De grandes tours, d'imposants réservoirs cylindriques, des petits bâtiments en briques rouges, quelques wagons citernes en attente, et une multitude de tuyaux métalliques de toutes tailles qui serpentent le site... Implantée au cœur de la Ruhr, premier bassin industriel d'Europe situé à l'ouest de l'Allemagne, l'usine Oberhausen du géant de la chimie OQ Chemicals coche toutes les cases de l'image que l'on peut se faire d'un site industriel traditionnel. Pourtant, dans ce parc de 120 hectares, où sont produits oxygène, azote et argon destinés à la fabrication de produits cosmétiques et pharmaceutiques, de lubrifiants et de plastiques, deux mondes se côtoient : celui des procédés très émetteurs de CO2 et celui des procédés décarbonés, qui devront se généraliser si l'Europe veut atteindre ses objectifs climatiques.
C'est sur ce site que le français Air Liquide, spécialiste des gaz industriels, s'apprête à démarrer le plus gros électrolyseur du Vieux Continent, d'une capacité initiale de 20 mégawatts (MW) pouvant atteindre, à terme, 30 MW. Jouxtant une unité de production d'hydrogène gris utilisant du gaz naturel, l'électrolyseur doit, lui, permettre de produire de l'hydrogène sans rejeter de CO2 dans l'atmosphère. Ce nouvel outil industriel n'utilise pas de ressource fossile mais un courant électrique permettant de casser les molécules d'eau afin d'obtenir de l'hydrogène propre d'un côté et de l'oxygène de l'autre.
35 millions d'euros d'investissements
Baptisé Trailblazer, l'électrolyseur est le jumeau de celui installé sur le site de Bécancour au Québec, en service depuis deux ans et demi. Comme lui, il fonctionne grâce à une membrane d'échange de protons, dite technologie PEM. Plus compacte que la technologie alcaline, elle est aussi réputée plus résistante aux intermittences des énergies renouvelables. Ici, Air Liquide s'est associé à Siemens Energy pour la fourniture de l'électrolyseur.
L'implantation sur le site d'Oberhausen est loin d'être anodine. Au départ, trois localisations étaient en compétition, dont une dans l'Hexagone. Mais, à l'époque, seule l'Allemagne est prête à soutenir financièrement le projet, en apportant 11 millions d'euros sur un montant total d'investissement supérieur à 35 millions. « C'est le premier projet ayant décroché une subvention dans le cadre de la stratégie allemande pour l'hydrogène », souligne Gilles Le Van, vice-président d'Air Liquide, chargé de la transition énergétique en Europe centrale.
Un réseau de canalisations
Sur ce site, Air Liquide dispose aussi de nombreuses infrastructures clefs pour la fabrication d'hydrogène. En effet, après l'étape de la séparation des molécules à l'œuvre au sein de l'électrolyseur, l'hydrogène doit être refroidi, séché et purifié, avant d'être comprimé à 25 bars pour pouvoir être injecté dans des canalisations de transport.
C'est là, l'autre grand atout du site industriel. Ce dernier est connecté au réseau d'hydrogène d'Air Liquide long de 240 kilomètres. Un levier clé pour décarboner le reste de la région, qui concentre fabricants d'acier, chimistes mais aussi raffineries. « L'activité industrielle de la Rhénanie du Nord-Westphalie représente plus de 6% des émissions totales de gaz à effet de serre de l'Allemagne », rappelle Samir Khayat, directeur général de l'agence régionale Energy 4 Climate. En théorie, le nouvel électrolyseur d'Air Liquide devrait ainsi permettre d'éviter l'émission de 30.000 tonnes de CO2 par an grâce à la production de quelque 3.000 tonnes d'hydrogène vert chaque année.
En discussions avec le géant de l'acier ThyssenKrupp
Le groupe tricolore a d'ores et déjà conclu plusieurs contrats avec des acteurs de la mobilité et est en discussions avec ThyssenKrupp Steel, le numéro 2 de l'acier en Europe, et le premier en Allemagne. Celui-ci prévoit de remplacer, dès janvier 2027, l'un de ses quatre hauts fourneaux par une unité dite de réduction directe (DRI) afin de s'affranchir du charbon. Avec ce nouveau procédé, « nous avons besoin d'hydrogène comme agent de réduction », explique Marie Jaronie, responsable de la décarbonation et de la durabilité au sein de ThyssenKrupp.
A terme, l'unité de DRI pourrait consommer jusqu'à 300.000 tonnes d'hydrogène, une quantité astronomique. Le projet représente un investissement monstre de 3 milliards d'euros. Pour boucler cette opération hors-normes, ThyssenKrupp a récemment décroché une aide d'Etat de 2 milliards d'euros. « Celle-ci sert à la fois à couvrir une partie des dépenses d'investissements mais aussi l'utilisation d'hydrogène vert », précise Marie Jaronie.
Une électricité abordable
En effet, sans aide publique, l'adoption de l'hydrogène renouvelable reste hors de portée pour les industriels. Et pour cause, aujourd'hui, en Allemagne, la production d'hydrogène vert coûte environ 2,5 fois plus cher que la production d'hydrogène gris. « Il n'est pas impossible de considérer qu'à l'horizon 2030 l'écart ne sera plus si important », estime toutefois Philippe Merino, vice-président d'Air Liquide supervisant les activités d'ingénierie et de construction.
L'accès à une électricité abordable est le principal levier d'action pour rendre l'hydrogène vert compétitif, étant donné qu'elle représente 70% des coûts de production de la molécule. Cet enjeu est au cœur du bras de fer que se livrent depuis des mois Paris et Berlin, lequel s'oppose à ce que l'hydrogène produit à partir d'électricité nucléaire, dont dispose abondamment la France, puisse bénéficier d'aides européennes.
Coopération franco-allemande
Si les deux Etats membres peinent à s'entendre, la coopération franco-allemande à l'échelle industrielle, elle, n'est pas impossible. Air Liquide et Siemens Energy en feront la démonstration ce mercredi en fin de matinée en inaugurant à Berlin une gigafactory d'électrolyseurs. Fruit de leur coentreprise officialisée en juin 2022, l'usine représente un investissement de 30 millions d'euros. Elle fournira notamment les composants clés de l'électrolyseur de 200 MW que prévoit d'opérer Air Liquide en Normandie d'ici à la fin 2026. Le chancelier Olaf Scholz, le ministre allemand de l'Economie Robert Habeck et le ministre français de l'industrie Roland Lescure devraient être au rendez-vous.
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