Crise du bio : « L'enjeu pour Biocoop, c'est surtout de ne rien changer »

LE GRAND ENTRETIEN. Face au ralentissement du marché du bio constaté depuis plusieurs mois, Biocoop ne se décourage pas. Le leader des magasins spécialisés mise sur une offre alliant bio, local, commerce équitable, vrac, etc., afin de convaincre des consommateurs de plus en plus désorientés face à la multiplication de propositions "saines" et "écologiques" sur le marché. Son président, Pierrick De Ronne, et son directeur général, Sylvain Ferry, expliquent à La Tribune la stratégie de la coopérative.
Giulietta Gamberini
« L'agro-industrie et la distribution traditionnelle ont dénaturé le cahier des charges stricto sensu du bio », affirme Sylvain Ferry, DG chez Biocoop, rejoint par son président, Pierrick de Ronne, qui renchérit: « Les consommateurs sont déçus de voir des produits bio emballés sous plastique, importés de l'autre bout du monde, récoltés par de quasi-esclaves... ce qui est totalement interdit chez Biocoop. »
« L'agro-industrie et la distribution traditionnelle ont dénaturé le cahier des charges stricto sensu du bio », affirme Sylvain Ferry, DG chez Biocoop, rejoint par son président, Pierrick de Ronne, qui renchérit: « Les consommateurs sont déçus de voir des produits bio emballés sous plastique, importés de l'autre bout du monde, récoltés par de quasi-esclaves... ce qui est totalement interdit chez Biocoop. » (Crédits : DR)

LA TRIBUNE - Comment la coopérative Biocoop vit-elle l'actuel ralentissement du marché du bio?

SYLVAIN FERRY - Nous ressentons ce ralentissement du marché depuis le mois de mai 2021. Il a été un peu plus faible jusqu'en septembre mais, à partir de cette date, il s'est agi d'un véritable coup de frein. Nous avons terminé l'année avec une baisse de 1% de notre chiffre d'affaires global, ce qui est exceptionnel, puisque c'est la première fois que Biocoop régresse. En tant que coopérative, qui n'a pas de modèle financiarisé, ce résultat est toutefois totalement supportable pour nous, mais, évidemment, il nous questionne sur les raisons de ce recul du bio.

Comment analysez-vous justement ce phénomène?

S.F. - Il s'agit d'une situation multi-factorielle, portée par plusieurs effets qui se cumulent: on peut vraiment parler d'un mauvais alignement des planètes. Une première cause conjoncturelle complique la lecture du phénomène: l'épidémie de Covid. Depuis la fin de la pandémie, on constate en effet que les Français font leurs courses dans moins d'enseignes qu'avant son début. Les spécialistes du bio, qui ne sont pas des enseignes de référence des courses, subissent inévitablement ce phénomène. La baisse des fréquences est d'ailleurs visible dans tous nos magasins en France. L'accélération du drive, qui a beaucoup progressé, a aussi forcément eu un impact, d'autant plus que les sur-consommateurs de drive sont aussi des sur-consommateurs de bio, mais on ne sait pas encore le quantifier. La consommation à emporter aussi a probablement pénalisé les réseaux de proximité, ainsi que la progression de plates-formes numériques spécialisées dans l'alimentation bio.

Mais deux autres causes me semblent plus importantes: le retour vers le local et les commerces de bouche, ainsi que la concurrence croissante aux garanties du logo AB. Pour certains consommateurs, ce dernier ne représente plus la seule référence en termes de protection de l'environnement et de la santé. Il y a d'autres logos voire de démarches commerciales, comme par exemple le "zéro résidus de pesticides", la "Haute Valeur Environnementale", ou encore C'est qui le Patron?!, qui essaient de prendre cette place, sans être pourtant toujours à la hauteur, et qui sèment le trouble dans l'esprit du consommateur.

PIERRICK DE RONNE - Puisqu'on passe d'un marché de l'offre à un marché de la demande, la concurrence par le prix devient beaucoup plus importante. Et l'agro-industrie comme la distribution traditionnelle ont dénaturé le cahier des charges stricto sensu du bio, puisqu'elles n'en ont pas respecté l'esprit. Les consommateurs sont donc déçus de voir des produits bio emballés sous plastique, importés de l'autre bout du monde, récoltés par de quasi-esclaves... ce qui est totalement interdit chez Biocoop.

Comment cette crise est-elle vécue par vos producteurs?

P.D.R. - Ils subissent eux aussi la baisse de la demande, et peinent à s'adapter à ce nouveaux contexte. Malheureusement, d'ailleurs, les producteurs et les transformateurs qui ont fait le choix du 100% bio et du commerce équitable -les plus engagés dans ce projet d'entreprise et de société- sont aujourd'hui les plus pénalisés car ils ont tous les œufs dans le même panier et ne peuvent pas baisser leurs prix. Ceux qui font aussi du conventionnel ou qui vendent sur plusieurs circuits de distribution, voire à l'international, en revanche, sont moins touchés. Ils ont la possibilité de déclasser leur production bio, de baisser les prix. Mais ils déstructurent ainsi encore plus ce que le bio a construit pendant 40 ans.

L'enjeu est donc de maintenir le cap sur nos engagements, et de faire en sorte que l'agriculture bio soit vecteur de valeur pour l'ensemble de la filière, sans qu'on reproduise ce qu'a fait le conventionnel pendant 20 ans: des prix bas et de la perte de valeur, payés par les producteurs en bout de chaîne.

Comment se pose pour vous notamment la question des nouvelles conversions au bio?

P.D.R. - La coopérative maintient ses lignes de soutien car nous pensons que le bio a toujours du potentiel. Mais nos groupements de producteurs ont en effet décidé de ne pas favoriser de conversions cette année, en attendant que le marché se stabilise.

Comment se situe Biocoop dans ce paysage changeant?

S.F. - Le contexte actuel est très intéressant pour Biocoop, qui a l'avantage de réunir l'offre de bio, de local, de commerce équitable, donc de cocher beaucoup de cases pour répondre aux divers besoins des consommateurs. Historiquement, Biocoop va beaucoup plus loin que le cahier bio. En plus de vendre 100% de produits bio, nous revoyons toutes les formules pour que tous les composants, y compris les arômes et les colorants, soient bio.

P.D.R. - En France, nous représentons déjà 20% du commerce équitable français, alors que nous ne pesons que pour 0,9% sur le commerce alimentaire. Et en moyenne, chaque année, le local constitue 15% de notre chiffre d'affaires. Nous respectons la saisonnalité de nos fruits et légumes: 50% de nos fruits et légumes sont déjà de pleine saison, et nous ne proposons pas de produits issus de serres chauffées. Nous ne vendons pas de bouteilles en plastique et ne recourons pas au transport par avion. 93% de nos fournisseurs sont des PME ou des TPE, et pour le reste ils sont des ETI, jamais des groupes cotés en Bourse.

Quelle est votre stratégie pour l'avenir?

P.D.R. - L'enjeu pour Biocoop, c'est surtout de ne rien changer, et de rester le seul acteur capable d'amener de la cohérence entre toutes ces propositions, en gardant le bio comme socle commun, mais en répondant aussi à l'ensemble des enjeux sociaux. La restructuration du marché laisse d'ailleurs penser que nous serons probablement la seule coopérative au milieu d'acteurs de la grande distribution, sans actionnaires à rémunérer.

Nous allons donc continuer à affirmer notre singularité et nos partis pris forts contre, par exemple, l'ultra-transformation, ou pour le commerce équitable, le local, le vrac, le respect des saisons. Nous allons le faire tout d'abord via notre marque Biocoop, qui porte l'ensemble de nos engagements, mais nous travaillons avec l'ensemble de nos fournisseurs dans cette direction. L'avenir chez nous passe par de la radicalité et du militantisme, qu'il faudra mieux communiquer.

S.F. - Nous voulons notamment accélérer sur trois axes, dont le premier est la transition écologique. Afin de rapprocher la production de la consommation, nous travaillons notamment sur la relocalisation de filières bio qui avaient disparu en France, telles que celles des cornichons, des graines de moutarde, des lentilles corail. Pour réduire nos emballages, nous travaillons aussi sur la remise en place de boucles locales de réemploi des bouteilles de verre, et nous voulons accroître le vrac, dont nous représentons déjà pourtant 19% du marché en France.

Le deuxième axe, c'est le partage de la valeur. 36% de nos magasins sociétaires sont déjà des entreprises sociales et solidaires (ESS). Et nous développons des filières de commerce équitable France-France, qui garantissent des prix de revient aux producteurs français.

Le troisième axe, c'est l'alimentation bio exigeante. Nous participons au développement des semences "libres", directement utilisables par nos paysans, et voulons supprimer au fur et à mesure tous les marqueurs de l'ultra-transformation de nos produits, en retirant par exemple la pectine des confitures ou le sel nitrité des charcuteries. Nous pensons que cette démarche de cohérence totale permettra à Biocoop de continuer à être le leader des spécialistes bio.

Ce pari tiendra-t-il dans le contexte actuel, très inflationniste?

S.F. - Aujourd'hui l'inflation touche plus le conventionnel, soumis aux marchés mondiaux, que le bio, ce qui réduira probablement les écarts entre les prix. Mais nous sommes conscients qu'en période de forte inflation, "l'image prix", qui n'est pas favorable au bio et profite aux distributeurs les moins chers, est capitale. Nous n'espérons donc pas que notre stratégie attire vers nous des clients du conventionnel, mais nous pensons qu'elle nous profitera face à d'autres offres du bio.

P.D.R. - Les acteurs opportunistes du bio en mettront néanmoins probablement moins en rayon, ce qui peut aussi constituer une opportunité.

Allez-vous continuer d'ouvrir de nouveaux magasins?

P.D.R. - En raison de la situation du marché, nous aurons sans doute moins de candidatures, puisque beaucoup de territoires sont déjà bien maillés. Le marché spécialisé va se structurer et il y aura sans doute des fermetures, là où le marché est saturé. Mais 30% du territoire français, notamment dans l'Est du pays, n'est toujours pas couvert par un magasin Biocoop: nous n'allons donc pas stopper le développement, puisque nous voulons que notre proposition de valeur soit présente le plus possible auprès des consommateurs.

Quels sont vos projections chiffrées?

S.F. - L'année dernière, nous avons ouvert 81 magasins et, cette année, notre objectif est d'en ouvrir 50. Quant aux fermetures, nous n'avons pas d'inquiétudes majeures.

Comment voyez-vous le futur du marché du bio?

P.D.R. - Si la stabilisation du marché est évidente, elle n'est pas simple à analyser, puisqu'on se compare à des années exceptionnelles. Nous sommes néanmoins conscients que plusieurs signaux sont au rouge: le pouvoir d'achat, mais aussi le paysage politique, pas très favorable à l'écologie. Je n'ai pas d'inquiétude sur le moyen terme, le bio pouvant s'appuyer sur le seul cahier des charges contrôlé et sérieux. Il y a d'ailleurs un vrai intérêt collectif à aller dans cette direction: si on passait de 10% à 17% de surface agricole, on créerait 300.000 emplois. Mais, collectivement, on se prépare à des années où il va falloir en réexpliquer les fondamentaux, ce qu'on compte d'ailleurs faire prochainement avec l'Agence bio.

La communication va-t-elle vraiment suffire pour stimuler la demande?

P.D.R. - Nous pensons que oui, à deux conditions. Il faut qu'elle soit récurrente, ce qui demande des moyens réguliers. Et on ne peut pas parler de bio sans le comparer au conventionnel, et sans parler notamment de pesticides ou d'OGM. Les consommateurs doivent avoir toutes les cartes en mains afin de faire leur choix et ainsi voter avec leur ticket de caisse.

Propos recueillis par Giulietta Gamberini

Giulietta Gamberini

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Commentaires 6
à écrit le 30/04/2022 à 9:25
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Difficile de lutter contre les lobbys, le dumping social et le dumping fiscal sans parler de la corruption généralisée.

à écrit le 29/04/2022 à 16:13
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Même si je suis un fidèle client de Biocoop, je m'abstiens malgré tout d'acheter certains produits, dont le prix est totalement injustifié.

à écrit le 29/04/2022 à 12:34
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On peut penser aussi que le bio finira par se fondre dans la production industrielle en y apportant une partie de son cahier des charges mais en préservant les rendements pour absorber les surcoûts…….

le 29/04/2022 à 13:17
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On ne peut avoir le même rendement entre le bio et l' industriel: le cahier des charges est incompatible avec la réalité sanitaire , phyto-sanitaire et le cycle des plante s: plus l 'exploitation est grande plus le risque de maladie est élevé (ex les...

à écrit le 29/04/2022 à 12:16
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le titre est hallucinant! avec la recession qui s'annonce dans un pays au bord de la faillite, ou les taux remontent fissa et ou l'inflation est en train de faire les poches a tt le monde,, le consommateur va vite aller chez les distributeurs 1er pri...

le 29/04/2022 à 13:10
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apparemment tout le monde et la majorité n ' a pas la même réalité: quand on voit le monde dans les restau, chez les coiffeurs, sur les plages, sur les routes, le niveau de réservation pour les vacances de cet été...le nombre de suv en France, la cri...

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