Patrick Drahi et la dette, une amitié de 30 ans

Depuis ses débuts dans les affaires, Patrick Drahi, président d'Altice (SFR) s’est toujours dopé à la dette. Lui, qui n’est « pas fils de riche », a trouvé dans ce « bon monde de la finance » un moyen d’acquérir des entreprises toujours plus grosses, sans perdre la main sur le capital. Une fois de plus, et comme cela lui arrive désormais tous les cinq ans environ, l’endettement massif résultant de ses multiples rachats par effet de levier (LBO) inquiète, dans un contexte, critique, de hausse des taux. Pour ne pas sombrer, il est désormais prêt à tout pour récupérer du cash. Y compris, chose encore inimaginable il y a peu, à céder une partie du capital de SFR.
Pierre Manière
Patrick Drahi, le fondateur et propriétaire d'Altice (SFR).
Patrick Drahi, le fondateur et propriétaire d'Altice (SFR). (Crédits : Reuters)

Patrick Drahi a un logiciel bien à lui. La dette, dont la seule évocation fait peur au commun des mortels, ne l'effraye pas. Mieux : il en a fait son carburant pour atteindre les sommets. C'est en 1991 que Patrick Drahi s'y convertit. Cette année-là, il emprunte 50.000 francs, via un prêt étudiant, pour lancer un modeste opérateur sur les réseaux câblés. « J'étais donc criblé de dettes », sourit l'intéressé lors d'une audition à l'Assemblée nationale, le 27 mai 2015. L'actuel propriétaire du groupe Altice, maison-mère de SFR et d'autres gros opérateurs en Europe et aux Etats-Unis, assurait crânement que sa situation s'était « nettement améliorée », puisqu'il avait alors « 32 milliards de capital pour 33 milliards de dettes ».

A ce moment-là, Patrick Drahi n'est pas peu fier de lui. Ce fils de professeurs de mathématiques est sous le feu des projecteurs depuis qu'il a racheté SFR, le numéro deux français des télécoms, un an plus tôt. Rares sont ceux qui le voyaient décrocher la timbale. Fruit d'une consolidation des réseaux câblés, son groupe Numericable était bien plus petit que l'opérateur au carré rouge. SFR était valorisé 15 milliards d'euros quand Numericable ne valait guère plus de 4 milliards d'euros en Bourse, avec 2,5 milliards d'euros de dettes au compteur. Cela n'a pas empêché Patrick Drahi de ferrer sa proie, au nez et à la barbe du groupe Bouygues, puissant ponte du CAC 40.

Cet énorme coup, Patrick Drahi l'a réalisé grâce à une pratique financière qu'il maîtrise sur le bout des doigts: le leverage buy-out (LBO), ou rachat par effet de levier. Ce montage, qui a connu son âge d'or avant la crise de 2008, consiste à s'endetter massivement pour racheter une entreprise, puis à se servir sur ses profits pour rembourser la somme empruntée et les intérêts. Cette technique, Patrick Drahi, n'a eu de cesse d'y recourir pour assouvir sa boulimie d'acquisitions. Depuis SFR, ce très bon connaisseur des arcanes de la finance a étendu son empire dans les télécoms aux Etats-Unis (avec les câblo-opérateurs Suddenlink et Cablevision) comme en Europe (en rachetant Portugal Telecom, les médias BFMTV et RMC, ou en devenant récemment premier actionnaire de British Telecom). Ce « passionné et amateur d'art », affirme un proche, s'est même offert une incursion dans le luxe en mettant le grappin sur Sotheby's, la célèbre maison de vente aux enchères, pour près de 4 milliards de dollars ! Désormais, sa dette globale flirte avec les 60 milliards de dollars.

« Conduire la voiture »

Cela créerait des maux de tête à beaucoup d'entrepreneurs... Mais pas à Patrick Drahi. La dette n'est, à ses yeux, qu'un outil au service de son développement. A l'en croire, il ne s'est, sur ce front, pas fixé de limite. Son but est toujours de « faire de la croissance », et certainement pas « de réduire (son) endettement », expliquait-il lors de son audition en 2015 à l'Assemblée nationale, devant des députés un brin médusés. Si l'on est « en croissance », précisait-il, l'objectif est « de savoir quelle va être votre prochaine avenue de croissance, et non pas comment faire pour rembourser votre dette »« Si j'arrête mon développement soi-disant boulimique, dans cinq ans j'aurai zéro dette. Et alors ? Cela serait idiot car je ne ferai pas de croissance pendant cinq ans. Mieux vaut faire de la croissance en gardant le pied près de l'accélérateur et du frein, tout en regardant dans le rétroviseur, c'est-à-dire en conduisant la voiture. »

Lever de la dette, beaucoup de dette, a surtout un gros avantage pour Patrick Drahi : cela lui permet d'être propriétaire de son groupe, et seul maître à bord. En clair de se construire un patrimoine, lui qui n'est pas « fils de riche ». Patrick Drahi déplore, par exemple, la situation des entrepreneurs qui, au fil des levées de fonds, se retrouvent minoritaires au capital de leur société, et donc à la merci de leurs investisseurs. C'est ce qu'il a expliqué aux étudiants de Polytechnique, dont il est diplômé, lors d'une conférence le 20 avril 2016. « Combien d'entrepreneurs de la Silicon Valley, pourtant extraordinaires, détiennent leur entreprise dix ans après leur création ? Très peu. Ces entrepreneurs sont très riches, mais avec 2% ou 3% de leur capital, ils ne contrôlent plus leur société. Et si un jour ça ne marche pas très bien, ils peuvent être mis dehors. » En définitive, s'endetter constitue « la seule façon de développer un groupe à très grande vitesse tout en contrôlant son capital », défend Patrick Drahi.

Cette vitesse d'exécution est devenue, ces dernières années, la marque de fabrique du groupe Altice. Patrick Drahi n'a pas son pareil pour séduire les banques, les grands fonds d'investissement, et les convaincre de miser leurs milliards d'euros dans ses obligations sur les marchés « high yield », à risque élevé mais à haut rendement. Dans sa quête des sommets, Patrick Drahi a été bien aidé par la politique de taux bas menée entre 2011 et 2019 par la Banque centrale européenne (BCE) et son président, l'Italien Mario Draghi. Altice a largement joui de cet « argent pas cher », dans un contexte où beaucoup de fonds étaient, de leur côté, en quête de gros tickets pour investir leurs montagnes de cash. « On ne peut pas nous en vouloir de profiter des taux bas ! », affirmait Patrick Drahi en 2015.

La concurrence taille des croupières à SFR

Sauf qu'aujourd'hui, la fête est finie. La BCE a durci sa politique monétaire, et les taux remontent sur le Vieux Continent comme ailleurs dans le monde. Le 14 septembre dernier, l'institution a porté son taux de référence à 4%, soit le plus haut niveau de son histoire. Ce qui n'est pas sans conséquence pour Altice : désormais, emprunter ou refinancer sa dette (en émettant de nouvelles obligations pour racheter les précédentes et repousser ses échéances de remboursement) coûte de plus en plus cher. Surtout, Altice France, la maison-mère de SFR, est à nouveau l'« homme malade » des télécoms françaises. Sa situation est critique. Depuis le début de l'année, l'opérateur au carré rouge, qui compte plus de 20 millions de fidèles, s'est mué en « donneur universel » de clients à la concurrence, persifle un concurrent. Rien qu'au deuxième trimestre, l'opérateur a perdu 29.000 abonnés Internet fixe, et surtout 135.000 clients dans le mobile.

Ces fuites commerciales pèsent sur le résultat opérationnel, et ont fait basculer, au regard des financiers, Altice France, dont la dette s'est creusée à près de 24 milliards d'euros, en zone rouge. A la fin juin, son ratio d'endettement a atteint 6,3 fois l'Ebitda annuel - un niveau très supérieur à celui de ses concurrents - alors qu'il n'était « que » de 3,8 en 2019. De quoi donner des sueurs froides aux investisseurs. Beaucoup redoutent que cette baisse des profits entrave la capacité d'Altice à honorer ses dettes, alors qu'une grosse échéance de remboursement, de 1,6 milliard d'euros, se profile en 2025. Fin juillet, l'obligation Altice France Holding SA, qui arrive à échéance en 2027 avec un coupon de 8%, a décroché, se négociant en dessous de 50% du pair. « A partir du moment où quelqu'un est prêt à vendre à ce niveau-là, c'est qu'il pense que ça risque d'aller à zéro », résume Gilles Frisch, responsable de la gestion High Yield chez Meeschaert Asset Management.

Certains estiment que Patrick Drahi a poussé le bouchon trop loin en matière d'acquisitions. Gérant de portefeuille « high yield » chez Keren Finance, Benoit Soler affirme que sa montée au capital de BT, le géant britannique des télécoms dont il possède 24,5% depuis la mi-mai, a constitué le deal de trop. « Chez-nous, ça a été le point de bascule », tempête-t-il. « Aller acheter BT en tirant du cash des actifs en-dessous, en les dénaturant et en réduisant notre capacité de recouvrement, ça, c'est fini ! », renchérit-il.

Scandale de corruption

En parallèle de ses problèmes commerciaux et financiers, Altice s'est embourbé dans un vaste scandale de corruption. Depuis le 13 juillet, la justice portugaise soupçonne Armando Pereira, associé et vieux compagnon de Patrick Drahi, ainsi que plusieurs cadres du groupe, d'avoir imposé un réseau de fournisseurs douteux dans différentes filiales d'Altice, et d'avoir indûment prélevé des sommes importantes. Plusieurs dirigeants du groupe, des deux côtés de l'Atlantique, ont été démis de leurs fonctions. Altice affirme aussi avoir cessé de travailler avec les fournisseurs pointés du doigt. Mais le coup est rude pour Patrick Drahi. Il s'estime « trahi » par Armando Pereira, qui a des années durant joué les cost-killer dans plusieurs filiales d'Altice, notamment en France.

Dans ce contexte, Patrick Drahi, d'ordinaire si discret et fuyant les médias, a été contraint de sortir du bois. Depuis la fin août, il a multiplié les prises de parole auprès des investisseurs pour éteindre l'incendie, et surtout rassurer sur ses dettes. Il a concrètement promis de désendetter fortement son groupe, quoi qu'il en coûte. Lors d'une conférence à Londres, au début du mois, il s'est même dit prêt à ouvrir le capital de SFR - quitte à le vendre complètement ? - pour récupérer du cash. Un tournant pour Patrick Drahi, qui s'est longtemps vanté de ne jamais rien vendre.

Quoi qu'il en soit, le businessman entend trouver « environ 3 milliards d'euros » pour diminuer sa dette, mais aussi repousser, via de nouvelles émissions obligataires, ses échéances de remboursement, et en particulier celle de 2025. « Si Altice France arrive à retrouver un ratio de dette/Ebitda autour de 3 ou 4, ce sera très bien, et le groupe sera de nouveau fréquentable, affirme Benoit Soler. Il y a effectivement trop de dettes. Il faut la réduire, mais certainement pas de 20 milliards d'euros. »

Altice, un géant aux pieds d'argile

Ce n'est pas la première fois que Patrick Drahi se retrouve sur le gril. Les murs de dettes, il connaît... En 2017-2018, c'était déjà une dégradation des résultats de SFR, confronté à une hémorragie de clients, qui a mis le feu aux poudres et provoqué une dégringolade boursière d'Altice. Pour rassurer ses créanciers, Patrick Drahi avait déjà promis de céder des actifs et de désendetter son groupe. Idem en 2011-2012, où Numericable était « un actif dans une situation très difficile, dont la survie était en jeu », se remémore Gilles Frisch. « Il fallait trouver un financement pour restructurer la dette et donner suffisamment de temps à la société pour se relancer. Celle-ci avait alors émis une dette obligataire de maturité 2019 et de coupon de près de 12,4%, ce qui énorme, à un prix de 97 euros, soit un coût de financement total de l'ordre de 13% par an. » Bref, l'histoire se répète. Et elle se répètera sans doute encore au regard des remboursements monstrueux qui attendent Altice France ces prochaines années : plus de 5,4 milliards d'euros en 2027, près de 9 milliards d'euros en 2028, et encore 6,3 milliards d'euros en 2029...

En choisissant de s'endetter massivement, Patrick Drahi et son groupe sont constamment sur la corde raide. Ses créanciers tremblent à la moindre déconvenue commerciale. Cette instabilité dans laquelle le tycoon des télécoms s'est installée, mais qui lui vaut d'être milliardaire, est régulièrement dénoncée par une large frange de la sphère politique. Aux yeux de la gauche, Patrick Drahi, qui vit en Suisse et dont les sociétés sont basées au Luxembourg, coche toutes les cases des dérives de la financiarisation de l'économie. En témoigne cette pique du sénateur socialiste David Assouline lors d'une audition au Sénat, le 2 février 2022 : « Vous n'êtes pas complètement connu pour monter vos affaires et prendre possession de ce que vous achetez sans des plans sociaux gigantesques ! » Le parlementaire rappelait, en creux, que les LBO se soldent souvent par d'importants plans de départs. Dégraisser la masse salariale permet de doper la rentabilité, et donc de faire remonter plus de cash pour payer ses dettes. En 2017, SFR a largement sabré dans ses effectifs, se séparant de 5.000 employés, soit un tiers d'entre eux.

Patrick Drahi, lui, se moque des critiques et du qu'en-dira-t-on. Son image de financier qui carbure à la dette déplaît à certains dans l'Hexagone ? Lors d'une audition au Sénat en 2016, il affirme, bravache, qu'« en fait le monde de la finance est un bon monde parce qu'il y a beaucoup de Français qui y travaillent ». Reste à savoir si ce « bon monde » est toujours disposé à lui faire crédit. Et jusqu'à quand.

Pierre Manière

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Commentaires 11
à écrit le 30/09/2023 à 11:21
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Son adage préféré : un emprunt de 100 000 euros est le souci de l'emprunteur un emprunt de 10 000 000 euros est le souci de l'emprunté... à tous les sens du terme... ah ah ah

à écrit le 30/09/2023 à 9:51
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Un Tapie puissance 10 avec comme différence le goût du secret.

le 30/09/2023 à 12:55
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OUI. Cela dit, le particulier qui achète un logement locatif et le paye sur les loyers qu'il fait rentrer (Pinel!) fait aussi du LBO. Il paraît que c'est la seule façon de s'enrichir quand on n'a rien (et qu'on ne sait rien faire?). A la différence d...

à écrit le 30/09/2023 à 8:27
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SFR est bien trop mal géré, du racket d'abord et avant tout. A un moment duper les gens ne suffit plus.

à écrit le 29/09/2023 à 19:51
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Eh oui, Drahi fait partie de cette ère des fanatiques en Europe. A cet égard, rappelons-nous qu'après les chocs pétroliers des années 70 - avec inflation galopante qui marqua les esprits - eux aussi, à leur manière, ont nourrit la créativité de l'in...

le 29/09/2023 à 22:54
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Ce que vous dites est également l’ interview de Trump au début des Années 80 .. celui lla même qui se chantait d être un business man alors que son empire était basé que sur la dette ….il a qui a fait faire faillite à tous ses partenaires financi...

le 29/09/2023 à 22:57
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Ce que vous dites est également l’ interview de Trump au début des Années 80 .. celui lla même qui se vantait être un business man alors que son empire était basé que sur la dette ….il a fait faire faillite à tous ses partenaires financiers, ses...

à écrit le 29/09/2023 à 19:01
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ALTICE sera le Lehman Français. Ce groupe de la dette, emportera les banquiers Français qui ont aveuglement, aux risques de leur propre client, preter des milliards € à Altice. Seront ils tous traduit en justice ? La justice francais est réservée ...

le 29/09/2023 à 20:04
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@to big to fail. Sans autre commentaire👍

le 30/09/2023 à 13:03
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Ça n'a pas grand chose à voir. Altice n'est pas systémique et peut parfaitement être découpé en rondelles avec profit. On dit même que ça arrangerait bien des milliardaires qui trouvent que quatre opérateurs telecom en France c'est trop (la concurren...

à écrit le 29/09/2023 à 18:59
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ben oui, chacun cherche un gars pour financer ses projets, si ca marche t'empoches le gain, si ca foire tu laisses le bebe mort a tes creanciers, c'est pour ca qu'en theorie les banques se mefient de tous ces gens avec des bons projets.........apres,...

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