L'inénarrable effet « T.I.N.A. »

OPINION. La prochaine fois que l'on vous demande de justifier votre choix, répondez sans hésiter : « il n'y a pas d'alternative ». Plus connu sous l'acronyme T.I.N.A. ("there is no alternative"), ce slogan est devenu la meilleure réponse à donner pour justifier les décisions, en politique comme en finance. (*) Par Karl Eychenne, stratégiste et économiste.
There is no alternative (TINA) (« Il n'y a pas d'alternative ») est un slogan politique couramment attribué à Margaret Thatcher.
"There is no alternative" (TINA) (« Il n'y a pas d'alternative ») est un slogan politique couramment attribué à Margaret Thatcher. (Crédits : REUTERS/John Eggitt)

Prenez la crise sanitaire, la mise sous cloche du pays est très vite apparue comme la seule option possible. Considérez la politique budgétaire, le « quoi qu'il en coûte » n'a pas fait débat très longtemps. Enfin pour ce qui est de la finance, la ruée sur les actifs risqués se justifierait simplement par le fait que les rendements des actifs sans risque sont devenus trop faibles. Peut être que tous ces gens là ont raison, là n'est pas la question. Ce qui est vexant, c'est ce sentiment de faire le choix de Hobson : « C'est ça ou rien, à prendre ou à laisser », ainsi parlait ce loueur de chevaux du 17e siècle ; il avait conçu un système ne permettant de louer que le prochain cheval en ligne, afin d'empêcher l'épuisement de ses meilleures montures. L'illustration parfaite du choix à une seule possibilité, l'absence d'alternative.

« Vous êtes avec nous ou contre nous »

En vérité, les choses sont souvent plus subtiles, c'est plutôt une absence d'alternative masquée qui nous est adressée. Un exemple débilitant bien connu : «Pile je gagne, face tu perds». Parfois, cela prends même un tour très sérieux : «Vous êtes avec nous ou contre nous», rhétorique géopolitique très efficace. Enfin, il arrive heureusement que la démarche soit plus constructive, telle la mouche de l'urinoir d'Amsterdam invitant les utilisateurs à viser juste, comme une illustration du Nudge de Richard Thaler (prix Nobel d'économie 2017). Dans tous ces cas, l'alternative existe, mais elle n'est pas présentée sous son meilleur profil, et nous invite donc à l'ignorer.

En fait, l'illusion de l'absence d'alternative nous est bien résumée par Deleuze : « Le problème a toujours la solution qu'il mérite en fonction de la manière dont on le pose ».

La politique sanitaire par exemple, le problème fut (presque) présenté de la manière suivante : sauver des vies, ou pas. Il est vrai que l'urgence imposa très vite l'instant comme seul horizon de réflexion, maintenant à distance tout type de nuance. Il fut donc logiquement proposé de confiner tout le monde pour sauver tout le monde. Et puis vinrent quelques esprits retords, des économistes bretteurs (AcemogluGolier...) qui osèrent chatouiller le tabou au risque de friser le bûcher : « Et si l'on confinait plutôt les vieux par exemple ? ». Pourtant, toutes les précautions avaient été prises, il était dit que la morale n'avait rien à voir dans l'histoire. Les auteurs se livraient juste à quelques calculs nimbés d'hypothèses, cherchant naïvement s'il n'existait pas un moyen de confiner « mieux », afin de limiter la perte de PIB sans que cela ne se paie par des pertes de vie. Pas d'arbitrage donc, juste de l'optimisation. Plus tard, exactement la même approche sera reprise avec les vaccins : comment vacciner « mieux ».

Avec des résultats parfois piquants, comme ce récent papier de Golier qui évalue l'impact des campagnes antivax sur le nombre de personnes qui n'ont pas pu être vaccinées à temps... Osé donc, mais intéressant. Malheureusement, tous ces calculs embarquaient avec eux une hypothèse un peu encombrante : il fallait donner une valeur à la vie (concept de statistical value of life). C'était trop. La vie nous a été rendue nécessaire, le contingent nous ayant été confisqué par les progrès de la science. Dans un monde de tolérance zéro pour la fatalité, il n'y a pas d'alternative en matière sanitaire.

La politique économique n'est pas en reste

Elle aussi nous a proposé un choix à 1 seule possibilité : le « quoi qu'il en coûte ». Et peut être est-ce très bien comme cela. Mais juste par curiosité, combien coûte le « quoi qu'il en coûte » ? On s'en moque, disent ceux dont la fin justifie les moyens. Rien, selon les partisans de la dette qui s'autodétruira une fois qu'elle aura servi (annulation de la dette). Pas grand-chose, selon les croyants de la croissance économique qui repart et permet de rembourser. Quant aux autres, ceux qui doutent, ils sont priés de ne pas dire d'ânerie de type survivaliste.

D'une manière générale, il est fortement conseillé de croire à la politique du haricot magique : faire grimper les stocks de dette et de monnaie le plus haut possible afin d'atteindre la sortie de crise. Oui mais que se passera t-il alors si l'on réveille l'ogre inflationniste ? Obligera t'il la Banque Centrale à durcir sa politique monétaire, et à compromettre le financement de la dette de l'Etat ? Non, grâce à un argument particulièrement efficace mais particulièrement boiteux, on appelle cela un syllogisme disjonctif mal ficelé :

  • soit la Banque Centrale durcit sa politique et alors l'Etat se retrouve désarmé voire ruiné, soit elle ne la durcit pas
  • on ne peut pas imaginer que la Banque Centrale durcisse sa politique car alors le remède serait pire que le mal
  • donc la Banque Centrale ne durcira pas sa politique...

Un raisonnement imparable mais tordu, car opposant une alternative plausible à une autre tournée en dérision. Puisque l'autre est absurde, on choisit l'une. En fait, il n'y a pas d'alternative, c'est le « quoi qu'il en coûte » que coûte.

La hausse des actions, cause des taux bas

En finance aussi on pratique l'absence d'alternative pour justifier des décisions. D'ailleurs, on hésite pas à utiliser l'acronyme TINA « there is no alternative ». Ainsi, pour expliquer la hausse des actions depuis près d'un an, on invoque notamment l'absence de concurrence des marchés obligataires. Ces derniers proposent des rendements tellement faibles avec leur taux d'intérêt proches de 0%, qu'ils n'offrent pas d'autre alternative à l'épargnant que d'investir dans des actifs financiers plus risqués afin d'espérer des rendements plus élevés. Les taux bas seraient donc la cause de la hausse des actions...

Le problème est que l'inverse fonctionne aussi : la hausse des actions serait la cause des taux bas. En effet, si l'on retient l'idée que la Banque Centrale ne peut pas se payer le luxe d'une chute des actions à ces niveaux, alors elle fera tout pour maintenir les taux bas. On ne distingue alors plus la cause de la conséquence. Dans le même genre, il y a Socrate qui demande à Euthyphron : «Le saint est-il aimé des dieux parce qu'il est saint, ou est-il saint parce qu'il est aimé des dieux ?» En moins pompeux, on invoquera simplement le problème de l'œuf ou la poule. Ainsi, l'absence d'alternative invoquée pour justifier la hausse des actions pourrait donc aussi bien être avancée pour justifier les taux bas. Pas sûr qu'on justifie grand chose.

Justifier un choix de politique sanitaire ou de politique économique par l'absence d'alternative est frustrant, on reste sur sa faim. L'absence d'alternative équivaut à une présence qui déçoit notre attente, pour paraphraser Bergson. Un peu comme ces preuves par l'absurde qui prouvent que vous auriez tort de penser le contraire, mais qui ne prouvent pas vraiment que vous avez raison. Mais bon, on peut aussi concevoir que l'urgence ait dispensé nos gouvernants d'être exhaustifs dans leur argumentation, et de nous inviter alors à opiner du chef. Quant aux marchés financiers, cela fait longtemps qu'ils n'ont pas besoin d'être convaincants pour être convaincus.

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Commentaire 1
à écrit le 27/04/2021 à 11:33
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Un véritable régal à lire, merci beaucoup. Maintenant on peut quand même se dire que Trump et sa politique souverainiste a exécuté TINA, émantiquement du moins, mais tout comme le principe Dieu a été exécuté par la science depuis bien longtemps il re...

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