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Relocaliser : la grande aventure

Vantées pour leurs mérites, les relocalisations ne sauraient être que progressives, même si elles peuvent toucher tous les secteurs. Patriotes, les relocaliseurs ? Peut-être. Créateurs d’emplois ? Pas forcément. D’ailleurs, la décision de relocaliser tient souvent au fait que la délocalisation n’a pas tenu toutes ses promesses. (Article issu de « T » La Revue de La Tribune – N°2 Décembre 2020)
Y aurait-il un nouvel élan patriotique à vouloir relocaliser à tout prix ? Entre grande aventure et imbroglio administratif, rapatrier les productions n'est pas si simple et ne se fait pas toujours dans un but protectionniste.
Y aurait-il un nouvel élan patriotique à vouloir relocaliser à tout prix ? Entre grande aventure et imbroglio administratif, rapatrier les productions n'est pas si simple et ne se fait pas toujours dans un but protectionniste. (Crédits : Istock)

Certains ont fait le choix, d'emblée, de jouer la carte de la France, surtout s'ils créaient leur entreprise. Sous-vêtements, jeans, chaussures, meubles... le made in France est un argument commercial très prisé et très médiatisé. D'autres, en revanche, se sont faits happés, depuis les Années 1980, par la mondialisation et le mouvement des délocalisations. Qu'elles soient petites ou grandes, les entreprises devaient trouver les coûts de main d'oeuvre les moins élevés, pour pouvoir offrir les prix les plus bas aux consommateurs et concourir ainsi à un meilleur pouvoir d'achat au risque de désindustrialiser la France...

Mais depuis quelques années, certaines entreprises, dans des secteurs variés, reviennent. Dans la joaillerie, par exemple, avec Mauboussin, qui faisait encore fabriquer, en 2014, les trois quarts de ses bijoux en Asie et a rapatrié depuis la quasi-totalité de sa production en Europe, dont 70 % en France. Dans la métallurgie, aussi, à l'instar de Gantois, spécialisé dans la tôle mécanique. Le groupe est bien parti fin 2004 à Timisoara, en Roumanie, mais pour revenir en 2009 à Saint-Dié, dans les Vosges. Même chose pour la marque emblématique Solex, qui avait arrêté son usine de Saint-Quentin (Aisne) en 1988 pour produire en Chine. Depuis 2014, la société, qui a connu plusieurs changements d'actionnaires, produit des Solex devenus électriques, à Saint-Lô (Manche). Même chose pour Kusmi Tea, spécialiste du thé haut de gamme, et pour Lucibel, dans le secteur des luminaires. Pour ce dernier, c'est un recentrement sur l'éclairage professionnel et des produits écoconçus qui a permis un retour graduel de la production en France, à partir de 2014. Enfin, alors que jusqu'en 2005, l'opticien Atol fabriquait l'intégralité de ses montures de lunettes en Chine et réalisait l'assemblage verres-monture en Thaïlande, une partie de ces deux activités a été rapatriée dans le Jura depuis 2012. Autant d'entreprises, peu nombreuses il est vrai, mais largement mises en valeur dans la presse, qui n'ont pas attendu le nouvel appel, pressant, du gouvernement sur les relocalisations. Dans le sillage de la crise sanitaire, la prise de conscience concernant la dépendance nationale, notamment à certains produits - masques, paracétamol et autres respirateurs -, donnera-t-elle un coup d'accélérateur à cette tendance ? Y aura-t-il un grand élan patriotique de la part des industriels, non seulement pour déjouer cette dépendance, mais aussi le chômage de masse qui menace ? « Les relocalisations, ça ne se décrète pas ! », s'exclame ainsi Catherine Mercier- Suissa, spécialiste de ces questions et directrice des relations externes et de l'Executive Education à l'Institut d'administration des entreprises, école de management de l'université Jean-Moulin, à Lyon.

Ainsi, selon les derniers chiffres de la Direction générale des entreprises (DGE) au ministère de l'Économie et des Finances, entre mai 2014 et septembre 2018, 98 cas de relocalisations sur le territoire national ont été recensés. D'ailleurs, dès 2016, les autorités mettaient en avant le secteur du textile, qui, après avoir détruit des milliers d'emplois en étant l'un des plus touchés par la vague de délocalisations, en avait créé cette année-là plus qu'il n'en avait supprimé. Une prouesse, inédite depuis quarante ans ! Au-delà du textile, de l'habillement et des chaussures (11 % des relocalisations entre 2014 et 2018), c'est la métallurgie (24 %), les industries agroalimentaires (12 %), la fabrication de produits informatiques, électroniques et optiques (13 %) et la fabrication de machines et d'équipements (8 %) qui mènent la danse. Est-ce à dire que tous les secteurs de l'industrie - de la pharmacie à l'électronique - peuvent être candidats à des relocalisations ? « Il ne faut pas raisonner seulement en termes de filières, mais descendre au niveau des produits, déclare Olivier Lluansi, associé chez PwC Strategy&, et coauteur avec Anaïs Voy- Gillis de l'essai Vers la renaissance industrielle (Éd. Marie_B, 2020). Ainsi, la France aura du mal dans le composant électronique, où elle n'est pas compétitive, mais elle peut l'être, grâce à la digitalisation de la production, dans la carte électronique. » Cette situation sera d'autant plus probable que les produits sont à forte valeur ajoutée, ainsi que l'illustrent les 58 catégories de produits identifiées en juillet par PwC comme propices et prioritaires pour une relocalisation.

Pour Bruno Léger, directeur de l'Institut Henri-Fayol, à l'École des mines de Saint-Étienne, « les relocalisations iront de pair avec la numérisation des entreprises ». Ainsi, poursuit-il, « grâce à la numérisation, le taux de rendement synthétique, autrement dit l'indicateur qui donne la production réelle par rapport à la production maximum théorique, permet de gagner en capacité de production ».

De même, les outils numériques, en transmettant nombre d'informations sur la production, mais aussi la gestion des stocks ou les flux d'approvisionnement, offrent une meilleure compétitivité aux entreprises. « Si demain, les démarches pilotes initiées autant par des PMI, par exemple dans le Grand Est, qu'avec des grands donneurs d'ordres se généralisent, ce sont 10 % de nos importations actuelles qui pourraient être relocalisées », assure de son côté Olivier Lluansi. Avec plusieurs vertus. Pas tant sur le plan de l'emploi, puisque l'automatisation et la robotisation devront compenser le coût de la main-d'oeuvre, mais surtout en matière de cohésion territoriale. L'expert de PwC, qui a été le premier délégué aux territoires d'industrie, estime qu'en rapatriant 10 % de nos importations actuelles, ce sont quelque 200 000 emplois qui pourraient être créés. « Cela ne résout en rien le chômage de masse, mais deux ou trois usines supplémentaires par ville moyenne irrigueraient l'économie locale », souligne-t-il. Le mouvement de retour va-t-il s'accélérer ? Peut-être. Mais cela dépend de plusieurs éléments.

Coûts cachés

D'abord, il faut que la délocalisation n'ait pas tenu toutes ces promesses ou, en tout cas, que les conditions qui avaient présidé à la décision de s'implanter ailleurs ne soient plus d'actualité. Or c'est parfois le cas. En ce qui concerne les coûts, notamment. « Ils ont souvent été sous-estimés », souligne Catherine Mercier-Suissa. C'est vrai pour la main-d'oeuvre, mais aussi pour des coûts plus cachés. « En dix ans, les salaires ont augmenté de 30 % en Chine et le turnover est élevé », poursuit-elle. Certaines sociétés ont donc formé des salariés pour les voir partir à la concurrence et doivent payer plus cher pour en attirer d'autres. À cela s'ajoutent d'autres déterminants. Comme la productivité des salariés chinois, plus faible que dans les pays industrialisés. Selon une étude du Fonds monétaire international de 2019, dans l'industrie, elle tend certes à converger depuis vingt ans, mais elle ne représente encore que 30 % de celle des pays de l'OCDE. Et puis, il y a aussi « ce qu'on appelle la "règle du troisième conteneur". Les deux premiers sont bons, mais ensuite les fabricants font appel à des sous-traitants, sans effectuer les contrôles qualité nécessaires », souligne Catherine Mercier- Suissa. Les entreprises qui importent la marchandise doivent donc effectuer elles-mêmes les contrôles, une discipline coûteuse et parfois difficile, mais obligatoire sous peine de perdre des clients. Sans oublier les problèmes d'imitation, voire de contrefaçon. Ou bien les hausses de droits de douane, sous forme par exemple de taxes antidumping, utilisées par l'Union européenne pour réguler les importations et protéger son marché en fonction des règles du commerce international, sur des produits aussi variés que des pointes et agrafes, des câbles en aciers, certaines pièces de bicyclettes made in China, de même que des tubes et tuyaux en fonte ductile fabriqués en Inde, certains produits laminés à chaud plats en acier inoxydable, enroulés en feuilles, en provenance de Chine, d'Indonésie ou de Taïwan... Autant de coûts indirects liés à l'éloignement, en somme, auxquels s'ajoute bien sûr le transport. Il est long (au moins 26 jours pour aller de Shanghai au Havre, par exemple, sans compter les délais de douane) et coûteux (700 000 à 900 000 dollars rien que le passage du canal de Suez pour un navire transportant 15 000 conteneurs de 6,1 mètres chacun).

Nouvelle demande

Par ailleurs, les conditions sur le marché français ont pu également évoluer. « Les entreprises qui relocalisent le font pour être plus réactives et répondent à la demande des consommateurs », indique Catherine Mercier-Suissa. Difficile, en effet, alors qu'il faut s'y prendre des mois à l'avance, de réassortir rapidement à partir de l'Asie une nouvelle gamme de produits prisés par les consommateurs français. Une demande qui va également, mais pas toujours, vers plus d'éthique et de respect de l'environnement dans la fabrication. Les marques de vêtements qui ont récemment annoncé, sous la pression des ONG, qu'elles cessaient de s'approvisionner au Xinjiang, province chinoise où la minorité ouïghoure est réduite au travail forcé par Pékin, l'ont bien compris. Le risque de dégradation de l'image, de boycott de la part des consommateurs ou de risques juridiques, sont autant de « coûts » à prendre en compte. « Même s'il n'est pas toujours facile de mettre des euros en face », pointe Olivier Lluansi.

Bref, « pour apprécier l'avantage ou non d'une délocalisation, il faut, d'une part, raisonner en coûts complets, et, d'autre part, tenir compte des avantages non négligeables en termes de créativité, de flexibilité et de renforcement de la qualité que procure une production à proximité de la demande », conclut la spécialiste de l'École de management de l'université Jean-Moulin, à Lyon.

Mais si le constat qu'une délocalisation n'ayant pas tenu ses promesses impose une relocalisation, encore faut-il avoir les moyens de la réaliser. Contraignant, le parcours est en conséquence souvent graduel. Les nouvelles incitations fiscales, sous la forme d'un milliard d'euros « visant à financer des appels à projet pour les entreprises qui voudraient relocaliser », selon l'annonce de Bruno Le Maire, le 25 août dernier, donneront- elles un coup de pouce supplémentaire ? En tout cas, les précédentes ­- crédit d'impôt pour relocalisation (2005), prime à la relocalisation (2009), aide à réindustrialisation (2011) - n'ont pas vraiment porté leurs fruits si l'on en juge le faible nombre de relocalisations enregistré. D'autant que sur les 200 répertoriées par la Banque des Territoires-Groupe Caisse des dépôts de 2005 à 2018, seules 12 d'entre d'elles, soit 6 %, ont eu recours à des aides publiques directes... Quelles que soient les incitations, les entreprises qui décident de relocaliser doivent aussi faire face à un problème : la main-d'oeuvre. Alors que la désindustrialisation a fait des ravages, les salariés qualifiés sont difficiles à trouver dans certains secteurs. En outre, les filières ayant disparu, les formations ne sont pas légion pour les jeunes. Bruno Léger, à l'École des mines de Saint-Étienne, avance à cet égard une solution, liée à la numérisation des entreprises : « La réalité augmentée peut largement aider à la formation d'une nouvelle main-d'oeuvre, d'autant que l'automatisation a ses limites », dit-il.

Les secrets d'une relocalisation réussie

Les entreprises qui ont opté pour la relocalisation et l'ont réussi ont quelques secrets : leurs modes de production et leurs processus de fabrication. Afin de déjouer des coûts salariaux plus élevés en France que dans certains pays, Atol a misé sur l'innovation. Dans tous les domaines. La société a ainsi automatisé les procédés de fabrication, réorganisé le temps de travail en passant aux 3x8 et modifié son offre, en particulier avec des clips. « La société est une coopérative et les associés ont aussi accepté de baisser la marge pendant un certain temps plutôt que d'augmenter les prix », précise Catherine Mercier-Suissa. Il semble donc que toute stratégie de relocalisation exige non seulement un écosystème porteur - de fournisseurs et donneurs d'ordres - , un environnement réglementaire favorable, des investissements dans l'outil de production, mais aussi un bon dialogue social, afin d'accroître la compétitivité et de lutter, à armes égales, avec les pays à bas coûts salariaux. Le mouvement sera sans doute plus lent que ne l'espèrent autorités et citoyens. « Mais il est là, assure Olivier Lluansi. Entre le besoin de sécurisation des chaînes d'approvisionnement, le fait que les lieux de production se rapprocheront de ceux de consommation et que les entreprises ajoutent des services aux biens, je suis certain que le mouvement va s'amplifier. »

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Cet article est extrait de "T" La Revue de La Tribune - N°2 - Fabriquer (tout) français ? Le nouveau rêve de l'Hexagone - Décembre 2020 - Découvrez la version papier

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Commentaires 2
à écrit le 17/04/2021 à 10:38
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Difficile de promouvoir la relocalisation dans un pays où on sait pas si on fera de la liste des commerces non essentiels le mercredi de la semaine suivante et obligé de fermer le commerce... Comment peut on envisager d'embaucher quelqu'un même avec ...

à écrit le 15/04/2021 à 11:30
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Le pire dans tout cela est que l'idée de faire prospérer tous les pays du monde économiquement afin de stabiliser les tensions diplomatiques n'était pas une mauvaise idée mais en soi mais quand même, déjà au lycée le prof d'histoire nous disait que c...

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