
« How dare you? », « Comment osez-vous? ». Un an et demi après, le blâme adressé aux dirigeants du monde entier par la jeune militante suédoise Greta Thunberg lors du Sommet action climat, organisé à New York par l'ONU en septembre 2019, reste gravé dans les esprits. Il avait non seulement souligné une fois de plus la gravité de la crise environnementale planétaire, mais aussi affiché au grand jour un phénomène qui couvait déjà : l'entrée sur la scène de la transition écologique de l'impatience et de l'inquiétude citoyennes face aux lenteurs des pouvoirs politique et économique.
Sondages exprimant une préoccupation croissante des Français pour l'environnement, marches pour le climat, pétitions et actions en justice contre les grands pollueurs, manifestations de désobéissance civile, percée des écologistes aux élections européennes et municipales... Les « prises de parole » des citoyens sur un sujet auparavant réservé aux initiés se sont multipliées depuis quelques années, en France comme à l'international. Elles pointent du doigt une pluralité d'enjeux, analyse Marie Toussaint, députée européenne EELV et cofondatrice de l'association Notre affaire à tous : la préservation de la planète, l'accès aux ressources, mais aussi la justice sociale dans les politiques environnementales.
Une synthèse élaborée par le Conseil économique, social et environnemental (Cese) des 300.000 contributions postées par les Français sur les plateformes de consultation citoyenne pendant le premier confinement confirme cette analyse. Dans leur vision du « monde d'après », le thème le plus évoqué est la préservation de l'environnement. Suivent la production et la consommation davantage locales et raisonnées, un modèle économique intégrant mieux la justice sociale et la participation accrue des citoyens à la démocratie.
Une demande de mise à jour du modèle démocratique
Bien que le mouvement écologiste, pendant ses décennies d'histoire, ait déjà connu plusieurs sursauts, la plupart des observateurs s'accordent non seulement sur son accélération, mais aussi sur l'émergence d'un phénomène nouveau. « Ce qui est profondément différent dans ces mobilisations, c'est que l'action pour le climat va désormais de pair avec le désir de nouvelles formes de représentation », note Mathilde Imer, coprésidente du collectif Démocratie ouverte et membre du comité de gouvernance de la Convention citoyenne pour le climat (CCC). Une demande de mise à jour du modèle démocratique qui, selon elle, explique d'ailleurs la baisse de la participation aux élections.
« En France et en Europe, deux mutations historiques se rencontrent, convient Thierry Pech, directeur général du groupe de réflexion Terra Nova et coprésident du comité de gouvernance de la CCC. L'une dépend de la prise de conscience de l'urgence climatique, qui s'inscrit désormais dans l'expérience vécue des gens. L'autre, antérieure, est liée à la demande de participation démocratique citoyenne au-delà des formes de représentation traditionnelles », explique-t-il.
Marie Toussaint note aussi de nouvelles convergences :
« Dans les mobilisations d'aujourd'hui, les questions environnementales, politiques, économiques, juridiques et sociales sont désormais perçues comme des enjeux liés. La transition écologique les pose à nouveau et les vivifie dans leur ensemble. Et les citoyens, en colère contre les pouvoirs politique et économique qui ont tout misé sur la croissance, au mépris des inégalités et de l'environnement, adoptent parfois des formes d'engagement 'radicales' : c'est le cas des lycéens qui font grève, des cadres qui s'installent à la campagne », analyse-t-elle.
Exercice inédit en France, la CCC, voulue par Emmanuel Macron pour répondre au Grand débat national né de la crise des « gilets jaunes », s'est justement inscrite dans ce mouvement, comme les prémices de la profonde modification politique souhaitée par certains. Dans ce modèle, la représentation du vécu des citoyens, incarnée par des individus tirés au sort dans un échantillon qui leur ressemble, vient compléter la représentation fondée sur un mandat conféré aux élus. « Et les citoyens ne se limitent plus à être consultés, mais délibèrent », ajoute Mathilde Imer.
Une nouvelle donne impossible à éluder
Or, cette demande de participation des citoyens à la définition de la transition écologique bouscule les politiques et les entreprises. Les uns comme les autres ont dû se rendre à l'évidence : impossible désormais d'éluder cette nouvelle donnée, notamment si l'on veut éviter une radicalisation des revendications, ou une « vague verte » encore plus forte lors des prochaines élections. Après une certaine méfiance, de nombreux politiques ont ainsi compris que la CCC pouvait les aider à « trouver un consensus ambitieux » autour des mesures environnementales les plus clivantes, observe Thierry Pech. « Les élus se montrent de plus en plus conscients de la nécessité de compléter les idées des citoyens, plutôt que de s'y opposer », note Mathilde Imer.
« Pour des démocraties fragilisées, la démocratie participative est plutôt un moyen de se renforcer », estime le député Matthieu Orphelin, coprésident du groupe Écologie démocratie solidarité à l'Assemblée, qui regrette pourtant encore un manque de reconnaissance par certains politiques.
Le gouvernement Castex - où le ministère de la Transition écologique et solidaire redevient toutefois le ministère de la Transition écologique tout court - a ainsi intégré rien de moins que deux ministres chargés, respectivement, de la Participation citoyenne et de la Citoyenneté : Marc Fesneau et Marlène Schiappa. Il a également promis de « tenir compte des citoyens qui aspirent à participer davantage à la chose publique », « en transformant le Cese en chambre de la participation citoyenne », ainsi que de consacrer 20 milliards d'euros du plan de relance à la transition écologique.
Quant aux entreprises, elles sont aussi obligées de s'adapter, non seulement pour vendre leurs produits à des consommateurs de plus en plus exigeants, mais aussi pour recruter de jeunes talents qui portent un intérêt croissant aux politiques de responsabilité sociale et environnementale (RSE). Dans le monde économique, ce mouvement citoyen a ainsi « le mérite de clarifier les lignes », estime Mathilde Imer, en levant le voile sur le véritable engagement écologique de chaque acteur, au-delà du greenwashing. Cet engagement porte d'ailleurs ses fruits : la start-up Phénix, qui lutte contre le gaspillage alimentaire, reçoit par exemple un nombre croissant de candidatures spontanées, témoigne son fondateur, Jean Moreau. Les Prés Rient Bio, filiale de Danone pionnière de la « raison d'être », n'a cessé de voir ses ventes croître depuis sa création.
Encore des résistances
Certaines sociétés vont donc jusqu'à tenter de s'inspirer de la Convention citoyenne pour le climat pour réformer leur gouvernance interne, témoigne Marie Toussaint :
« Face à des incertitudes comme celles générées par le changement climatique ou l'épidémie de coronavirus, le schéma pyramidal traditionnel révèle ses limites », explique-t-elle.
Et même de grands groupes se lancent dans la transition. Le 26 juin, Danone a fini par adopter un statut qui l'enjoint à poursuivre, au-delà de la recherche de rentabilité, des « objectifs sociaux, sociétaux et environnementaux », en devenant la première « société à missions » cotée en Bourse. Le lendemain, son directeur général, Emmanuel Faber -qui vient toutefois finalement d'être évincé sur la pression d'actionnaires à la recherche d'une meilleure rentabilité-, a signé une tribune dans le Journal du dimanche appelant à « s'emparer de l'urgence climatique » et soutenant les 150 propositions de la CCC. Parmi les 76 signataires, des patrons de l'économie sociale et solidaire ou d'autres sociétés à missions, mais aussi d'entreprises classiques et d'investisseurs.
Mais malgré ces avancées, des résistances subsistent. Tout en saluant le « sérieux » du travail de la CCC, le Medef en a rejeté d'emblée une partie des propositions comme « extrêmes » et imprécises sur les coûts. La Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME) a également critiqué leur caractère pénalisant, en rejetant l'« écologie punitive » de la CCC au profit d'une « transformation volontaire via la RSE ». Bien que conscientes de l'urgence climatique, les TPE et PME, d'ailleurs, agissent très peu en matière de transition écologique, par manque de moyens financiers, relève une étude publiée en juillet par Bpifrance Le Lab.
Un « changement systémique » nulle part engagé
Surtout, « le changement systémique » qu'impose la gravité de la crise environnementale « n'est nulle part engagée », observe Franck, membre du mouvement de désobéissance civile Extinction Rebellion, pour qui l'implication des citoyens dans la vie collective ne suffit pas encore à engendrer « un changement en profondeur dans l'action environnementale des organisations traditionnelles, des politiques et des entreprises ». Et alors que ces dernières « ont plutôt intérêt à rester maîtres de l'agenda classique », « la classe politique démissionne face à la complexité et à l'ampleur des transformations nécessaires ». Le projet de loi climat présenté par le gouvernement est d'ailleurs largement critiqué pour sa timidité.
Le ralliement partiel aux revendications citoyennes des politiques et des entreprises finit même par avoir un « effet démobilisateur », en donnant "la fausse impression qu'on est train d'agir », selon le militant d'Extinction Rebellion.
« Les citoyens, et notamment les consommateurs, manquent trop souvent d'informations voire de choix : remettre le changement à leur participation et à leurs actions, c'est de la démagogie », convient Christophe Audouin, directeur général d'entreprise Les Prés Rient Bio, pour qui « il appartient plutôt aux entreprises de s'engager dans une transition à grande échelle, en offrant une information transparente comme des produits véritablement durables. »
Un effet « multiplicateur »
Mais si le risque que cette mobilisation accouche finalement d'une souris de petites actions individuelles est réel, pour faire face à la crise écologique, « il faut avancer avec les deux jambes », reconnaît Franck.
« Insuffisante, l'action individuelle est pourtant essentielle pour faire des choix plus ambitieux. Car il faut certes transformer dans la durée tous nos moyens de production. Mais si les citoyens résistent, on n'y arrivera pas », souligne Marie Toussaint.
« On a besoin de décisions systémiques s'imposant aux grands acteurs, mais aussi d'une responsabilité sociale collective », abonde Thierry Pech. Sans compter que, comme les réactions du patronat le montrent, les mesures proposées par la CCC vont bien au-delà des écogestes. « Elles dessinent plutôt le socle pour un nouveau modèle », estime Mathilde Imer.
« La CCC a démontré que quand on donne aux citoyens l'occasion de réfléchir, il en sort des propositions plus ambitieuses que celles des politiques », analyse le député Matthieu Orphelin.
La participation citoyenne pourrait d'ailleurs aussi produire un effet « multiplicateur », par le biais de l'acculturation qu'elle génère sur les enjeux complexes de l'écologie.
« Grâce aux experts que nous avons interrogés, j'ai compris que face au réchauffement climatique les simples constats et les petits gestes ne suffisent plus, qu'on ne peut plus reporter les décisions. Ma manière de vivre, de penser, a changé : je ne suis plus la même citoyenne », témoigne ainsi Muriel, membre de la CCC.
Coprésidente de l'association Les 150, constituée pour suivre et promouvoir la mise en oeuvre de leurs propositions, elle souhaite désormais « transmettre avec patience et bienveillance » cette nouvelle vision « à tous les citoyens qui feront preuve d'une oreille attentive : en France, et même à l'international ».
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