« Rénovons ! C’est cela la véritable innovation » (Géraldine Mosna-Savoye)

CHRONIQUE - Philosophe et productrice sur France Culture, Géraldine Mosna-Savoye tient une chronique dans T La Revue de La Tribune. « Rénovons ! C’est cela la véritable innovation » est issue de T La Revue n°15 - « Sobriété, frugalité, ingéniosité : comment innover autrement ? »
(Crédits : DR)

Quoi de moins novateur, aujourd'hui, que de parler et que d'entendre parler d'innovation ? C'en est presque devenu pathétique pour l'innovation : comme tout concept dans l'air du temps, comme tout mot transformé en élément de langage, elle semble, elle aussi, s'être usée au contact de ses multiples prises et reprises.

Paradoxalement, l'innovation a elle-même perdu l'éclat du neuf. Elle est devenue une vieille antienne dont chacun se targue dans son domaine de prédilection, dont chacun se sent responsable, même dans sa vie personnelle. Qui n'a donc pas perçu l'injonction à se renouveler, que ce soit dans son métier ou dans son être, à être en phase avec son temps, ses idées, ses usages, voire à les anticiper ?

L'innovation n'est donc pas neuve, mais pire, elle a vieilli, et nous avec. Elle nous a usés. De quoi nous rendre conservateurs, préférer les statu quo aux révolutions, la routine aux transformations. De quoi se demander si pour véritablement innover, de nos jours, il ne faudrait pas, au contraire, ne pas innover. Mais oui, ne faudrait-il pas choisir la stagnation, opter pour ce qui ne bouge pas ? Et si c'était cela, désormais, l'innovation, perdurer et persister sans aucune modification ?

 La question se pose d'autant plus à l'heure du changement climatique. Mais bien au-delà, elle mérite d'être posée en tant que telle : au nom de quoi faudrait-il à tout prix innover ? Se renouveler ou faire du neuf ? Que permet le neuf que ne permettrait pas le vieux, l'âgé ou l'usé ?

D'où vient donc une telle promotion de la nouveauté ? L'interrogation est sérieuse : pourquoi le nouveau serait-il valorisé, intrinsèquement bon, pour ne pas dire, meilleur ? Le philosophe Søren Kierkegaard se questionnait lui-même en 1843 dans un essai resté célèbre, traduit sous le titre de La répétition ou de La reprise. Dès l'ouverture de sa réflexion, il fait ainsi le portrait de celui que l'on pourrait appeler « l'innovateur ». Et celui-ci, sous sa plume, n'a rien d'aimable : pétri d'inquiétude et d'angoisses, uniquement capable d'espérance et de découverte, il ressemble à un « vêtement flambant neuf, raide et trop ajusté ». L'innovateur, c'est en amour, le Don Juan, l'amant volage, qui multiplie les conquêtes, se révèle inapte à l'engagement, incompatible avec une vie paisible, faite de répétitions et de routines.

Pour autant, il ne serait pas honnête de s'en tenir ici : Kierkegaard ne se moque pas seulement de l'innovateur, mais également de celui qui reste bloqué dans le passé. Le conservateur, tel que nous pourrions le nommer.

Si le premier échoue par sa soif de nouveauté, le second, lui, échoue à ne pas évoluer, à ne pas savoir s'adapter. Il est dans le « ressouvenir », il ne fait que ressasser, se vautrer dans sa mélancolie, ressemblant, pour sa part, à un « vêtement au rebut », « devenu trop petit » alors que chacun d'entre nous grandit.

Entre les deux, il est vrai, aucun ne fait envie. Et entre l'innovation et la conservation, personne ne désire véritablement choisir. C'est que l'alternative n'est peut-être pas la bonne. Et qu'entre l'innovation et la conservation, renvoyées dos à dos, aucune n'est intrinsèquement bonne.

Alors, que faire ? Comment s'en sortir ? Quelle voie prendre ? Là encore, c'est vers Søren Kierkegaard qu'il faut se tourner.

Face à ces deux personnages, il en fait émerger un troisième : celui qui, ni projeté dans l'avenir ni bloqué dans le passé, préfère l'instant présent. Celui qui n'a ni la passion de la découverte ni celle du ressassement. Cet homme, c'est l'homme de la répétition. Loin d'évoquer le vêtement neuf mais raide ou loin de faire penser au vêtement vintage mais usé, l'homme de la répétition a quelque chose de l'habit « inusable, assoupli et fait au corps », qui « ne gêne ni ne flotte ».

Sa passion ? ni le neuf ni le vieux, mais la reprise, celle qui fait que l'on aime à reprendre les choses, inlassablement, à les répéter au sens d'une répétition théâtrale, à les rejouer jour après jour... jusqu'à les maîtriser parfaitement. Mais comment innover si on ne fait que répéter ? Où est la nouveauté dans ce qui n'est qu'une reprise des mêmes schémas, des mêmes routines, des mêmes dispositifs ? Innover et répéter d'un même coup, n'est-ce pas mission impossible ?

La mission, pourtant, est nécessaire : à l'heure du changement climatique, comme je le disais plus haut, à l'heure où se condamnent dates de péremption et obsolescences programmées, à l'heure où il s'agit de remettre en cause notre rythme de productivité, la répétition semble la clé. Mais pas n'importe quelle répétition, car on aurait tort de n'entendre par là que la répétition à l'identique. De la même manière que l'on répète un morceau de musique ou une pièce de théâtre, la répétition suppose l'amélioration.

Et voici que l'on reprend comme on reprise un vêtement : on ne le jette pas pour un habit neuf, on ne le laisse pas non plus s'user et se trouer... bien au contraire, on l'ajuste, on le raccommode, on le travaille.

N'est-ce pas cela l'avenir de l'innovation aujourd'hui ? Pensez-y, pensez à toutes ces conversations, à tous ces discours politiques, à tous ces articles où le mot surgit, l'innovation n'est pas seulement l'invention d'une chose radicalement nouvelle, elle est aussi une amélioration, un perfectionnement, une correction, une bonification. Et même, si j'en crois la multiplicité des synonymes d'« amélioration » : une embellie.

Mais oui, et si innover, ce n'était pas inventer mais réinventer ? Et si ce n'était pas changer, mais reprendre ce qui est déjà là pour le dépoussiérer, le redorer, l'embellir ? Au terme « innover », peut-être faut-il alors en préférer un autre... moins usé, moins essoufflé. Peut-être faut-il innover et désormais parler de « rénover ». Celui-ci me semble mieux faire l'affaire, mieux convenir à l'époque.

Car dans ce mot, il y a tout : le neuf et l'ancien, et surtout l'alliance des deux. On y déniche l'idée de restaurer et non de détruire, de retrouver des forces et non de les abandonner, de rebâtir et non de ruiner. Oui, rénovons ! C'est cela la véritable innovation.

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Commentaires 2
à écrit le 16/07/2023 à 9:35
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Bien sûr que non puisque cela rapporte plus aux gens de rénover qu'aux paradis fiscaux de ceux qui possèdent et détruisent le monde en ronflant, eux faut qu'ils vendent le plus possible de trucs neufs le plus cher possible.

à écrit le 15/07/2023 à 19:32
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Toujours a confondre l'innovation et le progrès, ce dernier n'a pas besoin de publicité pour se "vendre" !

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