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Relocalisation : le combat des régions

L’épidémie de Covid-19 a accéléré le mouvement de relocalisation des activités industrielles dans les territoires. Un phénomène pris à bras- le -corps par les régions qui multiplient les initiatives. Exemple avec trois d'entre elles en pointe sur ce sujet de souveraineté économique. (Cet article est issu de "T" La revue de La Tribune - N°2 Décembre 2020)
Si les régions françaises sont toutes sensibles à la réindustrialisation, certaines ont un coup d’avance comme le Grand Est, l'Occitanie et le Centre-Val de Loire.
Si les régions françaises sont toutes sensibles à la réindustrialisation, certaines ont un coup d’avance comme le Grand Est, l'Occitanie et le Centre-Val de Loire. (Crédits : Itsock)

Il faut re-lo-ca-li-ser ! L'épidémie de Covid a braqué les projecteurs sur les dangers d'une désindustrialisation massive avec pour conséquence une dépendance dangereuse aux fabricants étrangers. D'où la pénurie de masques, de réactifs et autres matériels de santé quand la pandémie a frappé.

« On s'est aperçu avec effarement que la majorité des principes actifs de nos médicaments est fabriquée en Chine et en Inde. Ce qui soulève la question de la souveraineté de notre pays et de l'Europe », estime François Bonneau, président de la région Centre-Val de Loire.

« Cette crise a démontré les manques stratégiques dans les chaînes de valeur industrielles, particulièrement pour les approvisionnements », ajoute Nadia Pellefigue, vice-présidente chargée du développement économique, de l'innovation, de la recherche et de l'enseignement supérieur de la région Occitanie. Le gouvernement a réagi avec son plan de relance de 100 milliards d'euros, dont 1 milliard voué aux relocalisations industrielles dans certaines filières stratégiques (santé, agroalimentaire, électronique, chimie). Mais pour le ministre de l'Économie, Bruno Le Maire, pas question de rapatrier des activités low cost : « Relocaliser, ce n'est pas faire revenir des productions à faible valeur ajoutée. Relocaliser, c'est produire en France des produits qui sont indispensables à notre indépendance, je pense par exemple à des médicaments, des principes actifs de médicaments, ou développer de nouvelles chaînes de valeur sur lesquelles nous avons toutes les compétences et tous les savoir-faire pour réussir.» Une opinion partagée par Jean-Pierre Champion, directeur général de l'enseigne d'optique Krys, qui fabrique ses verres techniques en France. Pour lui, « faire du made in France low cost serait une erreur stratégique ». Mais qu'elle soit à valeur ajoutée ou pas, « la meilleure des relocalisations, c'est d'inventer la filière qui n'existe pas ailleurs. Il ne faut pas rêver à un grand soir du rapatriement d'entreprises industrielles en France », analyse Jean Rottner, le président de la région Grand Est. La période semble propice, car la mondialisation commence à s'essouffler. En cause, la multiplication des défauts de qualité de certains produits made in Asia, comme les masques chinois défectueux, et surtout la hausse rapide du coût salarial dans les pays émergents et des frais de transport. La relocalisation présente des avantages : création d'emplois pérennes et induits (entre 3 et 5 en moyenne pour 1 emploi créé, selon l'Insee), réduction du déficit du commerce extérieur, redynamisation des territoires en souffrance, développement d'une économie de proximité plus durable. Sans oublier les taxes professionnelles et foncières.

Trois types de relocalisation

Attention, néanmoins, à ne pas se bercer d'illusions : pour dix emplois délocalisés, un seul est relocalisé selon El Mouhoub Mouhoud, professeur d'économie à l'université Paris-Dauphine. Spécialiste de cette thématique, il distingue trois types de relocalisations. D'abord, le retour d'une activité depuis l'étranger, qui est le cas le plus médiatisé mais aussi le plus rare (17 % du total en 2013).

« Il faut se méfier de l'effet d'aubaine qui peut attirer des chasseurs de primes qui utilisent les aides et repartent une fois ces subventions épuisées. Il faut faire attention à une relocalisation en trompe-l'oeil purement opportuniste. Donner des aides crée des effets de distorsion de concurrence dommageables pour le tissu industriel local, car on va soutenir une entreprise qui a déjà bénéficié d'écarts de coûts en fabriquant à l'étranger au détriment des sociétés qui, elles, n'ont pas délocalisé », avertit le professeur.

Ensuite, les relocalisations d'arbitrage entre différents sites mondiaux : « C'est exactement ce que vient de faire Bridgestone, qui va augmenter sa production en Pologne après avoir annoncé la fermeture de son usine de Béthune. L'Oréal, au contraire, a arbitré en faveur de ses sites hexagonaux au détriment des autres pays où il est présent. »

Troisième catégorie : les relocalisations de développement compétitif fondées sur l'innovation, que l'auteur de Mondialisation et délocalisation des entreprises (La Découverte) appelle « schumpétériennes », en référence à l'économiste autrichien Joseph Schumpeter, inventeur du concept de « destruction créatrice ». « Ce sont celles que je préfère. Elles sont pérennes, durables et sources de croissance », explique le professeur. Pour l'instant, la relocalisation d'activités industrielles dans les territoires est encore en phase d'amorçage avec seulement 98 cas recensés par la DGE (Direction générale des entreprises) entre mai 2014 et septembre 2018. Le Medef reste néanmoins positif. Le syndicat patronal estime que cette tendance permettra à l'industrie de peser 15 % du PIB d'ici à cinq ans, contre un peu moins de 12 % aujourd'hui (18 % en Allemagne). La baisse de 10 milliards des impôts de production dès 2021, une demande récurrente du patronat, n'est sans doute pas étrangère à cette prévision optimiste.

Rapatrier la chaîne de valeur

Si les 13 régions françaises sont toutes sensibles à ce thème de la réindustrialisation, certaines ont un coup d'avance. Le Grand Est a ainsi pris les devants en avril avec son Business Act. Ce plan de relocalisation a mobilisé plus de 600 chefs d'entreprise et acteurs économiques sur 80 propositions, 40 actions structurantes et 12 projets de simplification administrative.

« Nous allons augmenter notre capacité d'investissement de 900 millions à 1,15 milliard d'euros en la concentrant sur trois thèmes - investir, former, innover - dans trois secteurs prioritaires : numérique, développement durable et industrie 5.0, soit l'industrie 4.0 augmentée de l'humain et de l'écologie », détaille Jean Rottner.

Six entreprises des secteurs de la menuiserie, de l'outillage, du BTP génie civil, des cosmétiques seront accompagnées dans le cadre d'un projet de relocalisation. Elles s'engagent à se fournir prioritairement auprès d'entreprises locales, car « c'est la première des relocalisations qu'il faut opérer », estime Jean Rottner. Objectif : rapatrier la chaîne de valeur de 300 entreprises, dont 50 ETI d'ici à 2025. Ce « pack entreprise relocalisation Grand Est » comprend le financement d'un bilan de la supply chain pour initier des circuits courts d'approvisionnement et favoriser l'économie circulaire. « La sensibilité au fabriqué en France existe partout, dans l'agriculture, chez les artisans et dans le monde industriel. Par ailleurs, la pression sociale est forte sur les entreprises en matière de RSE et de recrutements locaux. Les jeunes y sont de plus en plus sensibles », explique le président du Grand Est, qui pense que « tout est relié dans le processus de relocalisation ». Illustration avec la société Moustache Bikes, qui fabrique des vélos à assistance électrique à Thaon-les-Vosges et dont les cadres sont faits à Taïwan par manque de compétences en Europe. « Nous réfléchissons à monter un centre de recherche pour aider cette entreprise à réintégrer cette partie de la production chez nous. Je ne sais pas si ce projet aboutira, mais c'est une question que me posent souvent les chefs d'entreprise. Relocaliser n'est pas seulement une affaire de niveau de charges ou d'imposition. C'est parfois réintroduire une compétence qu'on ne trouve plus », ajoute Jean Rottner.

Freiner les délocalisations

À 500 kilomètres à l'ouest de Strasbourg, la région Centre-Val de Loire a lancé, le 1er juillet, un grand Forum de la relocalisation, territorialisation et innovation, qui a débouché sur un plan décliné dans chaque filière. « Dans l'automobile, nous soutenons nos entreprises sous-traitantes spécialisées dans les systèmes embarqués qui se battent pour être demain les référents dans les cartes de régulation électriques pour les véhicules électriques de Renault et PSA. C'est une forme de relocalisation par anticipation », explique François Bonneau, le président de région. Une initiative approuvée par le professeur Mouhoud pour qui « l'idéal serait de ne pas laisser les entreprises partir ». Ces véhicules électriques seront de toute façon fabriqués par les constructeurs français. Le risque étant que pour des raisons de compétitivité, leur fabrication soit réalisée à l'étranger. « Or la tendance à la délocalisation n'est pas terminée », met en garde François Bonneau, bien décidé à mettre un frein à ce mouvement. La formation permanente est un autre outil utilisé par la région. Dans le secteur pharmaceutique, le Bio3 Institute est dédié à la formation en alternance aux métiers de la production des biomédicaments et de la biocosmétique. La région vient aussi de créer un programme ARD (Ambition Recherche & Développement) pour les biomédicaments, financé à hauteur de 2,5 millions d'euros. Séduit par cet écosystème de R&D, Servier a investi 60 millions d'euros dans un nouveau centre de recherche de 3 000 mètres carrés. Entre les effets de l'automatisation, qui limite le nombre d'emplois industriels, et ceux de la relocalisation, qui les multiplie, pas facile d'atteindre un solde positif. D'autant que dans certaines régions, on trouve à la fois de l'automatisation et de la délocalisation. « Il faut recréer de l'emploi industriel dans ce pays », réclame le président du Centre-Val de Loire, pour qui « la relocalisation, c'est la performance industrielle, mais aussi la performance environnementale et sociale ». François Bonneau réfléchit à des contrats de filières intégrant innovation, relocalisation, formation, performance environnementale et sociale : « Il faut absolument que la notion de la RSE soit associée à la performance économique. »

Volontarisme politique

La région Occitanie a mis en place le Green New Deal, un plan de transformation de son modèle de développement. « Un des enjeux majeurs, c'est la résilience de l'économie régionale », précise Nadia Pellefigue. Déjà mobilisée sur la notion de patriotisme économique régional, avec plusieurs labels, comme « Sud de France » pour l'agroalimentaire (90 % de produits issus de producteurs locaux), la région veut favoriser l'émergence de projets industriels dans des domaines jugés essentiels pour la population : agroalimentaire, santé, énergie, numérique et logistique. Première région de production de blé dur, l'Occitanie a pourtant constaté une pénurie de farine dans les grandes surfaces.

« Aucune usine ne sait conditionner les farines en sachets individuels. Notre farine part en bateau au Maroc pour être ensachée avant de revenir dans les rayons des magasins. Il y a ici une filière à créer », illustre Nadia Pellefigue. Pour éviter ce type de situation ubuesque, la région a créé l'Agence régionale des investissements stratégiques (Aris), dont l'objectif est d'intervenir en capital, portage financier et ingénierie financière. La région veut développer un maximum de « valeur ajoutée territoriale », pierre angulaire du made in Occitanie.

« Notre modèle, c'est d'accompagner les industriels dans la création et la diversification d'activités dans un territoire où l'aéronautique pèse lourd, un secteur durement touché par l'épidémie », décrit la vice-présidente, qui croit au volontarisme politique pour faire du made in France. Lucide, Nadia Pellefigue sait néanmoins que « même si tout le monde veut manger bio et local, le consommateur regarde d'abord le prix. L'action publique doit recréer des filières et endosser la place de stratège et d'investisseur. Car pour que les consommateurs achètent du made in France, il faut d'abord en proposer. »

Conclusion du professeur Mouhoud : « Cette tendance à la relocalisation va continuer pour les activités robotisables. Les industries légères et non automatisables vont, elles, continuer à délocaliser, et les services aux entreprises vont le faire de plus en plus grâce au numérique. La prochaine sidérurgie, c'est l'industrie des services. C'est l'angle mort des politiques publiques aujourd'hui. » Comme Sisyphe poussant éternellement son rocher, les régions doivent se préparer à un combat sans fin.

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Cet article est extrait de "T" La Revue de La Tribune - N°2 - Fabriquer (tout) français ? Le nouveau rêve de l'Hexagone - Décembre 2020 - Découvrez la version papier

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