Données vitales

HOMO NUMERICUS. Qu'elles proviennent d'applications, d'appareils connectés ou de bases médicales, les données alimenteront la médecine de demain. Par Philippe Boyer, directeur relations institutionnelles et innovation à Covivio.
Philippe Boyer
La santé est devenue une telle priorité pour les Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft (GAFAM) et autres géants numériques chinois, qu'ils sont devenus des prescripteurs en la matière grâce à l'accumulation massive de données médicales. Si pour beaucoup d'observateurs, cette situation pourrait menacer nos libertés, c'est aussi un enjeu géopolitique autour duquel s'affrontent les grandes puissances. Pour l'Europe, bientôt une... urgence médicale ?
La santé est devenue une telle priorité pour les Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft (GAFAM) et autres géants numériques chinois, qu'ils sont devenus des prescripteurs en la matière grâce à l'accumulation massive de données médicales. Si pour beaucoup d'observateurs, cette situation pourrait menacer nos libertés, c'est aussi un enjeu géopolitique autour duquel s'affrontent les grandes puissances. Pour l'Europe, bientôt une... urgence médicale ? (Crédits : iStock)

En histoire de la médecine, René Leriche[1] reste connu pour avoir été un chirurgien atypique. Il fut l'un des premiers à s'intéresser au phénomène de la douleur. Outre ses ouvrages[2] sur ce sujet, parus dans les années 1930/40, on lui doit la formule, « La santé, c'est le silence des organes », encore souvent reprise en exergue d'articles scientifiques. Un aphorisme limpide résumant le fait que lorsqu'on se trouve en bonne santé, aucun geste ne coûte. Le corps fonctionnant de façon optimale, sans même que l'on s'en rende compte. À l'inverse, c'est lorsque les organes « s'expriment », qu'il y a douleur et partant nécessité d'agir médicalement.

Au cours des dernières années, les progrès de la médecine prédictive dopée à l'intelligence artificielle et au Big Data auraient à coup sûr incité ce médecin à reformuler son propos en spécifiant plutôt que « la santé, c'est le travail sur les données ».

Médecine prédictive

Qu'elles proviennent de bases médicales ou d'appareils connectés, les données santé, désormais enrichies par les données massives et la puissance de l'intelligence artificielle, sont peu à peu en train de transformer la médecine. Cette dernière non plus seulement basée sur une pratique « curative » mais sur cette tendance qui, grâce à la technologie, permet d'anticiper les maladies et leurs traitements. Ce « Big Data santé » favorisant ainsi l'apparition d'une médecine préventive et personnalisée grâce à l'accumulation de milliards de données, textes, images... qui viennent alimenter des algorithmes et des programmes informatiques conçus pour donner un sens à cette masse d'informations disparates.

Dans un monde vieillissant, de plus en plus peuplé et connecté, les « datas santé » portent en elles une double promesse : celle de faire progresser la médecine de façon spectaculaire - rappelons qu'en 2017, une intelligence artificielle a fait aussi bien que des dermatologues pour déceler des cancers de la peau[3] - et celle d'ouvrir de nouveaux marchés prometteurs dans lesquels se sont déjà engouffrés les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) et géants du Net Chinois.

Souveraineté numérique

C'est dans ce contexte d'une médecine épaulée par les données que le Health Data Hub[4] » (HDH) a été créé en France. Émanation du plan « Intelligence artificielle » lancé en 2018, cette plate-forme a vocation à agréger des base de données de santé pour permettre le développement d'algorithmes d'apprentissage automatique. Le but ultime étant de permettre aux chercheurs de prédire maladies, épidémies, voire d'établir des diagnostics pour de nouveaux médicaments grâce à la modélisation informatique. Tout juste en ordre de marche, le HDH a déjà dû affronter sa première tempête suite au dépôt récent d'un référé devant le Conseil d'État au motif que les données de santé, matière ô combien sensible, seront hébergées chez Microsoft. Même soumis au fameux RGPD (règlement européen sur la protection des données), ce choix d'un prestataire américain ayant suscité un mouvement de fronde parmi les acteurs français de l'hébergement informatique dans un contexte accentué par les questions de réindustrialisation et surtout de souveraineté numérique face aux géants du Web non-Européens[5].

GAFAM à l'affût

En effet, au cœur de cette course pour l'hébergement et le traitement des données de santé, les Gafam occupent une place de choix. Via leurs services de stockage massif (cloud computing), le développement d'applications et/ou d'objets connectés, ces entreprises ne visent rien de moins que la production autonome de connaissances scientifiques[6].

Il n'y a qu'à voir la façon dont certains GAFAM ont tiré parti de la récente pandémie. Ici, dans le Washington Post[7], Mark Zuckerberg publiant une tribune pour rappeler toute l'utilité du traitement des données médicales grâce à la technologie, sans oublier, au passage, d'inciter les malades atteints par la Covid-19 à se signaler sur les plate-formes. Là, Google et Apple qui rassemblent leurs forces de frappe numérique pour, conjointement, éditer une application de traçage des contacts pour les personnes contaminées[8] - un outil gracieusement mis à la disposition des États. Dans l'agenda de ces GAFAM, la santé fait partie de leurs priorités jusqu'à devenir des prescripteurs de santé grâce à l'accumulation de données médicales. Pour beaucoup d'observateurs, il s'agit là d'une situation qui pourrait menacer nos libertés.

Enjeu géopolitique

Une autre évidence s'impose : la santé est devenue un enjeu géopolitique autour duquel s'affrontent les grandes puissances. Quasiment toutes américaines, voire chinoises, cette emprise progressive de ces entreprises sur le secteur des données de la santé pose un évident problème à l'Europe et à ses États. Ces derniers se devant de gagner en autonomie en développant leurs propres écosystèmes et technologies au service de l'amélioration du bien-être et de la santé de leurs populations, en ayant recours aux potentialités du Big Data et de l'intelligence artificielle.

Si les GAFAM ne nous ont pas attendus sur ce sujet stratégique des données de santé, espérons néanmoins qu'une partie des 750 milliards d'euros décidés par la BCE au titre du plan de relance européen ira en direction de ce secteur de la santé. L'objectif étant de favoriser le développement d'une vision européenne du numérique en santé permettant de gagner en autonomie (ce même message rappelé dans le dernier rapport du Conseil national du numérique intitulé « Confiance, innovation, solidarité : pour une vision française du numérique en santé[9]). Cette plus grande autonomie est une nécessité, pour ne pas dire une urgence médicale.

___

NOTES

[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Ren%C3%A9_Leriche

[2] https://www.amazon.fr/chirurgie-douleur-Ren%C3%A9-LERICHE/dp/B006S3W76I

[3] https://www.sciencesetavenir.fr/sante/dermato/cancer-de-la-peau-une-intelligence-artificielle-meilleure-dans-le-depistage-que-les-dermatologues_124423

[4] https://www.health-data-hub.fr/

[5] https://www.lepoint.fr/technologie/nous-ne-sommes-pas-pieds-et-poings-lies-a-microsoft-07-06-2020-2378817_58.php

[6] https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/31894144/

[7] https://www.washingtonpost.com/opinions/2020/04/20/how-data-can-aid-fight-against-covid-19/

[8] https://www.apple.com/fr/newsroom/2020/04/apple-and-google-partner-on-covid-19-contact-tracing-technology/

[9] https://cnnumerique.fr/files/uploads/2020/ra-sante-cnnum-web.pdf

Philippe Boyer

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Commentaires 3
à écrit le 16/06/2020 à 10:25
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Tout ce qui est prédictif est manipulable, la connaissance des causes aboutissent a une conséquence plus ou moins générale de la société a l'individu ce qui implique que les données ne doivent pas "être ranger en vrac"!

à écrit le 15/06/2020 à 17:51
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Chaque humain est unique donc chaque fonctionnement aussi donc les bases de données récoltées ne sont pas identiques donc l’analyse sera forcément incohérente. Cette approche numérique de la médecine me paraît «  stupide «  Beaucoup d’argent jeté ...

à écrit le 15/06/2020 à 14:35
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"Médecine prédictive" Bientôt, si ce n'est déjà fait la cupidité des mégas riches allant très rapidement puisque tout lui est favorable, votre patron pourra savoir si vous êtes en bonne santé et de quoi vous souffrez, voir pire, quelles sont vos ...

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