
Décarboner l'économie européenne en subventionnant la production d'hydrogène « vert »... mais à l'étranger. C'est un discours pour le moins paradoxal, au moment-même où les Vingt-Sept insistent sur l'importance de retrouver leur « indépendance énergétique » et de se réindustrialiser, avec des textes comme le Net Zero Industry Act (NZIA) ou, en France, le projet de loi Industrie verte. Il s'agit pourtant de l'approche de la Commission européenne, soutenue notamment par l'Allemagne : incapable de produire en quantités suffisantes la fameuse molécule bas carbone sur son sol, Berlin entend l'importer des quatre coins du monde. Et a donc mis en place en 2021 un instrument ambitieux pour financer le développement de projets en dehors de l'Union européenne, baptisé H2Global.
Or, Bruxelles compte intégrer celui-ci dans le programme d'achat national (ou « banque ») de l'hydrogène de l'UE, a-t-on appris ce mercredi. Lors d'une rencontre avec la commissaire européenne à l'Energie, Kadri Simson, le ministre allemand de l'Economie et du Climat, Robert Habeck, a en effet annoncé que le pays prévoyait de dépenser « plus de 5 milliards d'euros » pour l'achat d'hydrogène (H2) en-dehors de ses frontières (soit 1 milliard de plus que le budget connu jusqu'ici), et surtout d'ouvrir ce mécanisme à tous les Etats membres intéressés.
Ces derniers alimenteraient donc un fonds commun à la fois public et privé, censé financer les infrastructures de production d'H2 au Maghreb, en Australie ou en Afrique de l'ouest, par exemple, afin que ces pays livrent ensuite la molécule en question sur le Vieux continent.
« Visiblement, chacun soumettrait des offres sur ce qu'il est prêt à acheter et pour quel montant. Ensuite, si un producteur chilien proposait par exemple un prix supérieur à celui demandé par un tel dans le cadre d'un accord d'achat, une subvention européenne de H2Global viendrait couvrir la différence », explique un spécialiste du sujet ayant requis l'anonymat.
Plusieurs Etats ont déjà marqué leur intérêt : la plateforme d'enchères a étendu sa portée aux Pays-Bas, qui ont annoncé un appel d'offres de 300 millions d'euros d'ici à la fin de cette année, tandis que la Belgique et l'Autriche ont affirmé se pencher sur la question.
Manque d'électricité en Europe
Jusqu'ici, la Commission restait pourtant vague sur le sujet. Et avait seulement dévoilé des mécanismes pour inciter à la production domestique d'hydrogène « vert ». C'est-à-dire le financement de projets développés à l'intérieur des frontières des Vingt-Sept, avec des premières enchères à 800 millions d'euros, et des subventions européennes allant jusqu'à 4 euros par kg d'H2.
Mais avec cette nouvelle annonce, l'exécutif bruxellois valide l'approche allemande, qui tisse depuis des mois une véritable diplomatie de l'hydrogène, notamment avec les pays du Sud. De fait, la coalition au pouvoir a déjà lancé, de son côté, ses premières enchères de 900 millions d'euros pour l'achat d'ammoniac vert importé, de méthanol et de carburant d'aviation durable (des dérivés de l'hydrogène), pour des premières livraisons en 2024 ou 2025. Et a injecté deux milliards d'euros de fonds publics pour nouer des partenariats avec le Maroc, la Namibie, la République démocratique du Congo ou encore l'Afrique du Sud.
« L'idée, c'est qu'il faut exploiter tout le potentiel des régions très ensoleillées pour générer de l'électricité bas carbone, l'utiliser pour produire de l'hydrogène par électrolyse de l'eau, puis acheminer celui-ci en Allemagne, où il serait brûlé dans une centrale à gaz pour produire du courant », précise l'expert anonyme.
Et pour cause : sans le nucléaire, dont elle vient de sortir définitivement, l'Allemagne ne disposera jamais de suffisamment d'électricité bas carbone pour produire l'hydrogène dont elle estime avoir besoin pour décarboner son industrie et son mix énergétique - à moins, évidemment, de recourir au gaz fossile pour mettre au point cet hydrogène, ce qui n'aurait pas de sens d'un point de vue économique et climatique. Le gouvernement ne s'en cache d'ailleurs pas : l'objectif de production domestique d'hydrogène « renouvelable » s'élève pour l'heure à 14 térawattheure (TWh) seulement... pour une consommation estimée autour de 100 TWh en 2030 !
Néocolonialisme vert ?
Il n'empêche, ce fonds servira de facto à financer l'industrialisation à l'étranger, avec autant d'investissements, d'emplois et de capacités manufacturières déployées hors d'Europe. Au risque de permettre à des industries concurrentes de s'accaparer les parts de marché, en dépit de la volonté de plusieurs Etats européens de relocaliser les activités industrielles bas carbone.
Surtout, l'équation économique paraît bancale, affirment plusieurs experts. « L'Allemagne affirme qu'il serait plus compétitif de produire l'hydrogène à l'étranger, où les ressources solaires sont fortes et le prix du MWh d'électricité assez bas, comme au Maroc. Mais il faut ajouter les coûts d'acheminement et de conversion ! », note le spécialiste ayant requis l'anonymat. Or, si produire de l'ammoniac issu d'hydrogène au Chili pour générer de l'engrais en Europe « peut avoir un sens économiquement », le reconvertir en H2 pour l'injecter dans un futur réseau de pipelines, comme l'imagine l'Allemagne, « n'est pas réaliste », estime-t-il. Il faut dire que selon l'Agence internationale de l'énergie (AIE), rien que le coût du transport de l'hydrogène s'élèverait à 2 euros minimum par kilogramme, soit davantage que le prix total actuel de l'hydrogène généré à partir d'énergie fossile (1,5 euro le kg).
Enfin, les critiques montent sur ce que certains qualifient de « néocolonialisme vert ». Et pour cause, l'Allemagne se tourne notamment vers la Namibie, qui souffre d'un stress hydrique chronique amené à empirer avec le réchauffement climatique. Or, pour générer de l'hydrogène, l'électrolyse nécessite de grandes quantités d'eau pure. Par ailleurs, l'électricité y reste très peu accessible, avec une consommation totale s'élevant à 3 térawattheure (TWh) par an environ. Pourtant, afin de produire ne serait-ce qu'un million de tonnes d'hydrogène pour alimenter l'Europe, il faudrait y générer pas moins de 50 TWh, qui ne seraient donc pas destinés à la population locale mais partiraient direction le Vieux continent, avec de lourdes pertes au cours du processus.
D'autant que, même lorsque l'électricité ne manque pas, celle-ci peut être très polluante. Comme au Maroc, vers lequel Berlin se dirige également pour produire la fameuse molécule, mais où 95% du mix provient aujourd'hui du fioul, du charbon ou du gaz.
« Cela s'apparente au projet Desertec de 2009, d'initiative allemande, qui consistait à couvrir le Sahara de panneaux solaires pour approvisionner notamment l'Europe. Cela n'a jamais vu le jour car c'était farfelu, mais ça l'était moins que de le retenter en important de l'hydrogène ! », affirmait il y a quelques semaines à La Tribune Maxence Cordiez, ingénieur dans le secteur de l'énergie.
En France, le discours évolue
Dans ces conditions, plusieurs experts mettent en doute une telle stratégie. Y compris outre-Rhin : d'après un rapport publié il y a quelques semaines par le très influent groupe de réflexion allemand Agora Energiewende, l'Europe pourrait n'avoir besoin que de 4 millions de tonnes d'hydrogène « vert » d'ici à 2030, contre 20 millions selon les calculs de la Commission. Ce qui limiterait considérablement le besoin d'en importer, en se concentrant sur la production sur le sol européen.
Il n'empêche, ce discours perd du terrain. Y compris en France, pourtant longtemps réfractaire à l'idée d'acheminer massivement la molécule depuis l'étranger. « Tous les experts m'expliquent qu'il est aberrant de transporter de l'hydrogène de l'Espagne à la France [...] et qu'il faudrait faire l'électrolyse [pour produire de l'hydrogène, ndlr] directement sur les lieux de production », avait même affirmé en septembre dernier Emmanuel Macron. Une position de moins en moins assumée, alors que Madrid et Berlin ont remporté, fin 2022, la bataille sur le futur pipeline H2Med d'hydrogène entre Barcelone et Marseille, qui devrait voir le jour malgré les réticences de la France.
Depuis plusieurs mois, le gouvernement tricolore s'interroge d'ailleurs lui-même sur sa capacité à générer suffisamment d'hydrogène « vert » sur le territoire, malgré son important parc nucléaire et sa volonté de construire de nouveaux réacteurs. « Les regards se portent de plus en plus sur l'e-fuel issu de l'hydrogène pour décarboner l'aérien et le maritime, alors que les besoins promettent d'être colossaux », glisse-t-on chez un grand énergéticien. De quoi faire monter une petite musique, là aussi, sur la nécessité d'externaliser une partie de cette production.
Sujets les + commentés