Plan de relance américain : la facture de la fraude pourrait s’élever à 225 milliards de dollars

OPINION. Les investissements prévus pour les infrastructures devraient gonfler le montant des dépenses irrégulières – d’autant que le législateur n’a pas fait de la lutte contre le phénomène une priorité. Par Jetson Leder-Luis, Boston University (*)
(Crédits : EVELYN HOCKSTEIN)

Le gouvernement américain pourrait dépenser jusqu'à 4.500 milliards de dollars (3.850 milliards d'euros) dans ce qui pourrait être l'un des plus importants investissements dans les infrastructures et le système de protection sociale depuis des décennies.

La Chambre des représentants prévoit en effet de voter, le 30 septembre, un projet de loi bipartite sur les infrastructures d'un montant de 1.000 milliards de dollars, qui a déjà été approuvé par le Sénat, et pourrait bientôt suivre ce dernier avec jusqu'à 3.500 milliards de dollars d'autres investissements.

L'adoption de ces mesures reste encore incertaine. Mais si l'un ou l'autre des projets de loi, ou les deux, sont adoptés, ils ne se traduiront pas seulement par de nouvelles dépenses publiques massives que les législateurs considèrent comme des investissements, mais aussi par une multiplication des opportunités pour les fraudeurs.

La plupart des dépenses publiques atteignent généralement les secteurs que le gouvernement veut stimuler : transports en commun, énergie propre, Internet haut débit. Néanmoins, une partie de l'argent sera sans doute perdue à cause de la fraude. Il est impossible d'en prévoir le montant exact, mais nous pouvons avancer une estimation raisonnable basée sur les dépenses passées qui le situerait autour de 5%, soit 225 milliards de dollars. C'est l'équivalent du produit intérieur brut annuel de la Grèce.

Ce problème de la fraude dans les dépenses publiques et ce que les gouvernements peuvent faire pour la combattre fait l'objet de nos dernières recherches, qui montrent qu'il existe des mesures efficaces. Or, le législateur américain ne fait pas toujours de la prévention de la fraude une priorité.

Asymétrie d'information

Dans sa forme la plus simple, la fraude est l'utilisation de la tromperie pour obtenir un gain financier ou personnel. Lorsqu'elle concerne les dépenses publiques, la fraude se produit lorsque quelqu'un détourne de l'argent de l'objectif public auquel il est destiné.

Parmi les exemples courants de fraude à la dépense publique, citons les entreprises ou les administrations qui truquent l'attribution de contrats publics, les organismes de soins de santé qui falsifient les données des patients pour obtenir des paiements plus élevés de Medicare ou Medicaid, ou encore les fournisseurs du département de la Défense (l'équivalent du ministère de la Défense) qui gonflent les coûts des services.

Il est courant d'entendre que la fraude individuelle, dans des programmes tels que le programme alimentaire fédéral Supplemental Nutrition Assistance Program, est endémique. Cependant, la plupart des fraudes impliquent des entreprises payées par le gouvernement pour fournir des services publics - parce qu'il y a beaucoup plus d'argent en jeu.

Environ 15 % des dépenses publiques vont directement à ces entreprises par le biais de contrats. Une part encore plus importante va aux prestataires de Medicare et de Medicaid, qui sont souvent des entreprises privées remboursées pour les services qu'elles fournissent.

Une partie du problème à l'origine de la fraude est ce que les économistes appellent l'asymétrie d'information. C'est ce qui se produit lorsque l'entreprise de construction ou l'hôpital qui effectue un travail pour le gouvernement dispose de plus d'informations sur ce qu'ils facturent que l'administration. Les fraudeurs peuvent exploiter à leur profit ce qu'ils savent et que le gouvernement ne sait pas, en facturant plus qu'ils ne le devraient.

4% de dépenses irrégulières en 2019

Une illustration de ce que le gouvernement américain perd en raison de la fraude est son taux de paiements abusifs - une mesure du montant d'argent que le gouvernement n'aurait pas dû verser, en raison, par exemple, de paiements en double ou de personnes inéligibles recevant des paiements. En 2019, les paiements irréguliers ont totalisé 175 milliards de dollars, soit environ 4% de toutes les dépenses gouvernementales.

Les différents programmes ont des taux de paiements irréguliers différents. Medicare, par exemple, a des paiements irréguliers de l'ordre de 5 à 6%, ce qui coûte au gouvernement des dizaines de milliards de dollars par an.

Toutefois, les paiements irréguliers ne sont pas la mesure la plus précise de la fraude. Ils incluent l'argent indûment versé par accident plutôt que par malveillance, mais ils ne mesurent pas la fraude qui n'a pas été décelée - qui peut être substantielle mais qui est inconnue. Il y a un jeu constant du chat et de la souris entre les responsables de la lutte contre la fraude et les fraudeurs qui exploitent de nouvelles opportunités dans un paysage réglementaire en constante évolution.

Par exemple, le Payment Protection Program (PPP), qui a dépensé 792 milliards de dollars pour aider les petites entreprises à supporter les effets économiques de la pandémie de la Covid, pourrait avoir perdu 76 milliards de dollars de ce montant à cause de la fraude, selon une étude de 2021.

Environ 15 % des prêts accordés par le PPP sont ainsi soupçonnés de fraude. Ce chiffre se fonde sur certains indices, tels que des dossiers comprenant des entreprises non enregistrées ou récemment constituées, de nombreuses adresses résidentielles identiques ou des salaires d'employés invraisemblablement élevés.

D'autres programmes de relance récents ont également fait l'objet de fraudes, notamment le programme d'assurance chômage pendant la pandémie, dans le cadre duquel l'identité de centaines de milliers de personnes a été utilisée pour des demandes frauduleuses. L'Ohio estime à lui seul avoir perdu 330 millions de dollars à cause de ce type de fraude.

Comme d'autres formes de fraude, ce problème n'était pas dû à des abus individuels, mais plutôt à des organisations criminelles exploitant la faible surveillance du gouvernement.

Les programmes d'infrastructure apparaissent comme un terrain particulièrement à la fraude, car ils se caractérisent par une asymétrie d'information encore plus marquée. Par exemple, la qualité des projets de construction reste difficile à vérifier. Cela donne aux constructeurs la possibilité de mentir sur les matériaux ou de gonfler les coûts pour réaliser des profits plus élevés.

Le « Big Dig » de Boston, un mégaprojet d'infrastructure de 15 milliards de dollars du début des années 1990, avait ainsi entraîné l'arrestation de certains entrepreneurs pour avoir fourni frauduleusement des matériaux de qualité inférieure. Un entrepreneur important du projet avait notamment été poursuivi pour avoir livré du béton frelaté. Il avait payé une amende de 50 millions de dollars.

En outre, les projets d'infrastructure sont généralement attribués à une seule entreprise par le biais d'un processus d'appel d'offres qui reste susceptible d'être truqué. En juin 2021, par exemple, une société d'ingénierie de l'Ohio a par exemple été condamnée à payer 8,5 millions de dollars d'amendes pour avoir truqué plusieurs projets de drainage en Caroline du Nord.

Les États-Unis ont des règles élaborées en matière d'appels d'offres, de contrats et d'audits, mais des cas de ce genre se produisent encore assez régulièrement.

La dénonciation, arme de dissuasion

Pour endiguer ce phénomène, le gouvernement fédéral dispose aujourd'hui de plusieurs outils : la répression pénale, les dénonciations et les poursuites civiles, les audits, les exigences réglementaires accrues, ou encore les outils d'apprentissage automatique pour l'exploration des données et l'analyse judiciaire.

Les recherches ont montré que de nombreux efforts de lutte contre la fraude peuvent être couronnés de succès. En effet, le département de la justice (l'équivalent du ministère de la Justice) a constaté que chaque dollar dépensé pour lutter contre la fraude dans le domaine de la santé en 2020 avait rapporté 4,30 dollars - un retour sur investissement exceptionnellement bon.

Les dénonciations se sont notamment révélées particulièrement utiles. En vertu du False Claims Act, une loi sur les fausses réclamations, les personnes qui disposent d'informations sur des fraudes impliquant des programmes gouvernementaux peuvent engager leurs propres avocats et intenter des poursuites au nom du gouvernement devant un tribunal civil fédéral. Ces dénonciateurs reçoivent une part de l'argent qu'ils récupèrent pour le gouvernement.

Nos recherches ont montré que cela pouvait être particulièrement efficace pour dissuader la fraude. Avec cette loi, le gouvernement a récemment récupéré plus d'un milliard de dollars par an, et nos recherches montrent qu'il a également économisé des dizaines de milliards de plus en empêchant la fraude de se produire en premier lieu.

Cependant, au moins l'un des deux projets de loi sur lesquels le Congrès travaille actuellement comporte très peu de dispositions visant à lutter contre la fraude : certes, le projet de loi sur les infrastructures prévoit une enveloppe d'un milliard de dollars pour l'application de la loi par l'Internal Revenue Service, mais les demandes pour renforcer la dénonciation n'ont pas abouti.

D'autres dispositions du projet de loi demandent au gouvernement de décourager le gaspillage et la fraude, mais ne précisent ni les sanctions ni la manière dont elles seront appliquées. D'ailleurs, le mot « fraude » n'apparaît que sept fois dans ce projet de loi de 2 000 pages.

Compte tenu de l'ampleur des investissements prévus pour les années à venir, le législateur serait donc bien avisé d'inclure davantage de dispositions anti-fraude dans les grands projets de loi sur les dépenses. Cela permettrait de s'assurer qu'une plus grande partie de ces milliards de dollars va aux personnes qui en ont vraiment besoin, et non aux fraudeurs.

The Conversation _____

(*) Par Jetson Leder-Luis, Assistant Professor of Markets, Public Policy and Law, Boston University

La version originale de cet article a été publiée en anglais.

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Commentaires 2
à écrit le 07/10/2021 à 9:50
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Les dépenses irrégulières, une jolie expression, je vais essayer de garder l'expression en mémoire. Ceux qui en bénéficient les déclarent comme profit et paient des charges dessus ? Ou ça disparait dans le sable.

à écrit le 07/10/2021 à 8:12
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Merci beaucoup, en effet il y en a marre d'exposer sans arrêt la fraude des individus qui leur permet bien souvent de vivre voir se survivre et qui est toujours largement inférieure à la fraude liée aux propriétaires d'outils de production faisant qu...

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