers l'anarchie. « Le Conseil se comporte comme si le Pacte Vert [la feuille de route environnementale ambitieuse de la Commission, ndlr] n'existait pas », s'est ainsi alarmé Pascal Canfin (Renew, libéraux).
Tandis que le Parlement exige un encadrement strict afin d'aligner les politiques nationales sur les stratégies climatiques européennes - qui fixe, entre autres, des objectifs de cultures biologiques ou de baisse des pesticides ambitieux -, pour le cabinet du ministre de l'Agriculture français, Julien Denormandie, intégrer tous les objectifs environnementaux dans la PAC serait « impraticable ».
Pour cause, les pays membres ne cachent pas leur crainte de se voir enfermés dans un cadre d'une grande complexité administrative, et potentiellement éloignés des attentes réelles des exploitants. « Les agriculteurs ne doivent pas être ensevelis sous la bureaucratie [...] Nous voulons récompenser les pratiques environnementales, mais cela doit être praticable financièrement », avait ainsi averti la ministre allemande Julia Klöckner vendredi. Et la ministre portugaise Maria do Céu Antunes, qui négocie au nom des Etats, d'ajouter : « Nous voulons conclure un accord, mais pas à n'importe quel prix ».
Les échanges devraient cependant reprendre rapidement : les négociateurs tenteront, à nouveau, de se concilier en juin, lors de la prochaine réunion des ministres européens de l'Agriculture. « Je pense que l'on peut y arriver pendant ce mois, si le dialogue est rétabli très rapidement. Il faudrait au moins aboutir sur une décision politique, quitte à ce que les aspects techniques soient réglés dans les mois qui suivent », avance Eric Andrieu.
Car chacun le sait à Bruxelles, le temps presse : lorsque le Portugal passera le flambeau de la présidence du Conseil à la Slovénie, le 1er juillet prochain, les probabilités de trouver un compromis s'éloigneront encore.
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