Guerre en Ukraine : pourquoi les produits « bio » pourraient moins souffrir de la hausse des prix

INTERVIEW. Émancipé des engrais azotés et moins dépendant des marchés internationaux pour l'alimentation animale, le bio est, dans un contexte inflationniste comme celui actuel, un outil de résilience alimentaire, estime Laure Verdeau, directrice de l'Agence Bio. Alors que le marché commence à fléchir, elle regrette que les consommateurs manquent toutefois d'informations sur ses véritables vertus.
Giulietta Gamberini
Pour maîtriser l'inflation alimentaire, il faut activer les mêmes leviers de transition que le bio met en avant depuis des années: varier la consommation de protéines, manger des produits de saison, limiter le gaspillage, et panacher les circuits d'approvisionnement, car les prix des circuits courts et artisanaux ne sont pas aussi touchés par les cours mondiaux que ceux de la grande distribution, note Laure Verdeau.
"Pour maîtriser l'inflation alimentaire, il faut activer les mêmes leviers de transition que le bio met en avant depuis des années: varier la consommation de protéines, manger des produits de saison, limiter le gaspillage, et panacher les circuits d'approvisionnement, car les prix des circuits courts et artisanaux ne sont pas aussi touchés par les cours mondiaux que ceux de la grande distribution", note Laure Verdeau. (Crédits : Eric Gaillard)

Après des années de croissance à deux chiffres, en 2021, pour la première fois, le marché des produits bio a fléchi. En valeur, les ventes ont baissé de 3,1% par rapport à 2020, a calculé l'Institut de recherche et d'innovation (IRI). Toutefois, selon un sondage mené par l'Institut CSA pour l'Agence française pour le développement et la promotion de l'agriculture biologique (Agence Bio), le 19e Baromètre de consommation et de perception des produits biologiques, l'alimentation bio continue de recruter de nouveaux consommateurs, et 90% des Français continuent de consommer bio au moins de temps en temps. Laure Verdeau, directrice de l'Agence Bio, explique cet apparent paradoxe, et analyse les voies d'avenir de ce marché, dans un contexte de chamboulement de l'ensemble de l'offre alimentaire.

LA TRIBUNE - Depuis quelques mois, le bio subit pour la première fois, après des années de croissance à deux chiffres, une baisse de la demande. Est-ce que le contexte inflationniste risque d'aggraver ce phénomène?

LAURE VERDEAU - Tout d'abord, la baisse de la demande d'aliments bio doit être mise en perspective par rapport à la baisse du marché alimentaire en général. Les achats de farine bio diminuent de 18%, mais ceux de farine non bio de 20%. En outre, ces chiffres concernent les ventes en grande distribution, qui, pour l'alimentation dans son ensemble occupe 80% du marché, mais qui, pour le bio, n'atteint que 55%. Le marché du bio est beaucoup plus morcelé, avec 28% des achats dans 3.000 points de vente spécialisés et 10% dans 26.000 points de vente en circuits courts, auxquels s'ajoutent le circuit artisanal et la restauration commerciale et collective. Tous ces segments ont eu probablement des comportements plus contrastés, mais nous n'aurons les chiffres qu'en juin, car les acteurs ont jusqu'au 31 mars pour déposer leurs comptes.

Dans le contexte inflationniste actuel, on peut toutefois imaginer que les prix du bio, émancipé des engrais azotés de synthèse, dont les coûts s'envolent, vont croître moins que ceux des produits de l'agriculture conventionnelle. D'autant plus que le bio prévoit une obligation d'autonomie partielle pour l'alimentation animale. Si, mécaniquement, elle limite la taille des exploitations, elle les rend plus indépendantes. La contractualisation pluriannuelle, plus répandue dans le bio, diminue aussi sa sensibilité à la volatilité des marchés. Le bio est un outil de résilience alimentaire.

Enfin, pour qu'ils mettent plus de bio dans leur assiette sans trop affecter leur budget, les citoyens doivent être éduqués. Mais rien n'existe pour leur expliquer comment revoir leur alimentation afin d'absorber les hausses de coûts. Or, pour maîtriser l'inflation alimentaire, il faut activer les mêmes leviers de transition que le bio met en avant depuis des années: varier la consommation de protéines, manger des produits de saison, limiter le gaspillage, et panacher les circuits d'approvisionnement, car les prix des circuits courts et artisanaux ne sont pas aussi touchés par les cours mondiaux que ceux de la grande distribution.

Dans votre baromètre, vous faites notamment état d'une tendance au recul des achats en grande surface au profit des marchés locaux. Mais quid des enseignes spécialisées: constate-t-on des difficultés?

Effectivement, il semble y avoir une stagnation du marché. On constate notamment une baisse de la fréquentation et du panier moyen. Puisque, ces dernières années, le nombre de points de vente a crû, le chiffre d'affaires au mètre carré baissera donc sans doute, et il commence à y avoir des fermetures de magasins. Le ralentissement de ce segment est surtout dû à l'ouverture croissante de points de vente directe de producteurs qui se veulent "presque bio". C'est une nouvelle catégorie qui émerge et qui est difficile à quantifier. Elle profite de la préférence pour le local exprimée par les Français. En plus, d'autres labels, qui font du "bio-like", sans pour autant avoir les mêmes garanties, prennent des parts de marché grâce à des prix intermédiaires.

Dans votre baromètre, vous relevez un paradoxe: face à l'achat de produits bio, le frein du prix se réduit, mais le nombre de consommateurs quotidiens souhaitant maintenir leur niveau d'achats en produits bio diminue aussi, bien que légèrement. Comment l'expliquer?

Le frein du prix diminue pour plusieurs raisons. D'abord, le bio s'est banalisé dans les supermarchés, où il y a de moins en moins de rayons dédiés au bio, et ses produits sont de plus en plus mis côte à côte avec ceux non bio. Cela permet de voir que les écarts de prix sont inférieurs à ce qu'on imaginait. Ensuite, pendant les divers confinements, beaucoup plus de personnes se sont saisies de leurs enjeux alimentaires. Le télétravail facilite en outre la gestion des stocks, la réduction du gaspillage et la maîtrise des dépenses. Enfin, le bio est désormais accessible dans des circuits de plus en plus variés.

Quant à la limite des dépenses, on s'attendait à pire, car une bonne partie des Français souhaite toujours maintenir voire augmenter ses achats de produits bio. L'enquête ayant été menée en novembre, je ne sais pas si les résultats seraient les mêmes aujourd'hui. Mais l'observatoire montre également que les achats de produits bio s'affirment aussi dans des catégories très sensibles au prix. L'année dernière, on avait gagné 15% chez les ouvriers et les employés, les jeunes et les femmes, des clients qui restent sur-représentés parmi nos nouveaux consommateurs cette année, malgré une baisse globale du nombre de ces derniers. Or, lorsque ces personnes viennent au bio, elles contribuent encore plus à faire baisser le frein du prix.

Vous observez que la principale motivation des achats en bio est la santé, alors que le lien de causalité entre bonne santé et la consommation de produits bio n'est pas encore éprouvé. Dans un contexte où de nombreuses autres offres "santé" émergent, cette motivation première ne risque-t-elle pas finalement de nuire à la demande de bio?

La difficulté dans l'établissement de cette corrélation vient aussi du fait que les consommateurs de bio mangent différemment des autres, et globalement de manière plus saine. Cela montre que le bio entraîne des changements bénéfiques. En plus, chez les nouvelles générations, entre 18 et 24 ans, la première motivation est désormais plutôt l'environnement.

Mais l'enjeu aujourd'hui est effectivement de mettre en avant les liens entre le bio et les préoccupations sociétales qui émergent. On n'a notamment pas assez souligné que le bio est une garantie pour le bien-être animal, les animaux n'étant pas attachés, pas mutilés, pas systématiquement traités aux antibiotiques, etc. Il faut aussi rappeler les bienfaits du bio pour l'environnement. Une exploitation bio, c'est 30% de biodiversité en plus. Chaque année, les Agences de l'eau dépensent presque 100 millions d'euros pour pousser les agriculteurs installés près des zones de captage à se convertir au bio. Sans oublier que le bio protège aussi la santé des agriculteurs et des riverains. Chaque euro dépensé en bio est bénéfique pour l'ensemble de la société.

Sur certains de ces sujets, notamment le bien-être animal, le bio est toutefois aussi remis en cause comme pas assez strict. Faudrait-il relever le niveau d'exigence?

Le bio, c'est un cahier des charges de 300 pages dont tout le monde peut prendre connaissance. Je n'en connais pas de privés et contrôlés qui soient meilleurs en matière de bien-être animal. Le bio subit chaque année un contrôle obligatoire et un contrôle inopiné, menés par 12 organismes certificateurs agréés par l'État qui effectuent 300 contrôles par jour. Aucune forme d'agriculture n'est contrôlée aussi souvent, et cela ne peut pas être comparé à de simples allégations marketing.

Mais, effectivement, bien qu'il y ait beaucoup moins de traces de pesticides dans le bio, il n'est pas une garantie de résultat. Un agriculteur bio qui respecte le cahier des charges, et qui n'utilise donc pas de pesticides, peut être victime de la pollution d'à côté, avec comme conséquence, parfois, des produits non conformes. L'enjeu du bio, à la différence par exemple des labels qui mettent l'accent sur le résidu de pesticides dans le produit, est justement et surtout de cultiver sans pesticides de synthèse pour ne pas en avoir dans l'eau, le sol, l'air qui entourent le fruit.

Que faire alors pour relancer la demande?

Puisque, pour la première fois, on est sorti d'une pénurie de l'offre et on se retrouve confronté à des arbitrages des consommateurs, il faut redonner envie de bio. Notamment en objectivant le message, en les informant. Plus d'un Français sur deux estime en effet ne pas avoir assez d'infos sur le bio.

Mais il nous manque 20 millions d'euros par an pour communiquer sur les avantages du bio et sur comment manger plus de bio à budget maîtrisé. Et, alors que 13% des agriculteurs français sont en bio, on ne leur accorde pas 13% de parole sur les sujets agricoles. Depuis le début de la guerre en Ukraine par exemple, quand on parle d'agriculture, on parle surtout de blé et de tournesol. Et le "biologique" aurait été un quatrième bon mot à mettre en avant dans le volet agricole du plan France 2030, à côté de "numérique, robotique et génétique". On attend donc du Conseil de l'agriculture française que, lors du grand oral des candidats organisé à l'occasion de son congrès, la question du bio soit présente à la hauteur du pourcentage de ses membres bio.

Vous avez néanmoins annoncé le lancement d'une campagne en mai, à l'occasion du Printemps du bio.

Oui, nous avons fédéré à cette fin 1 million d'euros de la part des inter-professions et des syndicats du bio, qui sera piloté par l'Agence, laquelle bénéficie pour sa part d'une dotation supplémentaire du gouvernement de 400.000 euros. Le message sera co-élaboré.

C'est une première initiative, qui nous oblige enfin à travailler tous ensemble dans le même sens car, sinon, les agriculteurs bio et non bio ne passeraient pas le même message. Le travail consiste maintenant à trouver des dénominateurs communs afin de parvenir à défendre le bio selon des angles qui conviennent à tout le monde. On ne peut pas axer la campagne sur les pesticides de synthèse, car cela ne fédérerait pas des inter-professions dont les membres en utilisent.

Quels seraient alors des angles communs?

Le premier est sans doute celui de l'engagement. On est tous d'accord sur le fait qu'il faut soutenir l'engagement des agriculteurs bio afin que les conversions puissent se poursuivre et que ceux qui se sont déjà convertis puissent vendre leurs produits à un prix rémunérateur. Les agriculteurs bio sont de vrais entrepreneurs qui prennent des risques au nom du bien-être collectif, qui œuvrent à la souveraineté alimentaire et qui, pour produire avec moins d'intrants, doivent avoir un niveau d'expertise agronomique très élevé. Tout le monde convient aussi que, dans une démocratie alimentaire, il faut que les citoyens soient informés sur les spécificités du bio.

Et à plus long terme?

Il faut que les inter-professions aient des budgets sanctuarisés, et que le bio fasse partie de leur gouvernance. Mais il existe aussi d'autres dispositifs permettant d'orienter les consommateurs vers des choix alimentaires bénéfiques à l'ensemble de la société. Éduquer les citoyens sur l'alimentaire en général et le bio en particulier, c'est le sens de l'histoire.

Quelles autres pistes pour l'avenir du bio?

La restauration collective s'est bien saisie du 20% exigé par la loi Egalim 1. Quant à la restauration commerciale, elle nous semble pouvoir constituer un vrai débouché, alors qu'aujourd'hui elle n'achète que 2% de produits en bio. Les chefs ont un véritable rôle à jouer, et une responsabilité. Nous avons déposé une demande de fonds européens pour mener un programme de trois ans sur leur acculturation, afin que le bio entre dans leurs achats alimentaires au-delà du vin. Comme pour les ménages, afin de maintenir l'équation économique, cela implique des changements d'usage à l'échelle globale du restaurant: gaspiller moins, utiliser plus de produits bruts, moins de détergents, moins d'emballages. C'est une mutation qui prend entre 18 et 24 mois. Nous voulons agir sur la formation initiale - qui, sur neuf mois, ne prévoit que quatre heures sur l'ensemble des signes officiels de qualité - et sur la formation continue. On peut mettre un peu plus de bio partout: les 176.000 restaurants en France ont tous un rôle à jouer pour soutenir la demande.

Giulietta Gamberini

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 2
à écrit le 29/03/2022 à 20:06
Signaler
En effet s'il y a bien un phénomène dont nos dirigeants ne vont pas parler c'est la chute du pouvoir d'achat et donc des achats, c'est frappant sur le terrain en tout cas. Une caissière me disait, merci à elle, qu'il y avait bien moins de gens qui ve...

à écrit le 29/03/2022 à 17:16
Signaler
Le "Bio", le vrai en circuit court, saisonnier, n'a jamais été cher. Il faut seulement accepter de ne pas manger des tomates en Février par exemple.😃

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.