« Les entreprises ont tout à gagner à hybrider leurs modes d'organisation »

ENTRETIEN. Gabrielle Halpern, docteure en philosophie, chercheuse associée et diplômée de l'Ecole normale supérieure, publie "Tous centaures ! - Éloge de l'hybridation" (Le Pommier). Conseillère de start-ups, d'entreprises et d'institutions publiques, passée par différents cabinets ministériels, elle invite les sociétés et les collectivités à "aller vers l'hétéroclite".
César Armand
Pour la philosophe Gabrielle Halpern, les entreprises (PME, ETI, grands groupes) ont tout à gagner à hybrider leurs modes d'organisation et de travail avec ceux des start-ups, pour adopter une logique plus agile, plus créative, plus entrepreneuriale et horizontale.
Pour la philosophe Gabrielle Halpern, "les entreprises (PME, ETI, grands groupes) ont tout à gagner à hybrider leurs modes d'organisation et de travail avec ceux des start-ups, pour adopter une logique plus agile, plus créative, plus entrepreneuriale et horizontale". (Crédits : DR)

LA TRIBUNE: Pourquoi écrire un livre sur l'hybridation, alors que ce terme renvoie généralement à l'automobile ?
GABRIELLE HALPERN: L'hybride, c'est ce qui est multiple, flou, mélangé, combiné, hétéroclite, un peu contradictoire ; c'est tout ce qui n'entre pas dans nos cases. Le monde a toujours été un peu hybride, mais nous assistons aujourd'hui à un phénomène d'hybridation accélérée.
Prenez les villes : les projets de végétalisation se multiplient, les fermes urbaines, les potagers, les élevages d'animaux sur les toits des bâtiments se développent au point que la frontière entre les villes et les campagnes tend à devenir de plus en plus ténue. Cette hybridation de la nature et de l'urbanisme se fait parallèlement à celle des produits et des services proposés par les entreprises.
Si nous étions avant dans une société industrielle et que nous sommes passés à une société de services, il devient difficile aujourd'hui de distinguer les deux et ils s'hybrident dans ce que l'on pourrait appeler une société des usages ou des relations. Les écoles, les universités, les laboratoires de recherche, les entreprises privées, les administrations publiques commencent à collaborer de manière plus étroite - c'est la logique de la Silicon Valley aux États-Unis ou de l'Institut de technologie d'Israël, le Technion - ; ce qui accroît le nombre de formations multiples et chamboule les modèles organisationnels.
La Covid-19 a accentué ces hybridations, en métamorphosant les manières de travailler à distance et en présentiel. Les objets n'échappent pas à la règle et s'hybrident également : votre téléphone, pour prendre l'exemple le plus trivial, est aussi un réveil, une radio, un scanner et un appareil-photo. Il est paradoxalement, et tout à la fois, un espace-temps de loisir et de travail.
Les territoires voient se multiplier les « tiers-lieux » : des endroits insolites qui mêlent des activités économiques de services, avec de la recherche, des start-ups, de l'artisanat, de l'innovation sociale ou encore des infrastructures culturelles. La politique, les cultures, les sciences s'hybrident aussi... Bref, tout est de plus en plus hybride !

Tiers-lieux, villes hybrides... Les collectivités territoriales doivent-elles également prendre ce virage ?
Les collectivités font effectivement face au défi immense que constitue l'aménagement territorial. Or, quand on lit les programmes politiques locaux - les programmes nationaux n'y échappent pas non plus -, on se rend compte à quel point l'aménagement territorial est trop souvent mené sous le prisme de la segmentation et de la catégorisation : les commerces, la culture, les personnes âgées, les jeunes, les écoles, les entreprises, les familles, les start-ups, les artisans, etc.
Nous adorons ranger le réel dans les tiroirs de notre esprit, ces petits tiroirs bien rodés et bien étiquetés. Cela est tellement plus simple... Sauf que cela revient à passer à côté du caractère fondamentalement hybride de la réalité. Celui qui mène des politiques publiques par catégorie est voué non seulement à connaître l'échec, mais aussi à prendre la responsabilité de développer une société dangereusement fragmentée.

Qu'est-ce que pourrait être une politique publique hybride par exemple ?
Ce serait une politique publique qui ne découpe pas les électeurs, les thématiques, les territoires, les enjeux pour les ranger dans des cases ; autrement dit, c'est une politique publique qui métisse les intérêts particuliers pour construire l'intérêt général. Concrètement, si vous pensez la banlieue indépendamment du cœur de ville ; les personnes âgées, en dehors des jeunes actifs ; les commerces, sans les lieux culturels et sportifs ; l'écologie sans l'économie ; la mobilité des uns sans la mobilité des autres, vous créez des fractures et vous ne dépassez ni les contradictions ni les logiques identitaires de chacun.
La véritable question à se poser face à un projet politique n'est pas tant de savoir à quel parti ou à quel courant idéologique il appartient, mais plutôt quel degré d'hybridation il est parvenu à imaginer entre l'économie qui va de l'artisanat au numérique en passant par l'agriculture et l'industrie, l'exigence sociale, temporelle et spatiale, les territoires, la culture, les générations ou l'écologie ; des mondes qui ont des logiques souvent, pour ne pas dire systématiquement, contradictoires.
Pourquoi construire des maisons de retraite éloignées des centres-villes ? Pourquoi ne pas imaginer des musées-salles de sport ? Des commerces-parcs d'attraction ? Des gares-potagers ? Des incubateurs de start-ups-crèches-maisons de retraite ? Des théâtres-auberges de jeunesse ? Des restaurants-écoles d'informatique ?
Puisque le monde est naturellement hybride, respectons sa nature et hybridons les économies, les usages, les générations, les mobilités et les habitants. Face à la fragmentation de la société, la seule réponse possible réside dans l'hybridation. C'est cela, l'idéal du creuset républicain. L'hybridation comme boussole des politiques publiques est le devoir infrangible des élus au sein des collectivités.

Qu'en sera-t-il pour les entreprises qui ont, chacune, tendance à défendre leur pré-carré ?
A partir du moment où produits et services s'hybrident sous un dénominateur commun que sont les usages ou les relations, de nouveaux territoires d'innovation apparaissent. On ne peut plus être dans une approche « pure » de « produits » ou dans une approche « pure » de « services » ; il faut désormais apprendre à mêler les deux, ou plutôt inventer une démarche permettant de dépasser ces deux approches, ainsi que les modèles économiques classiques qui y étaient associés.
Les laboratoires pharmaceutiques, par exemple, l'ont bien compris et développent des parcours de soin accompagnant les patients : ils sont en passe de sortir du paradigme du médicament et de s'ouvrir à des stratégies hybrides du care, dont les gagnants seront les usagers ; en l'occurrence, les patients. Cela nécessite de repenser ses stratégies d'alliance et de partenariat.
Ceux que l'on voit comme des alliés aujourd'hui seront peut-être des concurrents demain ; ceux que l'on considère comme des concurrents seront de merveilleux alliés à l'avenir ; et, surtout, tous ceux avec qui l'on était convaincu de n'avoir rien à faire ensemble vont sans doute se révéler prochainement des concurrents ou des alliés de grand poids...

Cela ne passerait-il pas plutôt par une refonte des processus internes ?
Les entreprises (PME, ETI, grands groupes) ont tout à gagner à hybrider leurs modes d'organisation et de travail avec ceux des start-ups, pour adopter une logique plus agile, plus créative, plus entrepreneuriale et horizontale. Mais attention, il ne s'agit pas de créer dans un coin un lab, une cellule, un incubateur, une équipe d'innovation pour se donner bonne conscience et y circonscrire l'agilité, puisque cela reviendrait à juxtaposer des modèles ; il faut une véritable hybridation.
Pour ce qui est du recrutement, comme de la formation professionnelle, il faut « jeter l'ancre le plus loin possible », comme l'écrivait le philosophe Elias Canetti: valoriser des candidats aux multiples compétences - des centaures ! -, et encourager ses collaborateurs à suivre des formations qui sortent des sentiers battus du secteur d'activité.
Il faut aller vers l'hétéroclite ! Et c'est ainsi que nous aurons des DRH designers, des commerciaux philosophes ou encore des juristes data scientists capables d'incarner une véritable transversalité entre les services et de rendre enfin le dialogue possible au sein de l'organisation. Il faut sans cesse lutter contre notre pulsion d'homogénéité qui nous ramène toujours à ce que nous connaissons, à ce dont nous sommes certains, à ce qui nous réduit au lieu de nous augmenter.
Aux entreprises, qu'elles soient grandes ou petites, je dis : faites des mariages improbables ! Allez vers l'hétéroclite ! N'enfermez pas vos clients, votre métier, vos collaborateurs, vos partenaires, vos concurrents dans des cases et ne vous laissez pas non plus enfermer dans une case.

Comment garder une cohérence et éviter la confusion ?
Depuis des mois, nous assistons tous au dialogue de sourds entre le politique, l'administratif et le scientifique dans la gestion de la Covid-19. Chacun se réfugie derrière son statut, son métier ou son identité professionnelle pour justifier ses prises de position. Chacun parle depuis sa chapelle d'idées, sans vraiment faire l'effort d'un pas de côté ; chacun est emprisonné dans sa temporalité, ses intérêts, ses représentations, son langage et son imaginaire.
Ces mondes-là se réunissent régulièrement, mais ils ne se rencontrent pas. Ils coexistent, ils se juxtaposent, mais ils sortent de ces réunions comme ils y étaient entrés : intacts ! Il n'y a pas eu métamorphose, il n'y a pas eu hybridation, sous couvert de ne pas « ajouter de la confusion »... Lors de la première vague du virus, ce manque d'hybridation aurait pu être très grave. Faut-il se féliciter de leur distinction claire et nette ?
Nous nous méfions depuis toujours de ce qui est hybride : nous avons besoin de mettre notre personnel politique dans une case en forme de politique, nos chercheurs dans des cases de chercheurs, sans parler du secteur privé qui doit demeurer dans la catégorie « secteur privé », et ainsi de suite. Nous passons nos vies à identifier, à trier, à classer, à étiqueter, sans comprendre que ces catégorisations nous rendent aveugles, sourds et paralytiques.
A virus hybride, tactique hybride ! Tant que les conseils scientifiques seront « extérieurs » et « à côté » du politique dans une simple co-existence, tant que secteurs public et privé se regarderont à travers leurs étiquettes, - chacun, de part et d'autre, se laissant « tomber à travers le vide immense, comme des gouttes de pluie », pour reprendre les mots de Lucrèce -, il n'y aura « point lieu à rencontres ». Nous aurons des hommes et des chevaux, mais nous nous mourrons de ne pas être des centaures !

César Armand

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Commentaires 5
à écrit le 08/10/2020 à 22:22
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Une philosophe lobbyiste adepte de la novlangue managériale ultralibérale !!!! Sans rire !! Il fallait la trouver celle là !! I 😂 Non seulement ce charabia de bobo mondialiste est incomprehensible et repose sur du vide intellectuel, mais il est de p...

à écrit le 08/10/2020 à 18:15
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P...n! Ne serait-il pas plus simple d'emmener la ville à la campagne ? Ce serait bénéfique pour les gens, les animaux, les plantes. Docteur en philosophie pour ne même pas savoir réinventer la roue ! Hybrider des choses déjà hybridees avec du non ...

à écrit le 08/10/2020 à 12:29
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Comment défoncer les portes ouvertes, nous sommes constitués d'un oesophage qui a tout d'un lombrique, nous descendons du singe et détruisons les arbres. Nous ressemblons aux otaries, un compère maritime, nos yeux dates du précambrien, notre intesti...

à écrit le 08/10/2020 à 10:54
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Quand il y a «  rupture  global , général » vous voulez organiser quoi ? Il y a plus rien a presser ou à gagner sur ces schémas chaotiques. Vous faites votre argent sur la crédulité des autres ? Ne vous inquiétez pas tout le monde fait ça en péri...

à écrit le 08/10/2020 à 8:58
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Les différences entre individus sont une une richesse encore non exploitée.

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