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Thomas Huriez, chevalier blanc du made in France

« 1083 », c’est la marque de jean éco-responsable qui fleure bon dans le landerneau de la mode. C’est aussi la distance maximale en kilomètres entre les deux villes françaises les plus éloignées, car ce jean qui affole les tendances, est fabriqué à Romans-sur Isère. Rencontre avec son créateur, Thomas Huriez. (Cet article est issu de « T » La Revue de La Tribune – N°2 Décembre 2020)
Thomas Huriez, fondateur de la marque éco-responsable 1083
Thomas Huriez, fondateur de la marque éco-responsable "1083" (Crédits : La raffinerie culinaire / Rafaele Boyadjan)

« J'ai lancé une marque de jeans pour faire baisser les ventes de jeans », affirme Thomas Huriez. Prenant à contre-pied les pratiques de la fast fashion - acheter la matière première très bon marché et faire fabriquer à bas coût à l'autre bout du monde -, le trentenaire affable et disert est bien décidé à relancer une filière 100 % française de ce vêtement emblématique. Un retour aux sources, puisque la toile denim utilisée dans la confection des jeans est un dérivé du sergé de Nîmes, mélange de laine et de soie très résistant conçu pour les bergers cévenols. Né il y a 39 ans à Grenoble d'une mère médecin du travail et d'un père fonctionnaire, l'aîné de trois garçons se lasse vite de son métier d'informaticien : « Je m'ennuyais. Quitte à passer sept heures par jour pendant quarante ans au travail, autant le faire pour un projet qui a du sens. » En 2006, il négocie son départ et part vivre à Romans-sur-Isère chez ses grands-parents. Il récupère une maison de famille toute proche pour ouvrir Modetic, une boutique de mode équitable située en face d'un gigantesque magasin d'usine Marques Avenue, une sorte de défi symbolique au monde de la mode jetable. Mais en 2007, le textile éthique est une niche et les modèles trop « baba cool » de l'aveu même de Thomas Huriez. Malgré leur caractère équitable, la plupart de ces marques disparaissent, trop éloignées des critères de la mode en vigueur. « Il fallait mettre ces belles idées dans de beaux vêtements », évoque le trentenaire. Ce sera une marque de jean, car c'est l'habit le plus polluant, le plus mondialisé et le plus concurrentiel. Le coton dont il est tissé est souvent OGM, et c'est une des cultures qui consomme le plus d'eau et de pesticides. « Quel beau challenge d'en relocaliser la confection à Romans-sur-Isère, ancienne capitale de la chaussure marquée par les fermetures d'usines et qui possède une vraie culture de la mode! » s'enthousiasme Thomas Huriez.

La transparence avant tout

En 2013, 1083 est lancée sur le site de financement participatif Ulule. 1 083, c'est la distance en kilomètres entre les deux villes les plus éloignées de France, Porspoder - près de Brest au nord - et Menton au sud, alors qu'un jean classique parcourt jusqu'à 65 000 km lors du processus de fabrication. Le défi ? Relocaliser la chaîne de réalisation des jeans sur moins de 1 083 km. L'entrepreneur espère écouler une centaine de pièces à 100 euros, il reçoit 1 000 précommandes. En vendant ses jeans 100 euros, prix que pratiquent les grandes marques américaines comme Levi's ou Lee Cooper, avec un coefficient multiplicateur de 2 ou 3 au lieu de 8 à 12, il peut dégager un budget de fabrication de 30 à 40 euros. Une somme qui lui permet de faire du made in France rentable.

« Je cherchais une réponse rationnelle pour convaincre les gens d'être plus vertueux dans leur choix de vêtements. Mais j'ai compris que celle-ci doit, au contraire, être irrationnelle, émotionnelle, humaine. Et la notion la plus convaincante pour le public, c'est la proximité », philosophe le natif de Grenoble.

Fort de ce pécule de 100 000 euros, il déniche non sans difficulté deux tisseurs dans la Loire et les Vosges et un atelier marseillais pour la confection. La vente se fait pour moitié sur Internet et pour moitié dans un réseau de boutiques en propre et de revendeurs. « L'important étant d'être résilient financièrement. On "contre-investit" : dès que le Web fonctionne bien, on investit dans les boutiques, et inversement. Cela nous a beaucoup aidés durant le confinement », explique Thomas Huriez. Une autre valeur chère au fondateur de 1083, c'est la transparence. C'est pourquoi la marque drômoise partage avec ses clients tout ce qui constitue la vie de l'entreprise : salaires, fournisseurs, succès et galères. « La transparence est plus forte que n'importe quelle carte de fidélité. Nous sommes aux antipodes de la culture de notre secteur : secret, dissimulation, opacité », proclame Thomas Huriez. Un pari gagnant qui a permis à ce jeune passionné de reconstruire toute une filière, passant de 200 000 euros de chiffre d'affaires en 2013 à 8 millions en 2019, pour 40 000 jeans vendus et 150 emplois créés. Objectif : dépasser les 1 083 emplois.

« Si la moitié des 88 millions de jeans vendus chaque année en France étaient fabriqués localement, c'est plus de 150 000 emplois que nous pourrions recréer », écrit-il dans son livre Re-Made en France (Dunod).

Relancer les compétences disparues

En 2018, il lance l'École du jean pour réintroduire les compétences disparues (« ouvrier » est un de ses mots préférés) et participe avec Splice, Le Slip français et quelques industriels à la renaissance de la filière lin avec le projet Linpossible. Défenseur acharné de l'économie circulaire, l'entrepreneur invente le jean Infini en polyester recyclé. C'est le premier jean consigné au monde : le client renvoie son pantalon en fin de vie et récupère 20 euros. «Notre projet d'entreprise, c'est de produire et de consommer dans une économie circulaire. Le jean est un moyen, pas une fin », précise le fondateur de 1083. Cette énergie qu'il déploie sans compter, Thomas Huriez l'a mise au service de sa ville lors des dernières élections municipales en conduisant la liste « Passionnément Romans ». Battu sur un score très honorable pour une liste indépendante des partis politiques (46,48 % des voix), Thomas Huriez décrit « une expérience ingrate, quasi sacrificielle mais passionnante », tout en regrettant « un taux de participation très décevant ». Un engagement total qui n'est pas du goût de son jeune frère Grégoire, directeur général délégué de 1083 depuis 2012 : « C'était une bêtise. J'ai même voté contre lui ! Il a été absent pendant trois mois, au détriment de l'entreprise et même de sa famille. » Une analyse que ne partage pas l'intéressé, pour qui « 1083, ce n'est pas un train avec une locomotive qui tire des wagons, mais un train avec plein de locomotives : les salariés, les fournisseurs, les clients. J'étais moins présent lors de la campagne, mais ça n'a pas empêché l'entreprise d'avancer. » Si Thomas Huriez possède les qualités qui lui ont permis de bâtir le succès de 1083, il n'est pas exempt de défauts. Pour son frère, « il est têtu, voire obstiné. Il brasse beaucoup d'idées, mais elles partent un peu dans tous les sens. Et il cherche toujours à vous convaincre d'aller dans son sens. » Ce qui, reconnaît néanmoins Grégoire, peut être un atout : « Il possède une force de persuasion hors du commun et pourrait vous faire croire que la Terre est plate ! Un avantage certain face aux banques et aux investisseurs.» Thomas Huriez est aussi capable de se lancer dans des aventures inédites, comme en juillet 2014 pour un Tour de France à vélo Menton Porspoder sur un tandem couché à deux places avec sa femme Charlotte, ancienne championne de planche à voile. « Tout est parti d'une blague. En 2013, avec Grégoire, nous étions dans une ville moyenne de province, sans moyens. Pour rire, je lui ai dit : "Si on dépasse les 1 083 commandes - une hypothèse très improbable à l'époque -, je pourrai m'acheter un vélo et traverser la France en dormant chez nos clients et nos fournisseurs" », raconte le fondateur de 1083. L'ancien gamin hyperactif n'a pas vraiment de hobby ou de passion autre que son entreprise : « J'entends souvent : "En tant qu'entrepreneur, qu'est-ce que tu dois travailler, quelle contrainte !" Mais quand on fait ce qu'on aime, même si tout n'est pas passionnant, tout fait sens. Et donc la perception du temps est différente. » Un degré d'investissement qu'il partage avec sa femme, ex-sportive de haut niveau. « J'ai arrêté de culpabiliser sur mon surengagement, car j'ai compris qu'il y avait bien pire que moi », explique-t-il en riant.

À bientôt 40 ans et père d'une petite fille, Thomas Huriez n'a rien perdu de son ardeur à combattre le gaspillage des ressources naturelles : « La majorité des gens a compris qu'il fallait changer profondément de modèle. Mais cet avenir n'a pas encore de nom. Dans le communisme, il y a le commun, dans le socialisme le social, dans le capitalisme le capital. Mon sentiment c'est que nous entrons dans l'ère du vital. » Populariser le « vitalisme » sera la nouvelle croisade du chevalier blanc du jean made in France.

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Cet article est extrait de "T" La Revue de La Tribune - N°2 - Fabriquer (tout) français ? Le nouveau rêve de l'Hexagone - Décembre 2020 - Découvrez la version papier

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