Le 27 avril, pour la première fois dans l'histoire des livraisons gazières sur le Vieux continent, la Russie décidait de rompre unilatéralement un contrat d'approvisionnement en réaction aux sanctions occidentales, et coupait les vannes à la Pologne et à la Bulgarie. Une décision lourde de sens pour l'Europe, piégée par sa dépendance à son voisin de l'est. Trois semaines plus tard, les coupures se multiplient avec, coup sur coup, une interruption des flux en Finlande et de fortes réductions en Allemagne, en Autriche et en Italie. De quoi engager l'Union européenne dans une course contre la montre pour diversifier ses apports en gaz, afin de passer sereinement l'hiver.
Et pour cause, les Vingt-Sept cherchent dès aujourd'hui à remplir au maximum leurs réservoirs de stockage, afin de pouvoir y ponctionner du gaz lors des périodes de forte hausse de la consommation, c'est-à-dire pendant les mois les plus froids. Un filet de sécurité stratégique, et désormais encadré par Bruxelles, puisque l'exécutif européen a récemment ordonné que ceux-ci soient remplis à 90% d'ici à la saison de chauffage, en novembre. Avant de réviser cet objectif à 80%, face à l'ampleur du défi pour certains des Etats membres, qui comptaient jusqu'ici sur les livraisons russes pour compléter leurs réserves. Décryptage en cinq questions.
Pourquoi stocker du gaz ?
Qu'il provienne du pays dirigé par Vladimir Poutine ou d'ailleurs, le gaz fossile reste nécessaire à la plupart des pays européens pour chauffer leurs bâtiments, faire tourner leurs industries ou encore produire leur électricité. Ainsi, en 2021, l'UE en a consommé pas moins de 400 milliards de mètres cubes (environ 5.000 TWh), dont 90% importés, principalement de Norvège et de Russie. Or, pendant l'hiver, les stocks de gaz en cavité souterraine accumulés par les Etats membres ont couvert environ 25% de ces besoins, ceux-ci ayant été constitués dès l'été, lorsque la demande, moins forte, permet de bénéficier de tarifs plus abordables.
Surtout, ce système doit garantir la sécurité d'approvisionnement du continent, en assurant un flux ininterrompu en énergie tout au long de l'année, notamment lors des pics de consommation - qu'ils soient d'origine climatique (comme une pointe de froid), mais aussi géopolitique ou sociale. Autrement dit, ces réserves constituent un outil central pour ajuster l'offre et la demande de gaz, et d'autant plus précieux en ces temps de crise de l'énergie. La France, par exemple, dispose de 130 TWh de capacités de stockage, ce qui représente un peu moins d'un tiers de sa consommation annuelle de gaz (environ 460 TWh).
Où en est-on aujourd'hui ?
Actuellement, les niveaux de stockage « tournent autour des 54% au niveau européen », précise à La Tribune Phuc-Vinh Nguyen, chercheur au sein du Centre Energie de l'Institut Jacques Delors. Un chiffre qui cache néanmoins de grandes disparités, puisqu'il s'élève à près de 98% au Portugal ou en Pologne, par exemple, contre 23% en Suède, selon les données de Gas Infrastructure Europe. Et pour cause, « les Polonais ont énormément anticipé la crise actuelle avec la Russie, et mené depuis dix ans un vaste plan de diversification de leurs approvisionnements, avec un nouveau Gazoduc depuis la Norvège et de nombreuses importations de gaz naturel liquéfié » note Phuc-Vinh Nguyen.
A l'inverse, « l'Allemagne s'est montrée assez naïve », ajoute le chercheur. « Cupide », même, a récemment jugé la Commissaire européenne à la concurrence, Margrethe Vestager. Certes, le gouvernement y a bien décidé, au début de la guerre en Ukraine, de geler le méga projet de gazoduc Nord Stream 2, qui devait permettre dès le mois de mars d'alimenter le Vieux continent en gaz russe, tout en contournant l'Ukraine par la Baltique. Mais le pays dépend toujours largement de son jumeau Nord Stream 1, opérationnel depuis 2012, malgré un ralentissement des livraisons décidé par Poutine. Et pour cause, avec sa décision de sortir du nucléaire, l'Allemagne reste le pays qui consomme le plus de gaz fossile en Europe, avec presque 1.000 TWh par an. Surtout, contrairement à la France, qui impose depuis quelques années aux fournisseurs un remplissage minimal de 85% au 1er novembre des capacités de stockage qu'ils ont souscrites, Berlin ne dispose d'aucune règle en la matière.
Reste que son niveau de stockage s'avère aujourd'hui légèrement supérieur à la moyenne des dernières années, a rappelé le ministre allemand de l'Economie, Robert Habeck, avec pas moins de 139 TWh en réserve souterraine, soit 58% des capacités totales.
Comment l'Europe remplit-elle ses stocks malgré le conflit ?
Pour accélérer la cadence, tous les pays se tournent vers des sources alternatives. En Allemagne, le gouvernement a même déclaré un véritable plan d'urgence, et expliqué il y a quelques jours que les nouvelles mesures comprendraient un recours accru aux centrales électriques au charbon, malgré l'impact délétère de ces dernières sur le climat, ainsi qu'un système d'enchères qui débutera dans les prochaines semaines pour inciter l'industrie à consommer moins. Il prévoit également 15 milliards d'euros (15,8 milliards de dollars) de lignes de crédit pour l'opérateur du marché du gaz allemand, via le créancier public KfW, afin de remplir plus rapidement les installations de stockage de gaz.
Surtout, les Européens se ruent tous azimuts sur le gaz naturel liquéfié (GNL), transporté par navire méthanier des quatre coins du monde plutôt que par pipeline. Ainsi, les approvisionnements en GNL des terminaux vers le système de transport de gaz européen en mai ont atteint un niveau record pour le mois, avec 10,8 milliards de m3, ce qui dépasse le précédent record de 10,27 milliards de m3 de mai 2020. En tout, les livraisons totales de GNL au système de transport de gaz européen ont atteint environ 52,45 milliards de m3 depuis le début de l'année. À titre de comparaison, Gazprom a exporté 61 milliards de m3 de gaz vers des États non membres de la Communauté des États indépendants (y compris la Chine) au cours de la même période. Résultat : les réserves de GNL dans les États membres sont 13 % plus élevées qu'en 2021.
Pour parvenir à cet exploit, les États-Unis ont notamment mis à disposition 15 milliards de m3. Par ailleurs, le terminal Grain LNG au Royaume-Uni, le plus grand d'Europe et le huitième au monde, a enregistré des niveaux d'envoi de gaz record en avril, alors que la forte demande européenne a fait grimper les taux d'utilisation, les méthaniers arrivant de huit nouveaux pays depuis janvier.
Et cette consommation record de GNL de l'Europe ne fera qu'augmenter. À la suite de l'invasion russe, une série de nouvelles infrastructures d'importation de GNL ont en effet été proposées à travers l'Europe, tandis que plusieurs projets autrefois mis en suspens ont été remis sur les rails.
Y a-t-il un risque d'échec ?
Cependant, les livraisons en provenance des États-Unis ralentiront probablement à la suite d'une explosion au terminal américain texan de Freeport LNG, l'un des plus grands au monde, puisque l'usine devrait rester fermée pendant trois semaines. D'autant que l'interruption pourrait être plus longue, étant donné que l'étendue des dommages reste à déterminer, a déclaré il y a quelques jours Rystad Energy dans une note.
« Le GNL est très soumis à la demande. Or, celle-ci va repartir en Chine, qui va se déconfiner. Les prix vont monter et les stockages se remplir moins vite, et l'objectif de 80% sera difficilement atteignable. On achètera donc forcément du GNL en hiver quand il sera à un prix exorbitant », ajoute Phuc-Vinh Nguyen.
Surtout, si la Russie venait à stopper totalement ses livraisons via le gazoduc Nord Stream 1, « l'Europe manquerait de gaz l'hiver prochain, et un rationnement serait inévitable » peu importe ses efforts en matière de diversification d'approvisionnement et de remplissage des stocks, a récemment alerté le groupe de recherche et de conseil Wood Mackenzie.
Si tel était le cas, les Etats devraient faire face à une destruction de la demande à l'hiver prochain, dont les impacts pourraient être multiples. Ainsi, en Allemagne, le gouvernement ne cache plus la menace d'un rationnement pour les usagers et entreprises, et a évoqué il y a quelques jours l'idée « des mesures d'économie de nature législatives » si les « quantités de stockage » n'augmentaient pas. Le plan d'urgence récemment annoncé entrerait alors dans une seconde phase, qui permettrait aux services publics de répercuter les prix élevés du gaz sur les clients, afin de réduire la demande.
Un risque qui inquiète le secteur manufacturier, déjà en proie à l'inflation. « Il y a de nombreux processus industriels qui ne peuvent pas fonctionner sans gaz », a ainsi alerté dimanche soir à la télévision le président du lobby industriel BDI, Siegfried Russwurm, craignant des « conséquences en cascade ».
D'autres pays risquent-ils d'en pâtir ?
Par ailleurs, cette politique de course au GNL fait également des ravages à des milliers de kilomètres, alors que le Pakistan se trouve aux prises avec une pénurie de gaz. En effet, certaines régions du pays, très dépendantes du GNL pour faire tourner son économie, subissent des coupures de courant planifiées de plus de 12 heures, plongeant les habitants dans l'obscurité.
Et pour cause, l'explosion de la demande entraîne à la hausse le prix des volumes disponibles, y compris en Asie, où les taux spot du GNL (c'est-à-dire établis sur le marché par les bourses le jour J pour le lendemain) se négocient trois fois plus élevés que la normale pour cette période de l'année. Même des contrats préexistants ont été rompus, Eni et Gunvor Group ayant annulé plus d'une douzaine d'expéditions de GNL au Pakistan d'octobre 2021 à juin 2022.
Ainsi, le 1er avril dernier, par exemple, un navire affrété par la compagnie BP qui carburait vers l'Asie depuis le Texas a changé de cap après deux semaines en mer, selon les données de l'agence Bloomberg. Un brusque demi-tour opéré en plein océan Pacifique, qui a nécessité de payer 1 million de dollars de péages...mais a surtout permis au méthanier de bénéficier de fortes primes pour vendre sa précieuse cargaison de GNL loin de sa destination initiale, en Europe.
« Cela pose des questions morales vis-à-vis de ces pays, à qui l'on demande de sortir rapidement du charbon, mais sans offrir d'alternatives crédibles pour effectuer leur transition. C'est un paradoxe dans lequel s'enferment les Européens », conclut Phuc-Vinh Nguyen. En matière d'énergie comme ailleurs, la raison du plus fort est toujours la meilleure.
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