Présentés par l'ensemble des acteurs de l'aviation comme le principal levier pour décarboner le transport aérien, les carburants d'aviation durables (SAF pour sustainable aviation fuel) sont toujours limités à une utilisation marginale faute de capacités de production suffisante. Les projets se multiplient pourtant, mais le chemin reste très long pour obtenir un premier impact significatif d'ici 2030. Pourtant, de premiers écarts sont en train de se creuser à en croire Guillaume Faury, président exécutif d'Airbus, mais aussi, Willie Walsh, directeur général de l'Association internationale du transport aérien (IATA).
Le développement des SAF connaît assurément une accélération en 2022. Selon les données collectées par l'IATA, la production mondiale devrait atteindre au moins 300 millions de litres cette année. C'est trois fois plus qu'en 2021, douze fois plus qu'en 2019. L'association, qui regroupe la majorité des compagnies aériennes mondiales évoque même des « estimations plus optimistes » faisant état de 450 millions de litres dès cette année. Plus de 450.000 vols commerciaux auront ainsi incorporé des SAF cette année, avec plus de 50 compagnies les ayant déjà mis en œuvre.
Ce chiffre est amené à se développer encore dans les années à venir. Toujours selon l'IATA, 117 projets de production ont été annoncés à travers le monde, avec une quarantaine de contrats d'approvisionnement signés en 2022 pour un total de l'ordre de 17 milliards de dollars. Pourtant, cela reste encore une goutte d'eau dans l'océan de kérosène encore utilisé par le transport aérien chaque année. Les contrats signés sont d'ailleurs souvent à long-terme avec une anticipation sur les futures capacités de production des pétroliers et spécialistes du secteur.
Une goutte de SAF dans un océan de kérosène
Ainsi en France, où un mandat de 1% d'incorporation de SAF dans le total du carburant utilisé a été instauré cette année, la plupart des compagnies ont dû s'acquitter de taxes compensatoires fautes de carburant durable disponible en quantité suffisante. Parlant à l'échelle mondiale, Willie Walsh résume la situation ainsi : « Il y avait au moins trois fois plus de SAF sur le marché en 2022 qu'en 2021. Et les compagnies aériennes ont utilisé chaque goutte, même à des prix très élevés. Si une plus grande quantité était disponible, elle aurait été achetée. Il est donc clair qu'il s'agit d'un problème d'approvisionnement et que les forces du marché ne suffisent pas à le résoudre. » De fait, ce sont plus de 400 milliards de litres de kérosène qui sont consommés chaque année (hors ralentissements dus à la crise sanitaire).
Des chiffres relativement cohérents avec ceux présentés par Airbus, Neste et Air France lors du sommet annuel du constructeur européen au début il y a deux semaines. Bien que faisant partie des principaux producteurs mondiaux de SAF, Thorsten Lange, vice-président exécutif en charge de l'aviation renouvelable de Neste, reconnaissait n'être encore qu'au début du voyage avec à peine 100.000 tonnes produites cette année (un peu plus de 120 millions de litres). Mais il a aussi affirmé que la société finlandaise avançait vers une « massification » de la production avec une capacité annuelle de 1,5 million de tonnes fin 2023, 2,2 millions par la suite dans les années suivantes et 7 à 8 millions avant 2030 (8,5 à 10 milliards de litres).
Les acteurs des carburants durables, biosourcés ou synthétiques, doivent en effet franchir encore un grand nombre de paliers pour que leur production ait un véritable impact sur les émissions du transport aérien. Pour ce faire, l'objectif de l'IATA est d'atteindre les 30 milliards de litres d'ici 2030, puis d'aller vers 450 milliards de litres en 2050. Les SAF seront alors indispensables en contribuant à hauteur de 65% à l'objectif, désormais assez largement partagé au niveau mondial, de zéro émission nette en 2050.
L'Europe dans de bonnes dispositions en apparence
Dans ce paysage, l'Europe peut apparaître en pointe. C'est sans doute le continent où la conscience environnementale - et la pression qui en découle - est la plus forte. La société finlandaise Neste ou la néerlandaise SkyNRG se sont imposées parmi les acteurs mondiaux les plus dynamiques, et le géant français TotalEnergies a aussi des ambitions. Cela se retrouve dans le nombre de projets répertoriés par l'IATA : sur 117 projets, près de la moitié (56) sont européens, contre un peu plus d'un quart outre-Atlantique (32).
Pourtant, certains acteurs du secteur pointent les retards possibles que pourrait prendre le Vieux Continent en raison de la politique menée par l'Union européenne. C'est le cas tout particulièrement de Guillaume Faury, qui fait le parallèle avec la politique américaine en la matière. Après avoir déjà évoqué le sujet lors du sommet annuel d'Airbus, il est revenu à la charge avec sa casquette de président du Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas) lors d'une rencontre organisée avec l'Association des journalistes professionnels de l'aéronautique et de l'espace.
Guillaume Faury fait de cette période post-crise pandémique un moment charnière pour la transformation de l'aviation, avec de forts investissements privés et publics pour sa décarbonation et une accélération encore à venir. Convaincu du caractère essentiel des carburants d'aviation durables, il salue l'Europe et la France « en termes de volonté industrielle et de vision », mais se montre plus critique vis-à-vis de la méthode adoptée dans le cadre du paquet législatif européen « Fit for 55 », et plus précisément au sein de l'initiative dédiée RefuelEU Aviation actuellement en cours de finalisation au Parlement européen. Il note que les façons dont l'Union européenne et les Etats-Unis se positionnent « sur le très gros enjeu énergétique derrière cette transformation ne sont pas du tout les mêmes ». Et pour lui, « il va falloir que l'Europe se repose la question de la façon dont elle veut gérer sa transition énergétique vers le décarboné pour regarder les solutions plus que les problèmes ».
Les bonus plutôt que les malus
Le patron de l'avionneur européen fustige ainsi la décision de Bruxelles de mettre en place un système de mandats d'incorporation de SAF pour les vols commerciaux, avec des taxes en cas de non-réalisation des objectifs fixés. Revenant des Etats-Unis, il encense en revanche la politique incitative de Washington, encore renforcée par la mise en place de la loi sur la réduction de l'inflation (Inflation Reduction Act, ou IRA) : « Nous avons vu avec IRA l'accélération extrêmement forte des subventions et des aides aux investissements dans l'énergie pas chère et dans l'énergie décarbonée. » Face à cette volonté politique américaine, il craint donc qu'un fossé ne se creuse rapidement : « Les États-Unis sont en train d'accélérer très fort dans ce domaine (l'énergie décarbonée). C'est une bonne nouvelle pour l'aviation. C'est une beaucoup moins bonne nouvelle pour l'Europe, qui a choisi une approche plus règlementaire, avec des taxes, des barrières, des empêchements. »
Cette critique a également été émise par Willie Walsh, convaincu que le transport aérien ne pourra absorber seul l'ensemble des coûts faramineux de sa transition environnementale et énergétique. Par le passé, l'IATA avait d'ailleurs déjà indiqué à plusieurs reprises sa préférence pour les politiques d'incitations, comme celles menées par les Etats-Unis avant même leur renforcement par l'IRA, et déclarait que « l'Europe, en revanche, est l'exemple à ne pas suivre ». L'Association estime que les mandats vont ralentir le développement de la production et maintenir le coût des SAF à des niveaux très élevés (au moins trois fois celui du kérosène aujourd'hui).
Le sprint est déjà lancé
Pour expliquer son inquiétude quant à ce décalage, Guillaume Faury explique que les enjeux sont sans doute plus grands que ceux déjà affrontés par l'aviation car ils revêtent un caractère intersectoriel, à commencer par la question énergétique qui dépasse largement le cadre aéronautique. Insistant sur la nécessité d'aller vite, il est convaincu « que tout ce qui se passe en ce moment est un sujet de vitesse, avec des solutions déjà sur la table [...] et des écosystèmes qu'il faut faire fonctionner ensemble de façon viable ».
Face à cette équation difficile, « l'industrie est en train de se déplacer très vite en ce moment vers des investissements aux Etats-Unis, tout simplement parce qu'ils sont beaucoup plus faciles et beaucoup plus rentables », affirme-t-il ainsi. D'autant plus que pour bénéficier des aides fédérales, les entreprises souhaitant se développer dans les énergies décarbonées doivent produire aux Etats-Unis, ce qui pourrait « déstabiliser le level playing field (conditions de concurrence équitable) » et accroître le décalage avec l'Europe.
Sujets les + commentés