Délit d'initié : 20 ans pour... un coup de fil

Histoire de l'ascension... et de la chute brutale de Rajat Gupta, un des premiers Indiens à avoir percé le plafond de verre de la « Corporate America », jugé coupable le 15 juin dernier de cinq délits de fraude.
Rajat Gupta / AFP

La justice américaine vient de remporter une victoire remarquée contre le délit d'initié en obtenant la condamnation d'un homme qui fut l'un des grands dirigeants de la « Corporate America » des années 1990 et 2000, Rajat Gupta, ancien directeur général de McKinsey au niveau mondial, ancien administrateur de Goldman Sachs et de Procter & Gamble. Le 15 juin, à New York, après dix heures de délibérations, il a été jugé coupable par un jury populaire de cinq délits de fraude et de conspiration pour commettre des fraudes, ce qui pourrait lui valoir vingt ans de prison pour chacun d'au moins trois de ces délits... C'est la première fois dans l'histoire de la justice américaine qu'un dirigeant de ce niveau est poursuivi et condamné. La sentence sera prononcée le 18 octobre prochain. Rajat Gupta a pu retourner chez lui après l'audience, et après avoir versé une caution de dix millions de dollars. Rien dans cette affaire n'est banal. Le protagoniste central d'abord. Rajat Gupta, 63 ans, né à Calcutta, d'un père militant indépendantiste et journaliste et d'une mère enseignante dans une école Montessori. À 16 ans, il perd son père, à dix-huit, sa mère. Lui et ses trois frères et s?urs décident de se débrouiller seuls, ce qui ne l'empêche pas d'être admis quinzième au prestigieux Institut indien de technologie et d'être choisi pour bénéficier d'une bourse pour intégrer la Harvard Business School dont il sort diplômé en 1973. Gupta est embauché par McKinsey cette même année ; c'est l'un des tout premiers salariés d'origine indienne. Sa carrière au sein du groupe de consultants sera en tout point exceptionnelle : en 1984, à l'âge de 35 ans, il devient partner, dirige le bureau de Chicago en 1990 ; il sera, en 1994, le premier directeur général de McKinsey né hors des États-Unis, une fonction à laquelle il sera réélu en 1997 et en 2000, effectuant ainsi les trois mandats maximum autorisés, avant de redevenir partner en 2003.

Toutes les croix dans les bonnes cases

La décennie 1990-2000 fut probablement l'une des plus brillantes pour McKinsey, que Gupta va faire doubler de taille, ouvrant plus d'une vingtaine de bureaux à l'étranger. Gupta est alors célébré comme l'un des premiers Indiens ayant réussi à percer le plafond de verre des étages supérieurs de la « Corporate America ». En même temps, la faillite d'Enron, un important client de McKinsey, pendant le mandat de Gupta, jette une ombre sur l'image du groupe de conseil. Gupta quitte ses fonctions opérationnelles en 2007, pour devenir partner emeritus, une fonction qu'il va conserver jusqu'à ce que l'affaire du délit d'initié éclate, et que son nom disparaisse tout bonnement de la base de données professionnelle de McKinsey. À partir de 2007, Rajat Gupta devient un administrateur apprécié et recherché : il entre au conseil de Goldman Sachs, puis de Procter & Gamble, mais aussi d'AMR, la maison mère d'American Airlines et de la banque russe Sberbank. Il crée sa propre société d'investissement, New Silk Route. Comme tout dirigeant à succès aux États-Unis, il développe des activités philanthropiques en créant notamment l'Indian School of Business en Inde, s'investissant dans le domaine de l'éducation (il est notamment conseiller d'Harvard et de la Kellogg School of Management) et de la lutte contre le Sida, ce qui lui vaut de travailler aux côtés de Bill Clinton et de sa fondation. Consécration de toutes les consécrations?: il devient administrateur de la Fondation Rockefeller et est élu en 2009 à l'Académie américaine des sciences et des arts. Bref, toutes les croix dans les bonnes cases... Mais pour son malheur, il se lie d'amitié avec Raj Rajaratnam, le fondateur de Galleon Group, l'un des hedge funds les plus en vue de Wall Street. Nous sommes à la fin des années 1990, en pleine euphorie financière, Rajaratnam, d'origine sri-lankaise, est une autre sucess story de la planète financière américaine. Le problème c'est qu'il devait une partie de ses succès à l'utilisation d'informations privilégiées, faits pour lesquels il avait été condamné, l'année précédente, à onze ans de prison... Et c'est au cours de l'enquête menée pour faire tomber Rajaratnam, aux moyens notamment d'écoutes téléphoniques, que des conversations entre Gupta et son ami ont été interceptées. Elles vont donner lieu à une investigation intensive. Le 1er mars 2011, la SEC lance une action judiciaire contre Gupta pour délit d'initié. Le 26 octobre, il est arrêté par le FBI et remis en liberté le jour même contre une caution de dix millions de dollars. Le bureau du procureur des États-Unis met sur l'affaire l'un de ses plus fins limiers, Reed Brodsky, surnommé « Napoléon » pour sa petite taille. Brodsky est un ancien avocat de 42 ans. Son palmarès est impressionnant : condamnations ou « plaidés coupables » dans des affaires de délit d'initié. Brodsky est un obsessionnel, il travaille dès cinq heures du matin après quatre heures de sommeil seulement. Et c'est lui qui dirigeait les poursuites contre Rajaratnam. Pas banal non plus l'avocat de Gupta, Gary Naftalis, 70 ans, dont « quarante années passées à défendre les maîtres du monde lorsque leur monde commençait à s'écrouler », écrit de lui le Wall Street Journal. Il a fait partie de l'équipe d'avocats qui a défendu certains co-accusés d'Ivan Boesky ou de Michael Milken, les grands « initiés » des années 1980. Naftalis a quelques succès historiques à son palmarès, avec des clients comme Michael Eisner, l'ancien PDG de Walt Disney, Kenneth Langone de l'American Stock Exchange ou Salomon Brothers qui était accusé de manipulation de marché. Il promettait un Waterloo à « Napoléon », il s'est retrouvé à Austerlitz. Et ce n'est pas la moindre singularité de la condamnation de Rajat Gupta : elle ne repose pas sur des documents écrits, mais sur un enregistrement de conversations téléphoniques entre Gupta (il est alors administrateur de Goldman Sachs et de Procter & Gamble) et Rajaratnam. Nous sommes le 29 juillet 2008 : « Il y a cette rumeur que Goldman chercherait à acheter une banque commerciale, on parle de Wachovia, aurais-tu entendu quelque chose de ce genre ? », commence le fondateur de Galleon Group. « Ouais... Il y a eu une grosse discussion lors de la réunion du conseil sur l'opportunité d'acquérir une banque commerciale, et bon, les avis du conseil étaient partagés, nous n'avons pas de problèmes de financement mais ce n'est pas forcément mauvais d'élargir notre base de financement avec des ressources peu chères, et peut-être même une compagnie d'assurance ferait l'affaire », confirme Gupta. « AIG, pas vrai ? » relance Rajaratnam. « Ouais, AIG, en effet AIG était absolument dans la discussion [...] Mais je serais extrêmement surpris si tout cela était imminent. » Llyod Blankfein, le patron de Goldman Sachs, a confirmé à la barre des témoins que lors du conseil de la banque qui s'était tenu à Saint-Pétersbourg en juin 2008 la question de l'acquisition d'une banque ou d'une compagnie d'assurance avait effectivement été évoquée, tout en précisant devant les jurés et les magistrats que les discussions tenues au conseil étaient strictement confidentielles.

L'armée fatale des écoutes téléphoniques

Un deuxième coup de téléphone aurait été donné le 23 septembre 2008, le jour où Warren Buffett annonce au patron de Goldman Sachs qu'il veut investir cinq milliards de dollars dans le capital de la banque. À 15 h 15, heure de New York ce jour-là, les administrateurs de la banque sont briefés au cours d'une conférence téléphonique. Quelques minutes après la fin de cette conférence, Rajaratnam achète des millions d'actions Goldman avant la clôture de New York. Le procureur y voit le résultat d'un nouveau coup de téléphone de Gupta à son ami. Enfin, un troisième appel suspect aurait eu lieu le 23 octobre 2008. Ce jour-là, Blankfein annonce à ses administrateurs que, pour la première fois de son histoire, Goldman annoncera des résultats négatifs au troisième trimestre. Galleon se déleste de ses titres Goldman ce même jour?; le lendemain, à Singapour, Rajaratnam dit à un collègue qu'il a été informé la veille par un administrateur de Goldman que la banque allait annoncer des pertes. Le premier coup de téléphone est avéré. Naftalis a tenté de plaider qu'il ne s'agissait pas d'informations d'initié, puisque les rumeurs de marchés circulaient déjà. Peine perdue. La qualité d'administrateur de Gupta et la confidentialité à laquelle il était astreint, ont convaincu les jurés du contraire. Les deux autres informations sur Buffett et les pertes de Goldman ont donné lieu à des opérations de Galleon dans les minutes qui ont suivi les communications confidentielles de Blankfein à ses administrateurs. C'est cette automaticité qui a emporté la conviction des jurés. Nul doute que cette affaire fera l'objet de nombreuses exégèses. Elle annonce probablement une sévérité accrue des autorités de marché et de la justice américaine face au délit d'initié, qu'il est souvent assez difficile de prouver. Le recours aux écoutes téléphoniques est naturellement une arme redoutable, dans un métier, celui de la banque et des marchés, où l'on se téléphone beaucoup. Pour Gupta, tout n'est peut-être pas encore perdu. Son avocat a annoncé son intention de faire appel, quelle que soit la lourdeur de la peine que les magistrats prononceront le 18 octobre prochain.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.