L'objectif figure désormais en tête de la plupart des propositions de politique alimentaire : en matière d'alimentation, la France doit chercher à être souveraine, entend-on de tous bords depuis la crise sanitaire et maintenant la guerre en Ukraine. Aujourd'hui, toutefois, l'Hexagone est loin d'être autonome. Grandement exportateur, mais aussi fortement importateur, le pays ne fournit aujourd'hui que 60% des aliments nécessaires pour satisfaire la consommation de ses habitants, explique une étude du think tank Utopies.
Ce taux global - calculé en valeur et non pas en volume - est en outre essentiellement porté par la transformation alimentaire, laquelle prise seule, couvre près des trois quarts (72%) des besoins en produits transformés de la population française. La production agricole, elle, assure moins de la moitié de la consommation de produits agricoles bruts (43%), et ce, alors que ces derniers ne pèsent que 7% dans les repas des Français.
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Pourtant, la France aurait les moyens d'une autonomie beaucoup plus élevée, de 108%, considère l'étude. L'amont agricole, c'est-à-dire la production - dont 26% des produits sont aujourd'hui exportés directement ou étant incorporés à des aliments transformés - pourrait fournir 98% de la production nécessaire pour satisfaire la demande interne. La transformation alimentaire, aujourd'hui exportée à 24%, pourrait carrément couvrir 114% des besoins.
Une autonomie régionale inférieure à celle nationale
Cet écart entre potentiel et réalité émerge aussi lorsqu'on analyse les différences -marquées - entre filières et régions.
"Si l'on considère l'amont agricole, chacun des secteurs français est en capacité de répondre à plus de 60% de la demande nationale, et la majorité d'entre eux s'avèrent même excédentaires", note l'étude. "Quant aux secteurs de la transformation agroalimentaire, les ¾ auraient la capacité d'approvisionner 100% de la consommation nationale".
Or, les taux d'autonomie par filière oscillent entre 22% pour la culture des fruits et 90% pour la fabrication de céréales pour le petit-déjeuner.
Quant aux régions, en moyenne, le potentiel d'autonomie atteint 131% pour la production agricole et 140% pour la transformation agroalimentaire. Si 100% de la production était tournée vers la demande régionale, seules quatre régions n'auraient pas la capacité productive de couvrir l'ensemble de leur consommation en produits agricoles et transformés (l'Île-de-France, la Provence Alpes Côte d'Azur, la Corse et l'Auvergne Rhône-Alpes pour l'amont agricole). Pourtant aujourd'hui, aucune ne dépasse l'autonomie alimentaire nationale : en moyenne, l'autonomie alimentaire régionale est de 35%, et les taux d'autonomie oscillent entre 1% pour l'Île-de-France et 30% pour la Bretagne en ce qui concerne la production agricole, et entre 30% pour l'Île-de-France et 56% pour l'Auvergne Rhône-Alpes en matière de transformation agroalimentaire.
47% de la production agricole des régions françaises est en effet exportée, pour 29% vers d'autres régions et pour 71% vers l'international. Quant aux produits transformés, 60% sortent de leurs frontières régionales et sont pour plus de la moitié (55%) exportés vers l'étranger.
Une diversité des activités alimentaires à accroître
Le manque d'autonomie français concerne d'ailleurs aussi les facteurs de production, puisque la quasi-totalité des matières premières des combustibles fossiles, mais aussi trois quarts des intrants chimiques et des équipements agricoles et agroalimentaires, 61% des emballages métalliques (61%) et plus de 40% des emballages en plastique et en carton sont importés, souligne Utopies.
Cette situation limite les capacités de résilience de la France face aux divers aléas (climatiques, naturels, industriels, sanitaires, etc.) susceptibles de perturber le fonctionnement de son système alimentaire. D'autant plus que la diversité des activités alimentaires (agricoles, agroalimentaires et d'industries connexes) du pays et de ses régions peut encore être améliorée. Cette diversité est cruciale car elle facilite les échanges de matières et de compétences et est susceptible d'accroître la production locale et de faire face au risque de pénuries. Ainsi Utopie estime cette diversité à 82,3% pour l'ensemble du pays par rapport à la diversité maximale possible. Pour les régions, son taux oscille entre 67,6% en Île-de-France et 81,9% dans les Hauts-de-France.
L'urgence de protéger les terres agricoles
Comment alors maximiser la production tournée vers les besoins domestiques, au niveau national mais encore plus régional, et consolider les filières qui ont une place essentielle dans l'alimentation quotidienne, s'interroge Utopies ? Les actions doivent être ciblées selon les filières en distinguant leurs catégories : par exemple, celles "critiques" - comme la culture de fruits et légumes et la pêche - qui ne produisent pas assez pour répondre à la consommation nationale et dont plus de 25% de la production est exportée. Ou encore celles d'appui" - telles que l'élevage - qui se trouvent dans la situation exactement opposée.
Mais d'une manière générale, le rapport insiste sur la nécessité d'activer plusieurs leviers, en coordonnant les actions de l'Etat et des collectivités territoriales. Tout d'abord, protéger voire développer les terres agricoles, qui ont été divisées par deux depuis 1950, dont le prix a crû de 50% en 20 ans et qui sont de plus en plus concentrées dans un nombre décroissant d'exploitations. Les territoires peuvent jouer un rôle important, via l'élaboration des schémas et plans d'aménagement locaux.
La nécessité d'améliorer les revenus des agriculteurs
Utopies rappelle aussi l'urgence de mieux partager la valeur tout au long de la chaîne alimentaire, afin de contenir l'effondrement de l'emploi agricole, alors qu'un agriculteur sur deux est en âge de partir à la retraite d'ici 2026, et que les emplois agricoles permanents sont passés de 2,3 millions en 1970 à 659.000 en 2020. Un objectif poursuivi par les loi Egalim 1 et 2 adoptées sous le premier mandat d'Emmanuel Macron, mais encore non atteint.
"Pour atteindre un revenu cible moyen de deux Smics par exploitation agricole, il faudrait, en moyenne, augmenter le montant versé aux agriculteurs de 10% à 15%, toutes filières confondues", calcule Utopies.
"Si cette augmentation était répercutée à parts égales entre les industries agroalimentaires, les intermédiaires et le consommateur final, les industries agroalimentaires observeraient un recul de 2,6% de leur valeur ajoutée, les intermédiaires (transporteurs, distributeurs) verraient reculer leur marge de 1,7% et les consommateurs verraient le prix des aliments augmentés de 0,7%", estime le think tank.
Mais le cabinet de conseil insiste aussi sur la nécessité de diversifier les sources de revenus des producteurs, par plusieurs moyens. Tout d'abord, l'intégration à la ferme de l'étape de la transformation, grâce à l'implantation de petits outils de production comme des micro-conserverie de fruits et légumes ou des yaourteries, éventuellement mutualisées, permettant de capter une plus large part de la valeur ajoutée des produits. Ensuite, par la production d'énergie (solaire, éolienne, issue de la méthanisation), par le développement des dispositifs de paiements pour services environnementaux, ou encore par la multiplication des offres de séjours à la ferme aux particuliers ou aux entreprises.
Des "parentés productives" trop souvent ignorées
Une autre source de résilience mise en avant porte sur une meilleure distribution de la transformation alimentaire sur le territoire, afin de la rapprocher des lieux de production et de la rendre plus efficiente face à la demande locale.
Un objectif qui demande une meilleure connaissance du tissu local par les transformateurs, de nouvelles relations contractuelles avec les producteurs, une révision de la logistique locale incluant le digital...
Afin d'accroître l'offre locale, Utopies rappelle aussi la nécessité de mieux exploiter les "parentés productives" : des compétences ou des technologies déjà utilisées localement et proches de celles recherchées dans les secteurs qu'on veut développer. Des ressources disponibles trop souvent ignorées à cause des cloisonnements entre filières.
Le think tank suggère de mobiliser les entreprises locales disposant des savoir-faire permettant de développer de nouvelles productions, notamment en facilitant leur accès aux outils productifs ; à encourager les collaborations et mutualisations locales ; à favoriser l'émergence les projets valorisant les ressources locales, y compris les coproduits et les déchets.
"Un formidable défi politique et citoyen"
Enfin, accroître la résilience implique aussi d'innover, pour accélérer l'adaptation des filières au défi écologique et climatique, notamment en diversifiant la production comme la consommation. Et pour cause : à titre d'exemple, chaque augmentation d'un degré de température mondiale ferait diminuer les rendements en blé de 6%. Utopies fait appel à la créativité des acteurs agroalimentaires, mais encourage aussi le développement de dynamiques de mutualisation des flux par zones d'activité.
"(...) la question alimentaire, plus que toutes les autres, va nécessiter d'œuvrer à la fois dans les champs de la planification (stratégie agricole, investissement dans les infrastructures industrielles et logistiques...), de l'innovation (résilience des semences, sobriété des process, décarbonation de l'offre alimentaire), de la réglementation (intégration des externalités environnementales dans les cadres comptables, fiscalité carbone), et du changement de comportements (capacité de l'aval à collaborer avec l'amont agricole, construction d'un prix juste, évolution des pratiques d'achat et composition de l'assiette)", résume Utopies.
"L'intégration des externalités négatives et positives - comme la valeur du local pour le consommateur - peut notamment avoir un effet radical sur les prix, et ainsi sur les choix des consommateurs et des distributeurs", espère Annabelle Richard, auteur de l'étude.
"En cela la résilience alimentaire constitue une question complexe et passionnante, qui porte en elle tous les enjeux sociétaux du XXIe siècle. Elle est aussi, bien au-delà de la simple question technique à laquelle elle est parfois réduite, un formidable défi politique et citoyen", conclut le cabinet.
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