«Twitter est à la fois une entreprise de réseau social et une scène de crime ». Cette description ne vient pas d'un opposant de Twitter, mais bien de son propriétaire et dirigeant, Elon Musk. Le deuxième homme le plus riche du monde affirme qu'il va déterrer les « secrets les plus sombres de Twitter » et se délecte de chaque nouvel épisode des «Twitter files ». Cinq salves de "révélations", basées essentiellement sur des échanges internes donnés par Elon Musk lui-même à des journalistes conservateurs et qui ont été publiées sur la plateforme. Dans un contexte où la fuite des annonceurs menace la santé financière du réseau social, qu'il a racheté pour 44 milliards de dollars fin octobre, l'homme d'affaires agit une fois de plus en pompier pyromane, déclenchant un incendie et se positionnant ensuite comme le seul à même de l'éteindre.
Alors que les fonctionnalités essentielles à sa vision du modèle économique de Twitter -comme le nouvel abonnement Twitter Blue ou l'extension du nombre de caractères dans un tweet- sont enfin déployées après deux mois d'attente et plusieurs ratés, le nouveau dirigeant détourne l'attention en multipliant les polémiques. Suite à son coming-out conservateur -sans grande surprise- lors des élections américaines de mi-mandat en novembre, l'homme d'affaires dénigre l'ancienne direction pour séduire la droite conservatrice américaine, dont les propos les plus extrêmes étaient auparavant davantage modérés. Le milliardaire s'enfonce ainsi dans la « guerre culturelle », aux dépens de tout raisonnement économique.
Les premiers épisodes des Twitter Files sont un pétard mouillé
Les «Twitter files » ont pour objectif de révéler la supposée « censure » du réseau social contre les figures conservatrices américaines. Le bannissement de Donald Trump à la suite de l'insurrection du Capitole occupe à lui seul deux des cinq threads de révélations sortis jusqu'ici. Leur objectif : montrer qu'il s'agit du résultat d'une décision arbitraire des dirigeants du réseau social, et non d'une application de sa politique de modération, laquelle selon eux n'aurait pas été enfreinte par l'ex-président.
L'« enquête » expose donc une décision tout à fait légale, mais jugée immorale par le bord conservateur, qui défend un absolutisme de la liberté d'expression, c'est-à-dire l'absence de modération tant que les lois ne sont pas enfreintes. Elle ne s'embarrasse pas non plus des faits : l'enquête parlementaire sur les émeutes du Capitole du 6 janvier 2021 a conclu que l'ancien président américain a joué un rôle actif dans leur déclenchement, en publiant des propos qui relèvent de l'appel à l'insurrection, ce qui est interdit par la loi. De plus, Donald Trump a -symboliquement- été « impeached », y compris avec le soutien d'élus Républicains, pour son rôle dans cette insurrection.
Comme le détaille CheckNews, les premiers épisodes des «Twitter files » sont en fait un pétard mouillé. Ils ne font qu'appeler « censure » ce qui relevait de la modération. Ils expliquent que le réseau social avait des outils de restriction de visibilité dans son arsenal de modération, ce que l'entreprise affichait par ailleurs publiquement. Même si le fonctionnement de ces outils n'était pas communiqué, tout comme les décisions sur les suspensions de compte, Twitter ne faisait qu'appliquer ses propres règles et tentait de respecter la loi. L'ancien Twitter était considéré par les régulateurs du monde entier comme trop peu peu efficace pour modérer les propos haineux.
Ces Twitter Files doivent aussi servir à réhabiliter les exclus du réseau. Ceux-ci se sont réfugiés ces dernières années dans un entre-soi conservateur, sur des plateformes similaires à Twitter mais avec des politiques de modération bien plus laxistes, comme Parler, Gab ou Gettr. En revanche, aucune d'entre elle n'a réussi à s'imposer. La plus populaire, Parler, n'aurait que 725.000 utilisateurs mensuels, loin des plus de 330 millions de Twitter. Tous ces réseaux alternatifs espéraient trouver le succès en attirant Donald Trump -qui avait fait de Twitter son premier outil de communication- mais ce dernier a préféré lancer sa propre plateforme, Truth Social et y garder l'exclusivité de sa présence. En conséquence, même lorsque Elon Musk a réhabilité son compte Twitter après un rapide sondage public, Trump n'est pas revenu. Ce qui n'est pas le cas de nombreux comptes bannis par l'ancienne administration et qu'Elon Musk a fait revenir, avec parmi eux, de nombreuses figures de la droite américaine.
Une « enquête » pas comme les autres
Bien que présentée comme telle, «Twitter files » n'est pas une enquête comme les autres. La terminologie « files » ou « papers » , régulièrement utilisée par les journalistes, réfère à la fuite de documents internes, généralement fournis par un lanceur d'alerte. Par exemple, les Facebook Files avaient été fournis à la presse par une ancienne cadre de Facebook, Frances Haugen.
Or, dans le cas des «Twitter files », la fuite n'en est pas une, puisque la publication des informations est soutenue par Elon Musk. Autre originalité : les « enquêtes » ne sont pas publiées sur un site ou dans un journal papier, mais sous la forme d'une succession de tweets -des "threads"- depuis les comptes Twitter des journalistes. Pour appuyer les propos, on y voit des captures d'outils de modération, des échanges d'email entre dirigeants ou encore des extraits de la messagerie interne Slack. De son côté, Elon Musk relaie et commente activement les threads avec son compte personnel suivi par 121 millions d'abonnés. A ce jour, ni le détail ni le volume des informations mises à disposition des différents journalistes qui travaillent sur le sujet n'a été dévoilé. Certaines personnes comme Jack Dorsey ont demandé l'ouverture des documents au public pour que chacun puisse juger, mais elles n'ont pas été entendues.
Les auteurs partagent un point commun : tous sont considérés comme largement conservateurs, et anti-média mainstream (nom donné aux médias grands publics comme le New York Times, que Elon Musk prend régulièrement pour cible). Les journalistes à l'origine des deux premières vagues de «Twitter files », Matt Taibbi et Bari Weiss, sont par exemple d'anciennes pointures de Rolling Stones et du New York Times, aujourd'hui qualifiés de « renégats ». Après avoir quitté leurs rédactions respectives à cause de leurs positions antivaccins et/ou transphobes, ils ont chacun de leur côté lancé une newsletter indépendante sur Substack [une plateforme spécialisée dans ce format, ndlr]. Ils préparent désormais le lancement commun d'un nouveau média, The Free Press, « une entreprise construite sur les idéaux qui étaient autrefois les fondements du journalisme américain ».
Elon Musk se tire-t-il une balle dans le pied ?
Depuis les «Twitter files », la communication d'Elon Musk devient de plus en plus conservatrice. Au point que le 11 décembre, le milliardaire a tweeté « Mes pronoms sont poursuivre en justice / Fauci ». Ce message cryptique est une attaque double. D'un côté il vise Anthony Fauci, docteur en immunologie et conseiller de la Maison-Blanche sur la gestion de la pandémie de Covid. Ce dernier est un personnage central des théories du complot des antivaccins américains, sans qu'aucune des accusations qui lui sont portées n'ait été prouvée.
De l'autre côté, le tweet est une pique à l'attention de la communauté LGBT+ : de plus en plus de personnes précisent les pronoms avec lesquels elles doivent être adressés (par exemple, il/lui ou elle/elle). Cette annotation a pour but, entre autres, de permettre aux personnes transgenres d'être correctement genrées. Une idée qui déplaît fortement à la droite conservatrice, aux Etats-Unis comme en France.
Depuis ce message, le dirigeant de Twitter a fait d'autres références au Covid et aux "wokistes". Bref, il assume pleinement faire partie de la droite dure, alors qu'il se définissait comme "ni de gauche, ni de droite". Le problème, c'est que ce tournant politique paraît difficilement compatible avec les difficultés économiques de Twitter. Quelques semaines auparavant, Elon Musk était en pleine opération séduction des annonceurs, qui craignaient une résurgence des discours haineux à la faveur de la nouvelle politique de modération. Plutôt que de donner des garanties contre ce scénario, le milliardaire donne de nouvelles raisons de s'inquiéter, et détourne l'attention des véritables opportunités pour Twitter. Elon Musk voulait mettre en avant son réseau comme principal canal de discussion des troisièmes mi-temps de la coupe du monde de football, mais ce message se perd dans le flot de discussions sur les Twitter Files.
En parallèle, le cours de Tesla a perdu plus de 25% de sa valeur depuis sa prise de direction chez Twitter et ce taux s'élève à plus de 50% par rapport au début de l'année. Plutôt que d'être au chevet de l'entreprise d'automobile électrique essentielle à sa fortune, Elon Musk mène un combat politique et met en cause la propre plateforme qu'il vient d'acheter. Et si les révélations des «Twitter files » s'avèrent au final aussi choquantes qu'annoncées, alors le milliardaire attirera l'attention des régulateurs et risquera des amendes...
Mais dans tous les cas, en draguant la droite dure, l'homme d'affaires va devoir redoubler d'effort pour convaincre les annonceurs de rester. D'autant plus qu'il vient de remettre personnellement en cause son dernier chef de la modération Yoel Roth en plus de dissoudre un organe consultatif sur la modération...
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