
L'impôt sur la fortune (ISF) est-il sur le point de faire son grand retour pour contribuer à financer la transition écologique ? En tout cas, le scénario est clairement indiqué dans le rapport consacré aux « incidences économiques de l'action pour le climat » qu'a remis ce lundi au gouvernement l'économiste Jean Pisani-Ferry, le jour même où Elisabeth Borne dévoilait un plan de réduction des émissions de gaz à effet de serre de la France.
Appelant à une prise de conscience de l'urgence d'une action climatique, l'ancien commissaire général de France Stratégie, qui fut par ailleurs le principal inspirateur du programme économique du candidat Emmanuel Macron en 2017, formule, avec Selma Mahfouz, inspectrice générale des finances, des propositions sur le financement de la transition écologique.
Le ton est donné d'emblée : la fiscalité y est présentée comme un levier majeur. « Pour financer la transition, au-delà du redéploiement nécessaire des dépenses, notamment des dépenses budgétaires ou fiscales brunes, et en complément de l'endettement, un accroissement des prélèvements obligatoires sera probablement nécessaire », affirment-ils.
Un prélèvement exceptionnel sur les plus riches
Les auteurs du rapport se gardent bien de lister l'intégralité des solutions. En revanche, ils ont glissé un paragraphe qui a fait bondir plus d'un, y compris au sein du gouvernement. Jean Pisani-Ferry ébauche en effet l'idée d'un « prélèvement exceptionnel, explicitement temporaire et calibré ex ante en fonction du coût anticipé de la transition pour les finances publiques, qui pourrait être assis sur le patrimoine financier des ménages les plus aisés ». En clair, les foyers fiscaux les plus riches se verraient assujettis à un impôt exceptionnel pour financer la transition écologique.
En page 119 du rapport de synthèse, l'économiste et l'inspectrice générale des finances invoquent plusieurs arguments pour défendre cette piste. A l'heure de la négociation du Pacte de Stabilité à l'échelle européenne, « les règles actuelles ne créeront certainement pas un espace suffisant pour un financement par la dette publique ».
Une réponse jugée « optimale »...
Après avoir atteint 4,7% en 2022, le déficit public devrait légèrement remonter cette année (4,9%), avant de refluer progressivement à partir de 2024, pour atteindre 2,7% en fin de quinquennat en 2027. Illustration de ce contexte lourd pour les finances publiques, Bruno Le Maire a annoncé un tour de vis en gelant 1% supplémentaire des crédits de son budget 2023.
« Dans un tel contexte, le recours à une hausse temporaire des prélèvements obligatoires - en l'espèce de la fiscalité - ne peut pas et ne doit pas être exclu, assènent les auteurs du rapport de France Stratégie. (...) L'analyse économique montre d'ailleurs que la réponse optimale à des chocs exogènes prolongés sur la dépense publique est de les financer par des prélèvements exceptionnels et explicitement temporaires sur le capital. Ce choix répond par ailleurs à l'impératif d'équité. »
... et « équitable »
Dans un chapitre consacré aux enjeux redistributifs de la transition écologique, les auteurs déroulent leurs justifications tous azimuts. En substance, les ménages les plus aisés consomment plus d'énergie et de biens, dépensent davantage que les autres pour le logement et les transports. « Même si les 20% des ménages les plus aisés sont responsables de 30% de l'empreinte carbone de la consommation française, la moitié des ménages les moins aisés reste responsable de près de 40% des émissions », taclent-ils.
Dans ce contexte, l'imposition exceptionnelle des plus aisés apparaît comme l'une des solutions à leurs yeux. « D'ici à 2050, ce prélèvement pourrait représenter de l'ordre de 5 milliards d'euros par an, enfonce Jean Pisani-Ferry dans un entretien accordé au quotidien Le Monde. Ce n'est pas uniquement une question de ressources : il s'agit de convaincre les Français de ce que la charge est équitablement répartie. » La mesure permettrait même de récolter environ 150 milliards d'euros sur une période de trente ans. Pour rappel, les besoins de financement annuels pour atteindre les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre sont estimés à 2% du PIB, soit 65 milliards d'euros d'ici à 2030.
Une cible très large
Pour aboutir à cette rondelette somme, le professeur à Sciences Po évoque un taux d'imposition de 5% sur le patrimoine financier des « 10% des ménages les plus aisés ». Réaliste ? Présentée telle quelle, cette piste apparaît encore bien floue, et ce, à plusieurs titres, à commencer par la cible visée.
« Au sein du Cercle des Fiscalistes, nous sommes plusieurs à considérer que cette mesure reviendrait, ni plus ni moins, à instaurer un impôt qui ressemblerait étrangement à notre impôt sur la fortune (ISF), glisse Jean-Yves Mercier à La Tribune. Les chiffres qui ont été avancés dans le rapport montrent que cet impôt aurait une cible très large. »
Président du site spécialisé dans la gestion des finances publiques Fipeco, François Ecalle acquiesce. « 10%, cela représente 4 millions de ménages. A titre de comparaison, 400.000 foyers fiscaux étaient concernés par l'impôt sur la fortune (358.000 pour la dernière cuvée de l'ISF, ndlr) », rappelle-t-il à La Tribune. A titre indicatif, 164.000 foyers fiscaux avaient reçu un avis d'impôt sur la fortune immobilière (IFI) en 2022, successeur de l'ISF depuis 2018. A ce titre, l'ancien magistrat à la Cour des comptes juge la cible « irréaliste ».
La problématique des biens professionnels
La deuxième interrogation porte sur la définition de « patrimoine financier ». En clair, quels seraient les revenus soumis à ce prélèvement exceptionnel ? L'économiste Jean Pisani-Ferry ne dévoile rien en la matière. « Dans la patrimoine financier, on englobe les contrats d'assurance-vie, les portefeuilles de valeurs mobilières, les titres d'entreprise, notamment, rappelle Jean-Yves Mercier du Cercle des Fiscalistes. L'interrogation est de savoir si le patrimoine financier englobé intégrera le patrimoine professionnel des entrepreneurs. Ce n'était pas le cas au moment de l'ISF, puisqu'il y avait une exonération. »
« Les parts ou actions de sociétés soumises à l'impôt sur les sociétés sont considérés comme des biens professionnels lorsque leur propriétaire exerce l'une des fonctions limitativement énumérées au 1° de l'article 885 O bis du code général des impôts (CGI) qui lui procure plus de la moitié de ses revenus professionnels », confirme le Bulletin officiel des finances publiques (BOFIP) sur l'assiette de l'ISF.
Et d'ajouter : « Selon les dispositions du 1° de l'article 885 O bis du CGI, les parts ou actions de sociétés soumises à l'impôt sur les sociétés ne peuvent être considérées comme des biens professionnels exonérés au titre de l'impôt de solidarité sur la fortune que si leur propriétaire est soit : gérant, nommé conformément aux statuts, d'une société à responsabilité limitée ou en commandite par actions ; associé en nom d'une société de personnes ; président, directeur général, président du conseil de surveillance ou membre du directoire d'une société par actions ou directeur général délégué d'une société anonyme ».
Une sur-imposition des plus riches ?
Si un prélèvement exceptionnel sur les plus riches, tel qu'imaginé par Jean Pisani-Ferry, voyait le jour, cette exonération relative aux biens professionnels serait-elle appliquée ? En l'état, la mesure apparaît encore trop vague. « Si on veut vraiment viser les plus riches, le patrimoine des plus riches est constitué d'actions d'entreprises », relève François Ecalle.
Aux yeux de ce dernier, comme de Jean-Yves Mercier, la cible et l'assiette de ce prélèvement exceptionnel induisent également des enjeux, en termes de légalité et de constitutionnalité. Une telle mesure constituerait-elle une rupture du « principe d'égalité devant l'impôt », ardemment défendu par le Conseil constitutionnel ? « Le principe d'égalité devant la loi fiscale ne fait pas obstacle à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte, soit en rapport direct avec l'objet de la loi qu'il établit », soulignait-on dans les Nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, datant d'octobre 2011.
En revanche, la jurisprudence de l'institution, et celle du Conseil d'Etat, établit « qu'il résulte de la décision n° 2012-662 DC du 29 décembre 2012 qu'un taux marginal maximal d'imposition des deux tiers, quelle que soit la source des revenus, doit être regardé comme le seuil au-delà duquel une mesure fiscale risque d'être censurée par le juge constitutionnel comme étant confiscatoire ou comme faisant peser une charge excessive sur une catégorie de contribuables en méconnaissance du principe d'égalité ».
Débat sur le caractère exceptionnel de l'urgence climatique
Autre problématique, et pas des moindres : le caractère « exceptionnel » du prélèvement présenté par Jean Pisani-Ferry est-il légitime ? Aux yeux de l'économiste, l'urgence d'une action climatique justifie la mise en place d'un impôt exceptionnel. « Le chantier climatique est connu, il s'agit donc d'une dépense courante, qui doit être financée par des moyens traditionnels, via les prélèvements existants », martèle Jean-Yves Mercier.
« Toute la question est là : peut-on considérer que nous avons affaire à un prélèvement exceptionnel, et surtout, les contribuables vont-ils considérer cela comme un impôt exceptionnel ?, souligne le président du site Fipeco. Et là, en effet, on peut avoir des doutes, l'idée du prélèvement ici est de calibrer cet impôt pour couvrir une partie seulement du coût de la transition écologique. A partir du moment où l'on a fait cela une fois, il n'y a pas de raison pour laquelle on ne le fasse pas ensuite. »
Jean-Yves Mercier, comme François Ecalle, rappellent tous deux que la France dispose d'un lourd passif en termes de prélèvements exceptionnels.
« Il est important de mettre cette proposition en discussion et que les politiques prennent conscience de l'exigence d'équité, justifie Jean Pisani-Ferry auprès du Monde. Il peut y avoir d'autres propositions, mais il ne faut pas esquiver le débat. »
Le gouvernement rejette l'idée
C'est pourtant la stratégie adoptée par le gouvernement. « Nous n'augmenterons pas les impôts, nous ne pensons pas que (...) une nouvelle taxe, un nouvel impôt soit la solution », a rétorqué Bruno Le Maire au micro de RTL cette semaine. Le locataire de Bercy, numéro deux du gouvernement, a évoqué quatre pistes pour financer le « coût très élevé » de la transition vers une économie décarbonée, déjà avancées dans le cadre du projet de loi sur l'industrie verte : verdir la fiscalité existante, en réduisant les avantages fiscaux sur les énergies fossiles, notamment.
Plusieurs acteurs s'interrogent également sur les conséquences de la mise en place d'un prélèvement exceptionnel sur les plus riches. « Si c'était vraiment une taxe exceptionnelle qui prenait tous les gens de court, économiquement cela peut se justifier, souligne François Ecalle. Le souci ici, c'est que cela rentre dans le débat. Cela risque d'avoir des effets sur les comportements, annulant les effets de l'annulation de l'ISF. Ils risquent d'y avoir des conséquences délétères. »
Taxer les plus riches, une idée récurrente...
Un constat partagé par Patrick Martin, candidat à la succession de Geoffroy Roux de Bézieux, à la tête du Medef. Ce représentant du patronat a ainsi estimé que cela enverrait un « message très négatif » et « détournerait des investissements de la France ». Or, le poids des prélèvements obligatoires en France est déjà parmi les plus élevés au sein de l'UE. En 2020, il atteignait 47,5% dans l'Hexagone, contre 41,3% dans l'union, selon les chiffres de l'Insee.
L'idée d'un prélèvement exceptionnel portant sur les foyers fiscaux les plus riches est une idée récurrente. Elle a notamment été dégainée lors de la crise sanitaire, afin de financer le « quoi qu'il en coûte », désignant les mesures mises en œuvre pour soutenir les ménages et les entreprises (PGE, aide exceptionnelle de solidarité...), et ciblant les « profiteurs » de la crise.
L'Histoire montre toutefois qu'elle tire des racines bien plus lointaines. « Lors de la Libération, en 1945, la France avait mis en place un impôt assujettissant tous les ménages dont le patrimoine excédait 200.000 francs, ce qui équivaut aujourd'hui à 80.000 euros, et à cela s'ajoutait une taxe sur l'enrichissement, illustre Jean-Yves Mercier. A ce moment-là, l'objectif était de financer la reconstruction liée à la Seconde Guerre mondiale. Nous avions affaire à un cas de force majeure. » Le membre du Cercle des Fiscalistes cite également le prélèvement mis en place en 1976 pour répondre à l'extrême sécheresse qui avait affecté les agriculteurs en France.
... et qui existe déjà
« En 2012, on l'oublie assez souvent, un prélèvement sur les hauts revenus a été mis en place », complète François Ecalle. La contribution exceptionnelle sur les hauts revenus existe toujours, et s'ajoute à l'impôt sur le revenu. « Vous devez la payer si votre foyer fiscal est soumis à l'impôt sur le revenu et que votre revenu fiscal de référence (RFR) dépasse les montants suivants : 250 000 euros si vous êtes célibataire, veuf, séparé ou divorcé ; 500 000 euros si vous êtes marié ou pacsé, soumis à imposition commune », rappelle-t-on sur le site Service public.
Un coup d'œil au Code général des impôts permet de se rendre compte que le caractère exceptionnel de cet impôt prête à controverse. « Loi n° 2011-1977 du 28 décembre 2011, article 2 III A : Le I est applicable à compter de l'imposition des revenus de l'année 2011 et jusqu'à l'imposition des revenus de l'année au titre de laquelle le déficit public des administrations publiques est nul », peut-on lire.
Lorsque l'exceptionnel devient durable
En clair, tant que le déficit public n'atteint pas 0% du PIB - contre 4,7% en 2022, pour rappel - le prélèvement « exceptionnel » sera maintenu. « La taxation des plus riches est culturelle en France, souligne François Ecalle. Après, il est vrai qu'il y a un problème de concentration du patrimoine. Et puis, mais c'est un autre sujet, une grande partie de ce patrimoine financier est, majoritairement, issu d'un héritage. On retombe alors sur une autre question qui est celle des droits de succession. Personnellement, je pense que les droits de succession sont justifiés : il vaut mieux taxer les successions que le capital qui a été accumulé au cours de sa vie active, on a pris des risques, etc. »
Preuve de la sensibilité du dossier, Emmanuel Macron penchait davantage pour une diminution des droits de succession, promesse de campagne en 2022. Au printemps l'an dernier, le candidat président avait manifesté son souhait de relever l'abattement à 150.000 euros pour les enfants du défunt, contre 100.000 euros actuellement, notamment. Le projet de réforme aurait a priori été reporté, compte tenu de la situation des finances publiques, largement détériorée.
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