Automobile : « Si on veut privilégier les véhicules européens, il faudra peut-être faire le choix de creuser la dette » (Julien Pillot)

Concurrence chinoise, réindustrialisation, leasing social... Cette année a été marquée par d'importantes mesures sur le volet de l'industrie automobile. A la suite des annonces sur la mise en place des Zones à faibles émissions (ZFE) et avant d'autres mesures présentées à la rentrée, Julien Pillot, économiste et enseignant-chercheur à l'INSEEC décrypte pour nous les faisabilités et les risques sur le plan économique.
Julien Pillot : « Je pense que les gens ont majoritairement compris ce que la ZFE signifiait et que ce n'était pas très juste. Nous sommes en train de créer les conditions d'une fracture sociale dans un pays qui est déjà passablement fracturé. »
Julien Pillot : « Je pense que les gens ont majoritairement compris ce que la ZFE signifiait et que ce n'était pas très juste. Nous sommes en train de créer les conditions d'une fracture sociale dans un pays qui est déjà passablement fracturé. » (Crédits : Julien Pillot)

LA TRIBUNE - Dès cet automne, le gouvernement précisera la mise en place d'un leasing social à 100 euros par mois à destination des ménages aux revenus les plus faibles pour accélérer sur l'électrique. De leur côté, les constructeurs européens semblent sceptiques. Est-ce réalisable ?

JULIEN PILLOT - À court terme, sauf à creuser la dette, non. Ce n'est pas réaliste. Encore moins avec des véhicules européens et encore moins avec des véhicules français. Ça, c'est assez clair. Après, plus on va produire et vendre de véhicules électriques, moins le coût de production unitaire sera important et on peut espérer des voitures à 100 euros par mois. Reste que les premiers véhicules qui répondront à ces critères seront chinois encore une fois. Si on veut privilégier les véhicules européens, il faudra peut-être faire le choix de creuser la dette. Mais cela restera un arbitrage politique à faire.

En parlant d'arbitrage politique, il y a eu un assouplissement des règles cette semaine concernant les Zones à faibles émissions dans les grandes villes. Les associations regrettent ce recul alors que le nombre de morts par an dus à la pollution de l'air est de près de 50.000 personnes en moyenne. Quel est votre regard sur ce dossier bouillant ?

Il y a un sentiment d'urgence et de non-préparation. Si cette mesure a été ressentie comme brutale par la population (86 % des personnes sont défavorables selon un sondage du Sénat, ndlr), c'est probablement que ça l'est. Je ne crois pas que ce soit un effort insuffisant de pédagogie. Je pense que les gens ont majoritairement compris que ça allait être compliqué pour eux et pas forcément très juste. Si l'on reste sur un raisonnement plus macroéconomique, on est en train de créer les conditions d'une fracture sociale dans un pays qui est déjà passablement fracturé.

Le problème ne se poserait pas dans les mêmes proportions si, à côté de ça, on avait mis en place des alternatives telles que davantage de transports en commun, davantage de navettes, davantage de parkings relais qui permettent de se rapprocher du cœur de la ville. Et puis, sur les derniers kilomètres : des trains, des trams, des bus, des vélos en libre-service... Mais là, nous sommes en train de dire à des personnes qui n'ont pas les moyens de vivre au centre des villes et qui n'ont pas les moyens d'acheter des véhicules propres, qu'il sera compliqué de se rendre dans ces lieux. C'est la double peine, et au bout d'un moment, la coupe est pleine.

Lire aussiZFE : « Il faut moins brutaliser les gens » (Jean-Luc Moudenc, France urbaine)

Comment faire alors pour résoudre un tel casse-tête ?

Tout d'abord, je crois que les bonnes solutions ne peuvent être pensées qu'au niveau local, pas de façon centralisée à Paris pour prendre en compte les bassins de populations de façon hétérogène. Dans certaines métropoles, les conditions d'accès au centre-ville sont moins compliquées que dans d'autres centres, certaines ont aussi pris de l'avance en matière de maillage territorial sur les transports en commun. Les réalités sont multiples.

Établir des règles distinctes d'entrée dans chaque métropole ne créerait-t-il pas plus de confusion pour les automobilistes, en particulier ceux qui doivent en traverser plusieurs par jour ?

Si, bien sûr. Quand les règles sont différenciées, évidemment, ça crée de la friction, ça crée une asymétrie et de la complexité. Mais, à mon sens, cette surcouche de complexité est un maigre prix à payer relativement à la casse sociale. Ce n'est pas la première fois qu'on fait des choses qui sont discutables en matière de mobilité sur la partie sociale. Regardez les subventions sur l'électrique, ceux qui ont pu en bénéficier pour l'instant sont plutôt des ménages qui sont assez aisés. En fait, dans le principe, on a vu peu de familles dans la précarité avoir les moyens de pouvoir s'offrir un véhicule électrique, même avec la subvention.

Cette subvention à l'achat d'un véhicule électrique apparaît pourtant nécessaire pour limiter la fracture sociale...

Bien sur ! Et si on ne la relève pas, voire même si on la réduit au fur et à mesure que le parc électrique devient suffisamment abondant, on risque juste de dire à des populations défavorisées qu'on a aidé des populations favorisées en priorité. Ça peut s'entendre en pure rationalité économique de vouloir supprimer des subventions à partir du moment où le produit est compétitif en matière de coûts, mais parfois, il faut mettre l'économie au second plan et intégrer d'autres dimensions. Parce que la fracture sociale et ses conséquences pourraient être terribles.

Le bonus électrique pour l'achat de voitures neuves n'a pas été rehaussé, mais le gouvernement a décidé de le flécher sur l'impact carbone pour favoriser les voitures européennes, est-ce une bonne chose ?

Introduire une dose de protectionnisme sur ce marché très stratégique en Europe, dans un monde où les Américains ont l'IRA et les Chinois ont leurs propres règles me paraît de bonne guerre. Reste que, vous pouvez mettre les doses de protectionnisme que vous voulez, ce n'est pas ce qui renforcera la compétitivité du tissu productif. Nous sommes tous en retard en Europe, pas plus du côté français qu'allemand d'ailleurs.

Le risque est de renchérir le coût des véhicules électriques dont une grosse partie du processus de production a été réalisée hors des frontières. Tant que l'on n'aura pas réussi à mettre la main sur des gisements de métaux sécurisés, sur des capacités de raffinage et sur d'autres maillons essentiels de la chaîne de valeur, les mesures protectionnistes risquent de se montrer moins efficaces que ce qu'on espérait au départ car cela n'empêchera pas nos partenaires commerciaux étrangers de nous faire du chantage à la livraison de certains métaux.

Il y a une volonté de ramener la chaîne de valeur en France avec de nombreuses annonces de réindustrialisation. Pourrons-nous être vraiment compétitifs ? Par exemple, Luca de Meo, le directeur de Renault, parlait d'aides orientées sur l'énergie pour aider les productions en France...

C'est très bien de vouloir réindustrialiser en France ou en Europe. Ça peut être excellent sur le plan de l'emploi ainsi que sur la création de valeur de façon directe ou indirecte. Mais si l'énergie était le seul facteur de coût, ça se saurait. Quand vous avez une usine, vous avez les infrastructures, ensuite il y a des machines, puis il y a les hommes et les femmes qui y travaillent et tout un process logistique derrière. C'est compliqué et il faut faire un bilan des bénéfices.

Lire aussiProduction de la Peugeot 208 électrique en France : bras de fer entre Carlos Tavares et Bruno le Maire

Là-dessus, c'est assez simple : on calcule le coût des subventions, les points de compétitivité de gagnés et peut-être le chiffre d'affaires du constructeur européen. Mais ce n'est pas uniquement un bilan économique qu'il faut réaliser. À côté de ça, il y a les autres dimensions, notamment la dimension environnementale, car qui dit réindustrialisation dit aussi réimportation de certaines externalités négatives liées aux processus de production, même si nous sommes plus exigeants en matière de normes environnementales.

Les constructeurs européens craignent surtout l'arrivée massive des constructeurs chinois sur leur terrain. Ces derniers pourraient-ils détrôner les constructeurs historiques ?

Nous sommes dans un contexte où le véhicule est moins statutaire qu'il ne l'était à l'époque. C'est un peu moins un achat plaisir et un peu plus un achat contraint. Si, un jour, je découvre une marque chinoise pour la première fois et que la voiture est équivalente à une autre voiture européenne, mais qu'elle est 1,5 fois voire deux fois moins chère, il y a de fortes chances que j'y réfléchisse quand même.

Il y a encore une quinzaine d'années, c'étaient les constructeurs européens qui faisaient le pied de grue pour aller prendre des parts de marché en Chine. Aujourd'hui, ils ont juste peur que ce soient les constructeurs chinois qui viennent prendre des parts de marché en Europe et notamment sur le segment bas et moyenne de gamme. C'est un renversement total de paradigme. C'est très compliqué pour nos constructeurs car sur le haut de gamme, ils sont fracassés par Tesla et sur le bas de gamme, ils sont vraiment très largement battus par les Chinois. Pour l'instant, ce qui les protège en dehors de mesures protectionnistes dont on parlait, c'est peut-être l'attachement des Européens aux marques et le maillage territorial avec les réseaux de concessions. Mais pour combien de temps ?

Faut-il justement jouer sur cette image de marque pour éviter cette prise de marché par les constructeurs chinois?

Le problème de l'image, c'est que c'est à double tranchant. Par exemple, Porsche fait la meilleure année de son histoire l'année dernière et c'est probablement qu'ils ont encore un bon positionnement au niveau de leurs produits et qu'ils ont une image qui rayonne bien au-delà du marché occidental. Mais je ne crois pas que tout se joue sur l'image, en tout cas pas pour toutes les marques, et pas au détriment du reste. Je crois que les constructeurs européens devraient réinvestir les fondamentaux comme la fiabilité, la sécurité et peut être aussi l'accompagnement dans l'ensemble de la durée de vie du véhicule, notamment sur la maintenance et les services associés. Il faut utiliser les services connectés du véhicule pour introduire d'autres services à l'intérieur de l'habitacle et les valoriser, les monétiser.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 13
à écrit le 15/07/2023 à 20:49
Signaler
Après avoir augmenté la dette en subventionnant les sociétés qui ont délocalisé, il faudrait encore payer pour qu'elle reviennent ? Certainement pas. Qu'elles utilisent la montagne d'argent qu'elles ont gagnées par les délocalisations pour revenir. S...

à écrit le 15/07/2023 à 13:31
Signaler
Bien d'accord avec Dossier 51 (même sii ça ne lui plaît pas) : il faut faire du protectionnisme. Ce qui n'est pas toujours mal en soi. Sauf dans les leçons de Science Po qui nous renvoient à l'autarcie catastrophique des années 1930. Une vérité révé...

à écrit le 15/07/2023 à 10:49
Signaler
Mais oui!!! L'argent gratuit paye par personne quoi qu'il en coute aux allemands pour financer tout et n'importe quoi sans aucune conséquence comme on dit à gauche ( en distribuant des chèquesle jour où y a de l'inflation)... 3000 milliards à 3.5% ç...

à écrit le 14/07/2023 à 10:19
Signaler
C'est pas encourageant en ce qui concerne ce que l'on apprend dans nos grandes écoles françaises. Alors qu'il y a juste besoin de protectionnisme mot tabou des néolibéraux aussi efficace qu'un crucifix face à un vampire.

à écrit le 13/07/2023 à 17:18
Signaler
"A la suite des annonces sur la mise en place des Zones à faibles émissions (ZFE)" Redoutée par les propriétaires de voiture à la vignette Crit'Air 3, 4 ou 5, l'application des Zones à faibles émissions (ZFE) prévue par la loi "Climat et Résilie...

à écrit le 13/07/2023 à 16:58
Signaler
il ne faut pas augmeneter la dette mais reduire les depenses ailleurs ! la France est une gabegie permanente (dernier exemple l idee de subventionner les gens qui feront repriser leurs vetements !). Meme si c est pas le principal poste de depense, su...

le 14/07/2023 à 7:31
Signaler
il existe une taxe pour les velos produit en chine qui est disuasif il suffit de l'appliquer aux autres vehicules

le 14/07/2023 à 10:16
Signaler
Absolument, quand on compare les dépenses publiques françaises par rapport à la moyenne européenne, on constate que les deux grosses anomalies en France sont en 1. le poids des retraites et en 2. celui des aides sectorielles...

le 14/07/2023 à 11:54
Signaler
"Autrement dit mettre a la diete les retraités ", vous comptez rembourser les cotisations? Parce que les dits retraités ont cotisé plein pot durant leur vie active....léger détail.....

à écrit le 13/07/2023 à 15:47
Signaler
Je pense que la transition écologique imposée par l'UE correspondra à son implosion ...car lorsque les citoyens vont se rendre compte qu'au lieu de réindustrialiser l'UE , ces technocrates font l'inverse en privilégiant les constructeurs chinois et a...

à écrit le 13/07/2023 à 15:25
Signaler
"le nombre de morts [anticipées] par an dus à la pollution de l'air est de près de 50.000 personnes en moyenne" je croyais que c'était 40 000, les estimations ont changé ? Sachant que dans certains villes il y a déjà une [légère] baisse de pollution ...

à écrit le 13/07/2023 à 15:05
Signaler
On les entends plus, là, les écolos ...??! Ben non, parce que cela met en avant leurs contradictions ! De toutes façon, comme en Suisse ou en Californie, on va interdire aux utilisateurs de recharger leur véhicule électrique par manque d'énergie !!...

le 13/07/2023 à 15:45
Signaler
Remarquer que les écolos avaient complétement tort et qu'il n'y a aucun réchauffement climatique. Et qu'on a eu bien fait de ne rien prévoir, et de ne rien investir. Cela aurait été de l'argent mis en l'air. De même qu'il n'y a pas de crise de l'ea...

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.