Une cheminée qui crache de la fumée noire au sommet d'un large bâtiment gris au sein duquel travaillent des centaines d'ouvriers, avilis dans des chaînes de production aux cadences infernales... « C'est ce genre d'image qui colle à la peau de l'industrie », soupire Laurent Champaney, directeur général de l'École Nationale Supérieure d'Arts et Métiers, qui forme des élèves pour devenir ingénieurs, managers intermédiaires, responsables d'équipe de maintenance ou d'opérations dans différents secteurs de l'industrie.
« L'image de l'industrie en France est très réductrice. On pense tout de suite à des usines alors que ce secteur est beaucoup plus large que cela », regrette Laurent Champaney. Frédérique Le Grevès, présidente France de STMicroelectronics abonde :
« J'ai parfois l'impression qu'on parle de l'industrie comme au temps de Zola et de son roman "Germinal" alors que, pour avoir travaillé dans l'industrie automobile précédemment et aujourd'hui dans les semi-conducteurs, nos usines sont des sites ultra-modernes. En effet, ce que nous appelons l'industrie 4.0 utilise l'électronique pour encore plus d'efficacité et de fiabilité, avec des métiers très variés et à la pointe de l'innovation pour les techniciens, les opérateurs et les ingénieurs ».
Les sciences de l'ingénieur boudées par les lycéens
Cette vision archaïque peut s'expliquer par les longues années de désindustrialisation qu'a connu la France pénalisant tout un secteur professionnel. Ce dernier est pourtant en quête de bras pour répondre aux nombreux défis de souveraineté et de transition écologique. En témoigne le nombre de candidatures que reçoit l'ENS Arts et Métiers qui « stagne, voire diminue légèrement », regrette Laurent Champaney. Il constate que, dès le lycée, les « sciences de l'ingénieur » sont peu plébiscitées par les élèves. Depuis la réforme du baccalauréat en 2019, les lycéens doivent choisir trois spécialités en classe de première pour n'en garder que deux en terminale.
« L'alliance "physique-mathématiques" bénéficie de plus de visibilité dans les lycées et est donc beaucoup plus prisée des élèves. Or, les formations comme celles que l'on propose sont un peu moins axées sur les mathématiques et davantage sur les sciences de l'industrie », interpelle le directeur de l'ENS Arts et Métiers. Jean-Luc Massey, inspecteur chargé des sciences de l'ingénieur à Paris.
Il déplore, lui aussi, les effets de la réforme de 2019. Celle-ci a conduit à une baisse de 80% du nombre d'élèves choisissant cette spécialité en classe de terminale au sein de l'académie de Paris. « C'est pourtant une voie qui marchait bien avant. La philosophie de la réforme est intéressante, mais sa réalisation dans les faits n'a pas marché comme souhaité », déplore Jean-Luc Massey. D'autant que cette spécialité n'est pas proposée par tous les lycées loin de là. La faute à un manque d'enseignants en sciences industrielles de l'ingénieur et d'équipements adaptés (laboratoires, imprimantes 3D...) pointe l'inspecteur.
L'Education nationale met en avant son dispositif de « découverte des métiers »
Grégoire Ensel, président de la Fédération des Conseils de Parents d'Élèves (FCPE), regrette également que les 54 heures d'orientation prévues par la réforme au lycée général et technologique ne soient pas toujours effectuées.
« Il faut faire en sorte que ces rencontres professionnelles, visites de salon, rendez-vous au centre de documentation et d'Information (CDI) soient réalisés, afin qu'elles permettent de présenter, entre autres, la richesse et les parcours menant aux métiers de l'industrie aux élèves », prône-t-il.
De son côté, le ministère de l'Éducation nationale rappelle l'existence du dispositif « découverte des métiers » de la cinquième à la troisième. Il permet « d'aborder les enjeux de transition écologique, de réindustrialisation comme ceux des souverainetés industrielle, numérique et alimentaire », tout comme « la semaine de l'industrie » pour les élèves des collèges et lycées, fait-on valoir auprès de La Tribune.
Convaincre les parents
Au-delà des élèves, ce sont surtout les parents qu'il faut convaincre. En particulier, lorsqu'il s'agit de choisir la voie professionnelle à l'issue de la classe de troisième.
« On tente d'organiser des journées portes ouvertes, de préparation à l'orientation à destination des élèves pour qu'ils découvrent le fonctionnement des lycées techniques et professionnels, ainsi que des animations durant lesquelles on accueille les parents, mais il est difficile de changer l'image que ces derniers ont des voies techniques et professionnelles », explique Jean-Luc Massey.
Nicolas Gros, directeur d'Airemploi, association spécialisée dans le conseil et l'orientation dans les métiers de la construction aéronautique et spatiale, le transport aérien et l'aéroportuaire dresse le même constat : « Le métier de mécanicien d'avion attire beaucoup les jeunes, mais quand on dit aux parents qu'il faut, pour cela, faire un bac professionnel aéronautique, ils refusent que leurs enfants choisissent cette voie », raconte-t-il, déplorant « un déficit d'image des métiers manuels ».
Réforme de la voie professionnelle
Pour tenter de redorer l'image de la voie professionnelle, le gouvernement a mis sur pied une importante réforme. Le 4 mai dernier, Emmanuel Macron a ainsi annoncé douze mesures conjuguées à davantage de moyens pour réformer les lycées professionnels. Objectif affiché, mieux accompagner les élèves dans leur parcours grâce, notamment, à de nouvelles spécialisations, une gratification pour tous les stages effectués ou encore un accompagnement à l'issue de ses études. En outre, la réforme prévoit de fermer les formations qui conduisent insuffisamment à l'emploi ou à la poursuite d'études et de développer celles dont les résultats sont probants et menant aux métiers les plus en tension tels que conducteur routier de marchandises, maintenance des matériels, ou encore la chaudronnerie.
Enfin, la réforme fait la part belle aux entreprises pour les rapprocher des élèves afin de faciliter leur insertion professionnelle. « Les liens avec celles-ci méritent d'être intensifiés », pointe d'ailleurs le ministère, précisant que « la réforme des lycées professionnels pose une brique structurante de ce point de vue en demandant la mise en place dans chaque lycée d'un bureau des entreprises, qui veillera prioritairement à améliorer la qualité des périodes de formations en milieu professionnel et à favoriser les recrutements après l'obtention des diplômes ». En outre, « les entreprises s'engagent, en particulier le secteur industriel, en proposant le financement de bourses vocationnelles », complète-t-on encore.
Les entreprises investissent les établissements scolaires
Les entreprises sont donc invitées à passer les portes des collèges et lycées pour présenter elles-mêmes leurs métiers. C'est le cas notamment de STMicroelectronics, leader mondial spécialisé dans la production de semi-conducteurs.
Elle a, notamment, signé une convention avec l'Académie de Grenoble, où se situe l'un de ses deux plus grands sites de production, et créé la ST Tech Academy destinée à former des élèves de lycées professionnels dans les métiers de la maintenance en tension. Les sites en France accueillent également de nombreux apprentis, alternants, doctorants, ainsi que des stagiaires de troisième :
« Sur le site de Rennes, par exemple, on leur fait fabriquer une petite station météo en kit qui, au bout des cinq jours de stage, est tout à fait opérationnelle. Ainsi, au travers d'une expérience très concrète, on crée de véritables envies qui les conduiront peut-être vers nos métiers », veut croire sa présidente France.
De son côté, « Airemploi intervient dans les classes de la quatrième à celles de terminale. Baptisées "Terre et ciel", ces conférences de deux heures présentent les grandes familles de métiers de l'aéronautique, du spatial et de l'aéroportuaire, puis invitent les élèves à s'interroger sur leur avenir », détaille Marie-Laure Haegy, conseillère industrie aéronautique et spatiale.
« Les intervenants, quasiment tous des professionnels ou d'anciens professionnels de nos secteurs, viennent avec des anecdotes concrètes et même parfois des objets caractéristiques », témoigne-t-elle.
Le président de la FCPE appelle néanmoins à la prudence quant à la place accordée aux entreprises dans les lycées professionnels, « trop importante depuis la réforme, au détriment des enseignements fondamentaux. Au sein de ces établissements, il y a toujours eu un équilibre entre l'entreprise et l'école. Désormais, le curseur est mis à l'avantage des entreprises qui sont devenues préceptrices dans la carte de formation de certains bassins de vie selon leurs besoins de main-d'œuvre ».
Avec le risque de voir des élèves « choisir leur orientation professionnelle en fonction des besoins locaux et donc se fermer à d'autres formations, d'autres localités, devenant ainsi en quelque sorte assignés à leur région de résidence, alors qu'on insiste justement sur la nécessité pour eux de se mettre en situation de mobilité géographique à l'échelle nationale, voire internationale », argumente-t-il.
Enfin, la formation des enseignants est, elle aussi, essentielle, rappelle le ministère de l'Éducation nationale. Il affirme « organiser une montée en puissance très forte de l'offre de formation pour les enseignants avec des objectifs qualitatifs, mais aussi quantitatifs ». Des formations de type « immersion en entreprise » proposée aux professeurs de collèges et lycées, en particulier de lycées professionnels « afin de les accompagner dans l'appropriation des évolutions du métier auquel est destinée la formation dans laquelle ils interviennent, et pour lesquels il peut parfois y avoir de véritables fractures de pratiques professionnelles », ajoute-t-on.
Améliorer l'image de l'industrie dans la culture
Mais agir durant l'enseignement ne fait pas tout, signale, en outre, Laurent Champaney. « L'image d'un métier, le fait de pouvoir se projeter à travers des rôles modèles, c'est très important. On ne peut pas s'appuyer uniquement sur le système de formation. D'autant que les jeunes ne puisent pas leur inspiration qu'à l'école, voire se montrent sceptiques face à ce qui leur est montré dans le contexte scolaire », pointe-t-il.
Il regrette que, « dans les films et séries, quand on parle de l'industrie, c'est surtout pour montrer des grèves ou des conflits sociaux. Au-delà de ça, l'industrie est absente des médias au sens large, des films, des séries. On y voit des médecins, des avocats, des plombiers, mais personne qui travaille dans l'industrie. C'est toute une partie de la population dont on ne montre jamais le travail. Donc, ne voyant pas cela, il est très difficile pour les jeunes de s'y projeter ».
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