Quelque soit la procédure de l'appel d'offres, l'industrie d'armement française perd en Suisse à tous les coups. En 2011, le Rafale de Dassault Aviation termine en tête des évaluations mais, in fine, la Suisse choisit de façon inexplicable le Gripen E, qui était pourtant l'avion de combat le moins performant de la compétition. En 2022, le F-35, qui est l'avion le mieux noté par Armasuisse, est choisi par le conseil fédéral, l'organe exécutif de la confédération helvétique. Pour autant, la Commission de gestion du Conseil national (CdG-N), qui contrôle la gestion du Conseil fédéral et de l'administration fédérale, émet des critiques cinglantes sur la façon dont l'appel d'offres a été mené.
Si la CdG-N n'a pas constaté "de manquement manifeste en ce qui concerne l'évaluation technique réalisée par Armasuisse", elle estime que "le traitement ultérieur des résultats par le Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS) ainsi que la manière dont cette affaire a été traitée par le Conseil fédéral étaient en partie inopportunes".
1/ Le Conseil fédéral limite sa marge de manoeuvre
Dans le cadre d'une inspection lancée en 2021, la CdG-N a souhaité examiner la procédure d'évaluation du futur avion de combat des forces aériennes suisses au regard des innombrables difficultés techniques et dépassements budgétaires du F-35 aux Etats-Unis. Dans les conclusions de ce rapport dévoilé le 9 septembre, la CdG-N constate que "le principal problème de cette procédure d'acquisition réside dans le fait que le Conseil fédéral a restreint d'emblée - et, de l'avis de la CdG-N, inutilement - sa marge de manœuvre". Et le conseil fédéral a constaté que "lorsqu'il a fallu arrêter son choix, qu'il lui était impossible de prendre en considération des réflexions de politique extérieure".
"Dans un premier temps, l'évaluation technique doit permettre d'examiner et d'apprécier les offres du point de vue militaire ; dans un deuxième temps, le Conseil fédéral devrait pouvoir prendre en considération des réflexions politiques et économiques sur la base de l'évaluation technique pour finalement déterminer quelle offre répond au mieux à l'intérêt général de la Suisse", écrit la CdG-N.
Comme le note la CdG-N, tous les avions évalués répondaient aux exigences et la Suisse avait eu l'assurance d'obtenir des affaires compensatoires "substantielles". La commission estime que le Conseil fédéral devrait définir les conditions-cadres applicables à des acquisitions d'armement de sorte qu'il conserve la marge de manœuvre que lui confèrent les dispositions légales relatives à ce genre d'acquisitions et qu'il puisse "intégrer des réflexions politiques de portée supérieure lors de sa prise de décision". Elle invite le Conseil fédéral "à examiner attentivement, en amont, dans quelle mesure il souhaite intégrer des considérations politiques de portée supérieure dans ses réflexions lors de futures acquisitions de matériel militaire, et à veiller ensuite à conserver sa marge de manœuvre".
"La commission estime préoccupant que le Conseil fédéral, au début de la procédure, n'ait pas discuté de la marge de manœuvre dont il disposerait concernant le choix de l'avion après l'évaluation effectuée par Armasuisse, ou qu'il ait mandaté de plus amples clarifications à ce sujet, écrit-elle. Au lieu de cela, ce n'est qu'au moment de choisir l'appareil qu'il a réalisé qu'il ne pouvait que confirmer la proposition émanant de l'évaluation technique, eu égard au résultat sans équivoque de cette dernière".
2/ Opacité du DDPS, insuffisances d'Armasuisse
Si le conseil fédéral s'est retrouvé dans cette situation, il le doit en partie au DDPS. "Sur ce point, il y a lieu de porter un regard critique sur le travail du DDPS, compétent en la matière", estime la CdG-N. Ses investigations ont montré que le DDPS "n'avait probablement, pendant longtemps, pas lui-même été au clair en ce qui concerne la marge de manœuvre du Conseil fédéral et qu'il avait fourni à ce dernier des informations contradictoires à ce sujet".
A cela s'ajoutent les insuffisances d'Armasuisse dans son évaluation. La CdG-N regrette que la nouvelle méthode d'évaluation choisie (méthode AHP) a été appliquée "pour la première fois à un projet d'armement aussi important" alors qu'elle comportait "certains risques". En outre, la commission a du mal à comprendre "pourquoi Armasuisse a renoncé à s'appuyer autant que possible sur les expériences réalisées par d'autres pays dans lesquels les avions soumis à l'évaluation étaient déjà opérationnels". Peut-être aurait-il dû consulter le président démocrate du comité des services armés de la Chambre des représentants des Etats-Unis, Adam Smith, qui avait critiqué en juin les coûts exorbitants du F-35.
"Il ne fait aucun doute que toutes les personnes impliquées - certainement Lockheed Martin - pourraient faire un meilleur travail pour réduire les coûts de maintien en puissance, avait-il alors déclaré au Defense Writer's Group. Le maintien en puissance coûte et cela varie, je comprends qu'ils atteignent 38.000 $ l'heure, et c'est incroyablement cher". Sauf pour la Suisse peut-être...
Pourtant, selon le Conseil fédéral lors de l'annonce de la sélection du F-35A, cet appareil coûterait près de 2 milliards meilleur marché que ses concurrents. L'avion de Lockheed Martin a donc obtenu de loin le meilleur résultat en termes de coûts. "Il est le plus avantageux sur le plan de l'acquisition et de l'exploitation. Les coûts d'acquisition au moment des offres en février 2021 s'élèvent à 5,068 milliards de francs. Ils se situent donc clairement dans le cadre du volume financier de 6 milliards de francs suisses approuvé par les citoyennes et les citoyens", avait alors expliqué le Conseil fédéral. Le F-35A serait également l'avion le plus avantageux de tous les fournisseurs au niveau des coûts d'exploitation. Ainsi, les coûts globaux qui regroupent les coûts d'acquisition et d'exploitation se montent à environ 15,5 milliards de francs sur 30 ans pour le F-35A. Soit 2 milliards de francs moins cher que le deuxième avion...
3/ Le jeu trouble de Viola Amherd
La conseillère fédérale en charge de la Défense (DDPS) Viola Amherd n'a pas vraiment joué franc-jeu sur le plan national et international. "Aux yeux de la CdG-N, la façon dont le DDPS a traité les résultats de l'évaluation technique n'était pas non plus adéquate", a grondé la CdG-N. Pourquoi ? Alors Viola Amherd connaissait ces résultats "depuis la mi-mars 2021", elle n'en a informé les autres membres du Conseil fédéral (Département fédéral de justice et police et Département fédéral des affaires étrangères) "qu'à la mi-mai ou à la première moitié du mois de juin 2021 (autres chefs de département)".
Selon la CdG-N, "cette information tardive et le manque de clarté susmentionné concernant la marge de manœuvre du Conseil fédéral ont eu pour conséquence que plusieurs départements ont continué à mener des négociations avec des pays constructeurs pour trouver des solutions dans d'autres dossiers liés au choix de l'avion jusqu'à peu avant la décision finale du Conseil fédéral, le 30 juin 2021". Résultat, la Suisse a "apparemment accepté l'idée que des pays tiers puissent s'irriter de la façon dont la procédure a été menée". Ce qui n'est pas faux...
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